On appelle humain ce vivant dont l'existence a basculé du fait au
droit.
Non seulement rien de notre vie n'échappe à la norme, mais l'existence elle-même apparaît comme un bien dont le prix, parfois exorbitant, interdit qu'on la confonde avec le seul fait que nous
existions - fait que la simple douleur occasionnée par une piqûre d'épingle devrait alors suffire, remarque Malebranche, à nous faire récuser.
Et puis la possibilité que nous sommes proprement d'engager notre vie, de la risquer et même de la donner en institue forcément l'essence dans un ordre qui, pour toujours à décider qu'il soit,
s'entend comme exclusivement juridique : si nous ne vivons qu'à avoir des raisons de vivre, même éventuellement inavouables, c'est bien que nous avons raison de vivre et que nous aurions tort de
ne pas tenter de surmonter les désagréments ou les difficultés qui peuvent se présenter, du moins tant qu'ils ne contredisent pas dans leur détermination ou leur intensité cette essence aussi
normative que mystérieusement énigmatique de la vie à laquelle nous nous référons toujours pour, précisément, avoir raison de vivre encore...
Plus originelle que notre existence elle-même parce que celle-ci s'y trouve axiologiquement soumise dans la possibilité qu'un jour " la vie ne vaille plus la peine d'être vécue " se trouve donc
une sorte de savoir de la vie, de vérité première sur l'existence, où se décide finalement que nous ayons raison ou tort de vivre, c'est-à-dire que nous vivions ou que nous mourrions - jusqu'à ce
qu'éventuellement le prix finisse par être trop élevé.
Autrement dit, ce ne sont pas les discours éventuellement sublimes que je puis me tenir sur la dignité qui font que la vie m'est pour le moment acceptable (Kant : quelles que soient les
conditions qui me sont faites, je dois vivre car il serait absurde d'envisager que je puisse avoir raison de me soustraire aux obligations qui sont inhérentes à ma vie), mais c'est une certaine
vérité que je ne connais pas mais qui pourra bien apparaître a contrario quand l'âge, la maladie ou un accident m'auront mis dans des conditions
d'existence telles qu'aucune autre pensée ne me sera plus possible que " vivre, ce n'est pas cela ".
Ainsi chacun sait-il sans erreur possible qu'il y a des moments où vivre
est une lâcheté et d'autres où c'est un acte d'héroïsme, et aussi que cette certitude purement représentative n'enseigne rien de ce que nous ferons réellement quand d'aventure il s'agira de vivre
lâchement ou héroïquement.
Ce qu'on traduira en disant que l'être humain s'entend toujours d'un devoir originellement ordonné à une vérité interdisant à son existence d'apparaître comme le dernier degré de la complexité
naturelle.
Car le je dois, avec l'alternative d'avoir tort ou d'avoir raison qui lui est corrélative, n'est pas le simple repli d'une vie que sa complexité extrême structure en réflexion, mais c'est
la nécessité pour cette vie qu'elle relève de la vérité avant de relever d'elle-même.
En d'autres termes, ce n'est pas la réflexion même rationnelle qui rend l'existence proprement humaine parce qu'on pourrait encore n'y voir qu'une analogie naturelle en disant que l'homme agit
dans sa sphère selon le devoir exactement comme les animaux agissent dans la leur selon l'instinct, mais c'est la vérité, en tant qu'elle n'est pas dans
la vie mais que c'est la vie qui est en elle - puisqu'elle peut s'y voir condamner, au-delà de toute argumentation qui n'en serait encore qu'un moment.
Ainsi appartient-il à ce vivant particulier que l'évolution a produit tel qu'en lui la vie se décide au lieu de se passer, qu'il relève, jusque dans le fait même de son existence, d'un droit qu'il est évidemment seul à pouvoir appliquer mais dont il ne saurait, pour cette raison précisément qu'il en est justiciable, être lui-même le principe - car si je puis avoir raison ou tort c'est bien que je ne décide pas de la vérité. Si la personne s'oppose à l'individu comme le sujet de droit s'oppose au sujet de fait, l'intelligence de cette notion est celle de la vérité dont chacun doit depuis toujours s'être autorisé.
L'origine de la personne
Définir l'humanité par l'absolue essentialité du droit qu'on signifie en
disant que l'homme ne vit qu'à avoir raison de vivre, ce n'est pas désigner un certain vivant comme exhaustivement constitué d'un ordre qu'on appelle symbolique, mais c'est considérer l'être
humain comme une personne, notion qui est celle d'un sujet de droit et qui s'oppose à celle de l'individu, sujet de fait : non seulement on est humain à ce que l'individualité relève de ce droit
que signifie pour nous la notion d'identité symbolique, mais encore la vie individuelle est précisément ce que la personne humaine se constitue de pouvoir récuser, au moins en droit (car en fait,
il faut accorder à Schopenhauer que l'argument " je pourrais mettre fin à mes jours tout de suite si je le voulais " renvoie à une éventualité purement abstraite).
La norme autrement dit ne doit pas s'entendre d'une manière anthropologique comme la modalité essentielle de la vie, parce qu'on n'y définirait que le fait humain, à savoir la nécessité qu'il y
ait pour n'importe quoi des règles dont le système définit la culture particulière dont relève forcément n'importe quel individu appartenant à l'espèce des hommes, mais elle doit s'entendre de
manière métaphysique comme la nécessité que la vie elle-même, tout entière et comme telle, soit acceptable, si c'est qu'elle soit personnelle avant d'être individuelle qui la fait humaine.
Non naturelle en ce que l'existence n'est jamais pour celui qui la maîtrise dans son fait une inertie qu'il subit mais toujours un bien qu'il choisit - car la force des choses ne suffit pas à
justifier que je sois vivant : c'est surtout que je veux (bien) l'être -, la vie s'inscrit comme humaine dans l'énigmatique nécessité pour chacun de ne vivre qu'à avoir raison, et non pas tort,
de vivre.
Comment l'ordre d'un tel droit peut-il se constituer ?
Quelle est, autrement dit, l'origine de la personne?
Le domaine pur du droit où celle-ci trouve par principe à se définir, la
philosophie héritière de Hegel nous enseigne qu'il faut le penser à partir de la reconnaissance : la thèse communément admise est que les personnes se constituent d'être reconnues, et d'autant
plus concrètement qu'elles sont plus assurées de la réciprocité ; de sorte qu'en ce procès il faudrait voir la substitution de la personne humaine à l'individualité naturelle (ce qui présenterait
en outre l'avantage de poser la question de la vie personnelle, qui nous intéresse, sur le terrain phénoménologique déjà bien exploré de l'intersubjectivité).
Seulement, on oublierait l'essentiel à opérer une telle réduction, à savoir qu'il n'y a de reconnaissance possible que de quelqu'un qui est susceptible d'avoir raison, et qui n'est précisément
quelqu'un - une personne - qu'à ce que cette possibilité de principe lui soit propre. La propriété, non pas surtout de la vérité dont il faut au contraire souligner qu'elle est extérieure à la
vie puisqu'elle est décide, mais de la sanction (jusqu'à présent positive) dont cette vérité est le principe, cette propriété, donc, n'est pas constituée de la reconnaissance, qui la suppose bien au contraire : seul est en général susceptible d'être reconnu celui-là que la vérité sanctionne déjà, puisque c'est seulement depuis
cette sanction qu'il peut être reconnu, et non pas simplement constaté.
En effet : on constate l'existence de l'individu, mais on reconnaît celle de la personne ; et comme la reconnaissance s'oppose à la constatation comme le droit s'oppose au fait, il faut
admettre que ce qu'on reconnaît est une réalité inséparable de sa propre juridicité.
Concernant l'origine de la personne individuelle, on traduira cette nécessité en disant que ne peut être reconnu dans l'absolu de sa personnalité que celui dont la vie n'est pas un fait mais déjà un bien : la reconnaissance ne peut par définition porter que sur quelque chose dont la nature est
déjà juridique.
La reconnaissance ne constitue donc pas la juridicité du sujet, autrement dit son statut de personne, puisqu'elle l'a au contraire pour motif conditionnant.
Ce droit préalable dont la reconnaissance est précisément reconnaissance,
on sait que Hegel la fait figurer dans le risque mortel qui seul peut manifester que la volonté est supérieure à l'être-là naturel - l'esclave se faisant non-personne de ne pas affronter la mort,
c'est-à-dire d'en rester au moment subjectif de son humanité.
Or cela, nous ne pouvons pas l'admettre, car à constituer la personnalité dans cette épreuve, nous commettrions l'erreur d'admettre naïvement l'équivalence de l'être et de la représentation.
Ce qui se trouve établi de cette manière, en effet, c'est seulement que celui qui en apparaîtra (même à ses propres yeux) comme l'esclave ne s'est pas représenté comme humain.
Il n'est en d'autres termes pas du tout établi qu'il ne soit pas humain, puisque rien n'autorise à identifier immédiatement l'être à la représentation, ou plus exactement que la reconnaissance
permettant qu'on le fît ne vaudrait que dans le cas du maître, parce que ce cas est précisément celui de la représentation réalisée.
On aperçoit ainsi que le risque mortel, où Hegel voyait l'origine du sujet dont le vouloir était le premier droit, n'est en réalité que la représentation, au sens théâtral, de la personnalité et
non son institution que dés lors il faudra chercher ailleurs. L'essentiel n'y est en effet justement pas d'être une personne, mais de seulement
(se) montrer qu'on en est une, c'est-à-dire en réalité de faire disparaître la personne sous sa
représentation, comme la vie propre de l'acteur disparaît sous la phénoménalité du personnage imposée par le regard des spectateurs - laquelle phénoménalité suppose toujours bien ce que
nous cherchons à comprendre, à savoir que l'acteur trouve la vie qui lui est faite encore assez bonne pour l'assumer.
Cependant on ne niera pas que le domaine du droit effectif soit celui de la représentation, puisque c'est l'extériorité des vouloirs qui le constitue ; mais force est d'admettre qu'il relève
d'une origine plus originelle que lui-même, si l'on peut dire, puisque la représentation dont il est l'ordre n'a de sens qu'à être celle d'une
personne préalable.
Et puis on ne soulignera jamais assez les conséquences effroyables,
d'ailleurs contenues dans la simple mention de l'esclavage, d'une conception du droit où la représentation et l'être seraient simplement identifiés.
Car à ce compte-là, l'énorme majorité des humains qui préfère courber l'échine et se conformer plutôt que d'affirmer sa liberté échapperait à la personnalité, la liberté y restant en effet
purement subjective, et donc "sans réalité".
Identifier la personnalité, c'est-à-dire l'humanité, à sa représentation est donc une thèse qui n'est pas seulement irrecevable pour la raison logique qu'elle ne vaut que pour la seule figure du
maître consistant à identifier la vérité avec la représentation (seul est vraiment humain celui qui s'est représenté comme tel) -, mais qui l'est aussi pour la raison morale qu'elle revient à exclure de l'humain la majorité des hommes, ceux-là même qui sont
encore et toujours humains d'avoir choisi de croire qu'on pouvait indéfiniment trouver des arrangements, et d'avoir eu tort de faire ce choix.
Car seul un sujet de droit, une personne autrement dit, peut avoir tort - vraie raison qui montre l'antériorité ontologique de la personne sur une reconnaissance dont il est dès lors absolument
impossible d'accepter qu’elle ne soit jamais conditionnelle.
Quant à la thèse selon laquelle la reconnaissance qu'on dit institutrice
de la personne le serait précisément de n'être reconnaissance que de reconnaissance, dans la pure formalité de l'institution du droit comme tel, c'est une abstraction ou un coup de force, selon
le point de vue qu'on prendra : abstraction parce que c'est ce qu'on peut formaliser en partant du fait qu'il y a des personnes ; et coup de force parce qu'à poser une telle origine on saute à
pieds joints dans un domaine tout constitué, celui du droit, alors que c'est au contraire dans la nécessité qu'il se constitue toujours à nouveau que réside son essence.
Car si la reconnaissance qui institue le droit n'est possible qu'à porter sur une légitimité préalable (sinon il peut bien y avoir quelque chose
à constater, mais il n'y aura rien à reconnaître), cette essence n'est intelligible que comme
le mouvement par lequel le droit se constitue de se précéder juridiquement lui-même (ce qu'on peut traduire simplement en disant qu'il n'y a
jamais de droit que ce ne soit à bon droit).