L'existence comme critère.
Contrairement à ce qu'il en est des simples vivants pour qui la vie est
l'impossibilité même de l'être, le vivant en qui se pose la question de la valeur de la vie est celui pour qui l'existence en général n'est possible qu'à être récurremment (c'est-à-dire depuis la
question de la valeur des valeurs et dans son essentielle antériorité) reconnue comme originellement différée de ce qui vaut - différance (celle de
l'existence en général d'une part, et des choses dans leur sens strictement mondain d'autre part) dont on peut dire ainsi qu'elle est proprement institutrice de l'humain.
La vie, où l'étant ne se définit jamais par l'être mais par les autres étant dont la réciprocité constitutive s'ordonne de l'unité pulsionnelle du vivant, s'entendra donc, à travers la question
apparemment aberrante de sa valeur, selon la nécessité qu'en elle et comme telle l'existence en général soit pour ainsi dire plus ou moins bien
représentée, au sens exact de la métaphore qui institue la légalité comme le signifiant plus ou moins acceptable et un jour absolument inacceptable du droit (à la place de la
légitimité).
Non pas qu'on soit susceptible d'avoir plus ou moins raison selon le degré d'arraisonnement de l'être en valeur que les nécessités de la vie imposeraient (par exemple: l'éléphant serait plus
capable de vérité envers la gazelle que le lion, n'y apercevant pas une proie) puisque c'est l'essence même de la vie de forclore la vérité ; mais que la vie comme valeur de tout soit elle-même
la métaphore de l'être de tout - de la vérité, autrement dit.
A peine ajoutera-t-on qu'on n'a jamais raison ou tort (ici de vivre) que relativement à cette vérité que la vie, pour la seule raison qu'elle en est la
métaphore, identifie à l'existence.
La vie en quoi tout fait toujours sens par autre chose et pour le vivant,
il faut donc l'entendre comme l'impossibilité que soit jamais effectif ce qu'il en est vraiment de l'existence en général.
Ce qu'on traduira en termes de vérité en disant qu'il est impossible que la consistance de l'être figure jamais dans la vie : mondainement, la
question de savoir en quoi consiste l'existence en général, c'est-à-dire en quoi cela consiste, d'être, pour l'étant toujours aliéné qu'il est originellement aux valeurs auxquelles la vie
l'identifie, n'a aucun sens - précisément parce qu'elle concerne la vérité originelle dont le sens mondain ne se constitue que d'être la
forclusion.
Que tout soit toujours par autre chose et finalement pour le vivant, c'est donc ce que nous comprenons à la fois comme la forclusion de l'être (car on appelle étant cela que son être propre
suffit à définir,) et comme le manque où toute valeur s'ordonne nécessairement à la consistance de l'être, puisque la forclusion de celui-ci est littéralement le même que la réciprocité mondaine,
et qu'on ne saurait l'identifier à la valeur des valeurs qu'à condition qu'il y ait une réponse non pas à la question (qui ne renvoie comme telle qu'à un nouveau savoir) mais à l'énigme de savoir
en quoi il consiste.
C'est donc la consistance de l'être ou de l'existence en général, dont la
valeur est la forclusion, qui constitue le critère de la vie... Et bien sûr le refus de vivre, dont la possibilité essentielle définit l'humain, est
celui de mener une vie inconsistante.
A parler positivement, nous dirons qu'on est humain à cela que le monde (conditionnement réciproque des choses dans l'horizon d'ipséité d'un vivant qu'il est lui-même) n'est pas pour l'homme
l'ordre du sens mais bien au contraire l'ordre du non-sens, puisqu'il n'y a de sens mondain c'est-à-dire de valeurs qu'à ce que la structure "monde" en soit comme forclusion de l'être
(c'est-à-dire de la vérité : en quoi, finalement, consiste que tout soi), littéralement l'inconsistance.
Ce que tout être humain refuse absolument, c'est donc une vie qui serait simplement mondaine, c'est-à-dire, pour ce qui est de l'existence en général, absolument inconsistante.
On objectera que la plupart des humains se conduisent dans leur
environnement d'une manière exactement analogue à celle des animaux naturels dans le leur : leur vie se passe à assurer leur satisfaction autant que les circonstances qui les ballottent le
permettent; et pour être plus précis on ne peut nier que certains humains aient des existences de bêtes de somme entièrement résignées, ou que d'autres aient des comportements de loups ou de
chacals.
Et certes, que le renard mange les poules n'est pas une figure du mal mais le simple fait qu'il soit un renard. Seulement, pour ignobles qu'ils soient, ce sont toujours des comportements humains,
et le même argument qui révélait la dignité irrécusable de l'esclave révèle celle du bandit.
Autrement dit s'il y a des humains dont les conduites sont tellement analogues à celles de certains animaux, c'est que pour eux, en deçà de toute
possibilité de représentation, il faut les avoir, en vérité ! Eux non plus ne veulent pas d'une vie qui ne signifie rien, c'est-à-dire qui ne soit pas sanctionnée par une instance
impossible à cerner ailleurs que dans son manque et que, pour cette raison, nous sommes autorisés à nommer vérité. Personne ne veut d'une vie qui ne
représente rien c'est-à-dire qui ne soit pas comme vie, c'est-à-dire comme métaphore, la signification du vrai comme
tel.
Car si l'être en général consiste par exemple en l'inertie, tout effort
est non seulement une vanité mais un tort (donc, humainement, une impossibilité) ; et quoi qu'on puisse se représenter on ne vit jamais qu'à avoir raison de se soumettre et d'être humilié,
et même à préférer la mort à la simple éventualité de la lutte, parce qu'alors la vie ne signifierait plus rien (de la vérité) !
Et si à l'inverse l'être et le non-sens des antagonismes sont le même (pas d'action sans réaction, d'affirmation sans négation, de gain d'un côté sans perte de l'autre, etc., ce que la vie figure
notamment comme loi de la jungle) alors ce sont les requins de la finance qui sont dans la vérité et, en son nom comme tout être humain, ils
préféreraient mourir plutôt que de devoir mener la vie, disons d'un philosophe.
On le voit, si ignoble que puisse être une existence, c'est toujours
celle d'un être humain, c'est-à-dire comme sens mondain une effectuation de la consistance de l'existence en général, irreprésentable comme telle mais présente comme la nécessité sur laquelle aucun être humain ne transige jamais que la vie en soit la signification.
Car c'est quand sa vie ne signifie plus rien qu'aucun être humain, si indigne ou lâche qu'il soit, ne peut plus accepter de
vivre.
La consistance de l'existence est donc à la fois ce que la vie où tout se représente d'autre chose rend principiellement impossible, et le critère dont la préférence de la mort témoigne irrécusablement qu'elle relève toujours.
Le paradoxe de cette consistance de l'existence que nous mettons
effectivement à contribution à chaque instant dès lors que nous continuons de vivre, est, répétons-le, qu'elle exclut par principe la forme représentative tout en devant nécessairement se trouver
comme telle dans une vie qui en est pourtant l'impossibilité.
Car enfin, c'est bien toujours dans la vie que se prend la décision de vivre ou parfois de mourir... La question de la raison de vivre, qui n'est donc pas celle d'un savoir sur l'existence en
général qu'on aurait pu nous communiquer - et chaque enfant sait qu'un discours commençant solennellement par "Dans la vie... " est seulement susceptible de trivialité, de conformisme et de
bêtise -, apparaît donc comme celle de la possibilité qu'à la vie de comprendre l'absolument antérieur à quoi elle s'ordonne nécessairement, c'est-à-dire comme celle de la possibilité que nous
ayons d'avoir rencontré l'existence dans sa véritable consistance, alors même que la vie en est la forclusion et par là l'institution en
vérité.
Or cette compréhension ou encore cette rencontre toujours-déjà faite en quoi il faut voir l'effectivité du critère (que la vie ne soit vivable qu'à être valable) et par conséquent l'origine métaphysique de l'humanité, elle nous est pour l'instant encore inaccessible dans sa possibilité parce que l'identification qu'elle suppose d'une entité forcément particulière (si la vie doit la comprendre) à l'existence en général en tant qu'elle " consiste ", paraît interdite par le savoir que nous avons de la "différence ontologique" : l'être n'est pas l'étant, et rien ne paraît pouvoir être l'existence, surtout en général.
Et pourtant, il faut bien d'un autre côté que cette identification soit
effective puisque la vie qui est l'ordre où tout signifie mondainement est réellement valable, de par une sanction qui a forcément lieu en elle.
Car si nous sommes humains de ce qu'en nous la vérité prime absolument sur la vie, c'est un fait irrécusable que celle-ci est matériellement première, de sorte que notre humanité n'est possible
qu'à ce que nous ayons été, comme on dit si justement, "tout retournés" (en allemand, c'est la notion de Kehre, telle que le cheminement heideggerien en impose désormais la compréhension, qu'il
faudrait employer) par l'existence en général en quelque sorte effectuée sous les espèces de quelque chose - quelque chose qui subvertirait la vie au titre de la vérité qui la rend humaine, de même que dans le lapsus le sujet de l'énonciation subvertit l'énoncé qui le constitue
pourtant comme impossible.
C'est ce que signifie l'idée de l'existence comme critère : que quelque chose qui soit l'existence elle-même dans sa consistance déchire la vie (soit présent en elle comme irrécusablement autre et ainsi absolument vrai) pour s'en constituer-révéler par le retournement (la Kehre) la vérité toujours antérieure, et ainsi la faire toujours-déjà sanctionnée, c'est-à-dire humaine...