Maîtrise originelle de l'humain.
Que celui qui prendra la figure de l'esclave soit de toute façon déjà, c'est-à-dire
originellement, un sujet de droit, c'est ce qu'on ne saurait nier dans le moment même où l'on constate sa lâcheté.
Qu'est-ce qu'un lâche, en effet, sinon un individu pour qui il est réellement vrai - quoi qu'il s'imagine - que rien ne vaut de mourir ?
Réponse qui ne manifeste donc surtout pas la suprématie de l'être-là naturel sur l'humanité mais qui reste irrécusablement un rapport à la vérité, rapport en quoi consiste toute une conduite que
pour cette raison il est impossible de ne pas reconnaître d'essence exclusivement juridique c'est-à-dire personnelle.
La lâcheté en d'autres termes est totalement l'humanité elle-même, puisqu'on ne peut refuser la mise en cause de la vie qu'au nom d'une certaine
vérité dont la vie relève avant toute représentation, une vérité qui comprenne originellement la vie et ne soit pas comprise en elle, et
qui institue précisément la lâcheté comme une réponse, peut-être fausse dans notre représentation mais en tout cas réelle, à la question de la vérité de la vie.
Or notre thèse est précisément qu'une telle réponse n'est possible que comme une confrontation originelle à la possibilité de mourir c'est-à-dire dans ce que le texte hégélien nous fait nommer
une maîtrise.
On ne s'étonnera de nous voir définir la lâcheté comme une sorte de maîtrise qu'à
confondre cette dernière avec la représentation qui peut, ou non, en être donnée, c'est-à-dire qu'à s'enfermer dans l'unilatéralité du critère de la reconnaissance dont nous venons de montrer
l'absurdité.
Est-ce donc qu'il y aurait une maîtrise sans manifestation, puisque la manifestation de la maîtrise telle qu'elle se trouve décrite par Hegel est récusée être la maîtrise elle-même? Bien sûr que
non : la lâcheté elle-même est manifestation irrécusable de la vérité originelle qu'on vient de dire, c'est-à-dire de l'institution d'une certaine vie (de faiblesse ou d'humiliations) comme
finalement acceptable, la vérité de la vie étant ce qu'elle est. Mais alors, répondra-t-on, si elle est acceptable, c'est qu'elle aurait pu être inacceptable ; et on ne voit pas dés lors comment
la lâcheté pourrait être une sorte de maîtrise c'est-à-dire de confrontation à une mort préférée à la vie, puisqu'elle consiste précisément à tout accepter.
Eh bien justement non : à s'enfermer dans l'idée représentative qu'on se fait habituellement de la maîtrise, on s'empêche de constater que celui qu'on appelle lâche l'est précisément à refuser
cette vie que sanctionne la représentation positive, dans une préférence de la mort que celle-ci nous faisait croire exclusive à cette seule maîtrise qu'elle sanctionnait. Ainsi chacun de nous a
entendu parler de ces gens qui ont tout de suite "baissé les bras" quand beaucoup de possibilités restaient objectivement exploitables, qui se sont rendus à l'ennemi quand la lutte ne faisait que
commencer, qui se sont laissés conduire à l'abattoir comme des moutons quand une insurrection même hasardeuse eût pu les sauver (à échouer, elle n'eût de toute façon pas eu d'autre résultat que
celui que leur renoncement rendait certain).
Comment comprendre cela autrement que comme l'effectivité d'une vérité plus originelle que la vie qui s'en trouve ainsi décidée, une vérité par
laquelle une vie qui n'est plus possible que dans la lutte et la force se trouve négativement sanctionnée (exactement comme dans le cas du courage elle l'aurait été à n'être plus possible que
dans le renoncement et l'humiliation) ?
Au principe même de la lâcheté comme à celui du courage le plus héroïque, on retrouve ainsi l'alternative de vivre et de mourir dont on ne peut nier qu'elle soit l'ordre même de la décision d'être humain ; et on la retrouve comme ce que l'humain qui existe a toujours-déjà rencontré et donc surmonté.
Car cette alternative, ce n'est pas l'acte au terme duquel celui-là seul qui risque effectivement sa vie a réellement droit au titre de personne, parce qu'on y confondrait la vérité de l'humanité
avec la représentation d'être humain, mais c'est le fait même qu'il vive puisque la vie, pour humiliante par exemple qu'elle lui soit, est encore
un bien, une entité juridiquement constituée comme bonne.
Qu'elle l'ait été comme mauvaise, et c'était le choix de la mort : le même chez le héros et chez le lâche, dont l'égale maîtrise - "plutôt la
mort que cette vie-là" - ne diffère ainsi que par sa détermination. [ce passage a été repris dans Éthique et Vérité pp.23-26]
Si donc c'est que la vie ne soit pas le bien ultime qui fait la personne, ordonnée
qu'elle doit être à un bien supérieur par principe impossible à représenter mais par quoi seulement les valeurs dont elle est l'effectuation sont elles-mêmes valables, alors c'est que la lâcheté
est encore une forme de maîtrise: non seulement celui qui est lâche et qui accepte toutes les servitudes n'est pas moins humain que celui qui se représente dans la noblesse de les refuser, mais
encore il relève de cette structure de noblesse dont la conduite effective du maître n'est que la représentation, puisque cette vie dont je peux m'imaginer que je ne la voudrais point, l'esclave
la trouve réellement acceptable, c'est-à-dire positivement sanctionnée par la vérité dont il s'autorise forcément (celle, irreprésentable, par quoi sa vie est encore un bien) dès lors qu'il
vit.
Ainsi, même le dernier des lâches est originellement un Maître, au sens où Lévinas souligne que l'autre visage institue originellement mon existence en devoirs et non pas en droits (lesquels
n'ont précisément qu'une réalité de représentation).
En deçà de la représentation, l'humanité se révèle donc dans le caractère absolu et ainsi principiellement inaliénable de la personnalité du
vaincu : humain, il est essentiellement digne, quand bien même c'est en indignité que s'épuise sa représentation, puisqu'on ne saurait choisir
l'indignité que ce ne soit encore au nom d'une vérité à laquelle il vaut toujours mieux mourir que de renoncer - définition même de la noblesse.
La maîtrise qu'il est donc impossible de ne pas reconnaître à tout être humain est ainsi l'objection qui balaie toute possibilité de discrimination entre les hommes quant à leur humanité, si
monstrueuses ou aberrantes que puissent être leur conduites.
Il n'y a pas de différence entre dénoncer l'identification de la vérité à la représentation, et souscrire à l'affirmation apparemment révoltante de Lévinas selon laquelle l'autre, quel qu'il
soit, n'est possible que comme (mon) maître.
Impossible, donc, de jamais discuter l'humanité de quelqu'un, mais impossible aussi de jamais discuter cette vérité dont l'antériorité le fait précisément humain.
Certes, la représentation de la dignité est plus exaltante que celle de la soumission -
mais voilà: celui qui se soumet et renie son humanité n'est pas moins digne ni moins humain que celui qui se révolte au nom de sa dignité d'homme, puisque c'est le caractère juridique du sujet
qui fait la maîtrise c'est-à-dire la personne (d'être sanctionné par un critère dont l'horizon constitutif soit la préférence de la mort), et non la détermination de ce caractère.
Qu'on n'objecte donc pas à la nécessité ainsi établie de toujours reconnaître n'importe quel homme comme absolument humain la pluralité des opinions qui imposerait à chacun de reconnaître
seulement ceux dont la vérité antérieure donnerait lieu à ce type de représentation dont il se réclame (ainsi exclurait-on ceux qui n'appartiennent pas à notre culture particulière, sans que
d'ailleurs on puisse jamais fixer de limite au refus de reconnaître, puisqu'à toujours particulariser il y a finalement autant de cultures que d'individus).
Qu'on n'objecte pas non plus l'impossibilité dans laquelle nous sommes de ne pas juger inacceptables certaines vies dont d'autres humains s'accommodent pourtant, puisqu'il s'agit là seulement de
l'exigence, purement tautologique dès lors qu'on se représente soi-même, de ne vivre qu'à condition que ce soit conformément à ce qu'on s'imagine de la vie, alors que l'essence de la vérité où la
vie se juge réellement implique au contraire qu'elle échappe à toute possibilité de représentation.
Assurément, je préférerais mourir plutôt que devoir vivre à la façon de certaines personnes : sénilité, maladies atrocement invalidantes, mais aussi ignorance et inculture, "esprit de sérieux",
bassesse et trivialité des préoccupations, indifférence à la souffrance des hommes et des bêtes, ou encore soumission à des traditions niant l'individu, à des croyances inhumaines, à la violence
de l'exaltation communautaire, etc.
Mais par là j'énumère seulement l'autre imaginaire que je m'imagine ne pas être. Car en vérité le fait irrécusable que je vive se décide
ailleurs, comme peut-être un jour celui que je ne vive plus, ou que j'accepte malgré tout une existence ignoble.
L'impossibilité de confondre la vérité avec la représentation est proprement l'impossibilité de récuser ce qu'on ne fait que se représenter.
C'est qu'à confondre la vérité avec la représentation, on se met dans l'impossibilité
logique de se poser la question de la valeur des valeurs, dont nous apercevons qu'elle concerne quelqu'un dans son identité personnelle, dès lors qu'on ne prend plus cette identité pour la
détermination du personnage.
La noblesse ou la vilenie, pour nous en tenir aux valeurs expresses de la représentation, n'existent jamais en soi mais toujours à partir d'une vérité irreprésentable qui les sanctionne comme
valeurs... valables. C'est un argument très réel des partisans de l'inégalité des humains en humanité de souligner que certaines cultures rendent absolument impossibles la réflexion,
l'intériorité, ou même simplement l'esprit critique qui constituent pour nous la toute première condition d'un accomplissement individuel, quand ces cultures ne sont pas purement et simplement la
négation de l'humanité de la personne (système de castes, considération de la femme comme un bien dont on dispose, mutilations de toutes sortes...) : des vies entières de conformisme naïf ou
haineux, de superstition et de soumission à des idoles sanglantes paraissent à l'occidental cultivé d'aujourd'hui une inhumanité horrible à laquelle son époque lui offre la possibilité
d'échapper, et dont il ne se considère à la limite pas tenu de reconnaître comme vraiment humains les représentants. Mais c'est qu'ils oublient que l'humain est précisément ce vivant qui évalue les valeurs, pour reprendre la formule nietzschéenne, au lieu de les subir vitalement comme le fait par exemple un animal en discernant une proie
dans un autre animal.
Car si c'est la vie qui est le critère des valeurs, ce ne peut être elle qui est le critère de la valeur des valeurs, puisque c'est précisément
l'humanité d'accorder une valeur relative à la vie : elle n'est pas l'horizon irreprésentable de toute valeur, mais l'objet le plus global qui figure dans cet horizon, puisqu'on peut aussi
bien la sauvegarder que la donner, y renoncer que la vouloir.
L'essentiel n'est donc pas qu'il y ait une conduite noble et une conduite vile, mais que la noblesse comme la vilenie ne soient pas ultimes puisqu'elles ont elles-mêmes à être évaluées et que
cette évaluation s’entendent originellement comme une sanction positive autorisée d'une vérité toujours extérieure.
Le courage ou la lâcheté, en tant que conduites réelles de personnes. humaines, sont irrécusablement des réponses à la question de la valeur de la vie.
L'humain est donc ce vivant pour lequel les
valeurs sont conditionnées quant à valoir avant de faire valoir. Ce qu'on peut encore traduire par la définition suivante : l'humain est l'être pour qui la vérité est seule à
compter, quand c'est malgré tout la vie qui importe.
Plus simplement, la question de l'être humain entendu comme l'être personnel se confond avec celle du mécanisme juridique qu'on signifie en disant que les valeurs ont d'abord à valoir ou en disant que l'essence du droit, ordre de la personne comme telle, réside dans sa propre antériorité.
L'analyse de la structure du droit révélera donc celle de la personne.