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Jean Monnet, Mémoires

Publié le 10 octobre 2008 par Edgar @edgarpoe
Jean Monnet, Mémoires



Ami lecteur, quelques mots. Le billet du jour est très long, près de six pages de texte.

De très nombreux passants lisent mes commentaires de livres et bien peu commentent. C'est sans doute, qu'à la différence des quatre lecteurs réguliers de ce blog, les visiteurs de passage ne se sentent pas autorisés à laisser un avis. Faites-le pourtant !


C'est tout aussi intéressant de discuter sur l'interprétation d'un ouvrage que de s'écharper sur les actualités. N'hésitez donc pas à laisser vos commentaires sur ce texte, encore imparfait, mais qui éclaire la personnalité de Jean Monnet sous un angle que je crois original.


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Les mémoires de Jean Monnet présentent un intérêt considérable. Très denses et sur près de 800 pages dans l'édition de poche, elles permettent de parcourir en détail, guidés par un témoin de tout premier plan, les étapes de la construction européenne. Elles permettent ainsi de mieux comprendre l'impasse actuelle du projet européen. Plus largement, ces Mémoires offrent un aperçu de l'histoire du XXème siècle puisque Monnet a participé aux deux guerres européennes et mondiales, à des postes techniques importants.

Sur trois points principaux, la lecture de l'ouvrage apporte des éclairages essentiels.

Sur la méthode Monnet tout d'abord. On comprend mieux à quel point elle découle d'une part des expériences vécues par l'homme. D'autre part on en découvre des facettes peu souvent soulignées.

Ensuite, Monnet est un américain tout autant qu'un européen. Pour lui, c'est d'ailleurs la même chose, mais c'est en lisant ses Mémoires que l'on peut comprendre la profondeur de ce trait.

Enfin, s'il est un personnage historique, Monnet n'atteint pas la grandeur de Charles de Gaulle ou de Pierre Mendès-France. Jamais, et ses Mémoires explicitent ce point régulièrement, Monnet n'a noué un contact direct avec une nation, un peuple ou une société - sinon commerciale. Son action se veut politique mais d'une conception politique technicienne et rationaliste qui exclut tout débat public.

Profondément, Jean Monnet est un planificateur, pas un démocrate. Pour faire ressortir ces trois traits, je n'ai eu recours à aucun moment des sources extérieurs aux Mémoires, sauf un en point. Je me suis donc appuyé, autant que possible et assez fréquemment, sur des citations de Jean Monnet lui-même.

La méthode Monnet


L'intérêt premier des Mémoires de Jean Monnet est donc de permettre au lecteur d'assister à la naissance de la méthode Monnet. Pas exactement la méthode dite des petits pas, celle qui consiste à communautariser des domaines de coopération successivement de plus en plus important. La réalité de la méthode Monnet consiste à recourir à l'arbitrage technique pour trancher des problèmes politiques. La méthode est louable pour des problèmes secondaires, elle atteint ses limites lorsqu'on touche à l'essentiel. Elle est à l'opposé des procédés de Mendès-France ou de de Gaulle, deux hommes qui ont su, aux moments critiques, faire appel à la Nation pour qu'elle tranche elle-même, en conscience, les problèmes les plus épineux.

Mais commençons par décrire la naissance de la méthode Monnet.

Première étincelle pour celui que de Gaulle appela l'inspirateur : le wheat executive.  En 1916, au cœur de la première guerre mondiale, les alliés (France, Italie, Grande Bretagne)  sont confrontés à un problème : chacun achète son blé de façon désordonnée, ce qui fait monter artificiellement les prix à un moment où les caisses sont vides. Sur la suggestion de Monnet, une commission tripartite, le wheat executive, va coordonner les achats de ces trois pays, et ainsi leur faire bénéficier de meilleurs prix : "les trois hommes se comportèrent comme s'ils n'étaient qu'une seule et même instance agissant pour l'intérêt commun".

Si l'on voulait être rude on pourrait décrire ainsi cette première préfiguration de l'Europe selon Monnet : une centrale d'achat.

Plus profondément, la méthode Monnet procède d'une sorte d'idéalisme rawlsien avant la lettre : "le wheat executive, en effet, devait m'apporter la première preuve concrète que les hommes, lorsqu'ils sont placés dans certaines conditions, voient que leur intérêt est commun et dès lors sont portés à se mettre d'accord. Ces conditions sont que l'on parle du même problème, avec la volonté et même l'obligation de lui donner une solution acceptable pour tous".

Ainsi, sous une sorte de voile d'ignorance, qui leur fait oublier leurs divergences d'intérêts, les hommes sont-ils prêts à s'accorder. Certes. Mais c'est supposer le problème social résolu : ni les hommes, chez Rawls, ni les nations, pour Monnet, ne sont prêtes à oublier leurs intérêts. Sauf à faire prévaloir une autorité supérieure.

C'est précisément de cette méthode d'un arbitre coiffé d'une autorité politique d'ordre supérieur que Monnet fera ensuite l'apprentissage. En 1919, il est en effet nommé adjoint du Secrétaire général de la Société des Nations nouvellement créée. Trois ans plus tard, il est confronté à un conflit entre la Pologne et l'Allemagne sur le partage de la Haute-Silésie. La SDN est chargée de "trouver une formule qui créât une sorte de statut commun pour des hommes et des produits placés de chaque côté d'une frontière artificielle qu'il nous incombait paradoxalement de tracer". Une fois cette formule technique trouvée, un tribunal arbitral est chargé, sous l'autorité de la SDN, de trancher tout conflit ultérieur dans les répartitions de territoires et de ressources opérées par la SDN. Les décisions de ce tribunal étaient sans appel, et d'application directe. Monnet s'illusionne sur la valeur technique des solutions trouvées dans des cas précis et circonscrits, et a voulu étendre ses solutions à un continent.

Quelques remarques en effet sur ces deux épisodes du wheat executive et de la Silésie.  L'intérêt commun auquel Monnet fait appel ne marche, lorsqu'il y a réellement conflit (en Haute Silésie), que si un organe supérieur aux parties est là pour les forcer à un accord. Dans le cas de la Silésie, c'est l'autorité de la SDN, validée par le Royaume-Uni et la France, qui a permis de forcer l'Allemagne et la Pologne à l'arbitrage d'une commission de techniciens. Dans le cas du wheat executive, les questions d'approvisionnement en blé étaient certes importantes, mais l'arbitrage jouait entre alliés et la solution trouvée devait bénéficier à tous (obtention de prix inférieurs). On pourrait d'ailleurs analyser ces deux situations en termes de théorie des jeux. La situation pour le blé est sans doute à somme plus largement positive que pour la Silésie ; l'accord entre parties est beaucoup plus aisé.

 Monnet exagère donc l'apport des techniciens, leur capacité supposée à dégager un intérêt général, et sous-estime considérablement le rôle d'une autorité supérieure en situation conflictuelle. Sans l'autorité supérieure de la SDN, dans le cas de la Haute-Silésie, aucun arbitrage n'eût tenu, aussi sophistiqué fût-il.

Plus la situation de départ est tendue, plus une autorité supérieure est nécessaire pour imposer une solution. Monnet, conservant finalement une vision idéaliste - et française - du politique comme l'instance qui dit l'intérêt général, impute les problèmes ultérieurs de la SDN non à l'absence d'un "gouvernement mondial",     capable d'imposer ses choix, mais aux égoïsmes nationaux : "je compris que nous avions sous-estimé ces difficultés [de la SDN], ou plutôt que nous n'avions pas creusé assez profond: leur racine commune était la souveraineté nationale, qui empêchait, au conseil, la manifestation de l'intérêt général".

Ne souhaitant pas insister sur le véritable problème, celui de la construction d'une autorité supranationale (qui prend du temps, qui doit être consentie), il entend accélérer le mouvement en niant toute légitimité aux intérêts nationaux. C'est avoir une réflexion bien courte que de ne pas voir d'une part que l'entité nouvellement créée doit bien avoir des intérêts à défendre, pour que sa constitution soit considérée comme utile par ses membres. D'autre part, c'est oublier que les intérêts nationaux, et privés, sont parfaitement légitimes.

Paradoxalement cependant, alors que Monnet récuse les intérêts nationaux et y voit les racines du mal politique, il verrouille l'Europe dans une situation de conflit entre nations : "l'Europe se fera selon le processus même qui a fait chacun de nos états, c'est-à-dire en instaurant entre les nations une forme nouvelle de rapports semblable à celle qui a été établie entre les citoyens de n'importe quel pays démocratique - une égalité organisée au sein d'institutions communes." L'Europe n'est donc pas un creuset démocratique, avec une égalité entre citoyens, mais un conglomérat d'intérêts nationaux réputés égaux. Presque soixante années plus tard, c'est au nom de cette égalité entre états qu'un député de Malte au Parlement européen est élu par seize fois moins d'électeurs qu'un député français. Cette égalité étatique est aussi l'obstacle majeur - et inamovible parce qu'enraciné dans la constitution même de l'Europe - à une constitution démocratique de l'Europe.

Monnet vante donc le désintérêt national. A titre personnel, il aime le pouvoir mais sait rester discret. En 1939, nommé secrétaire du comité de coordination franco-britannique (chargé de répartir les ressources nécessaires au combat), il écrit que, même coiffé par des autorités politiques, ce "comité de coordination avait pour lui la permanence et l'appareil technique, donc la réalité du pouvoir". Remplacez "comité de coordination" par "Commission", vous avez le troisième pilier de la méthode Monnet : la réalité du pouvoir doit rester à l'écart des jeux politiques (que d'aucuns nomment démocratie) et s'exercer dans des comités techniques.

Même si la méthode Monnet n'est connue aujourd'hui que comme celle des petits pas, elle est cependant multiforme. Il y a en effet deux traits supplémentaires de l'expérience de Jean Monnet, qui caractériseront la construction européenne : une architecture institutionnelle conçue plus comme un tribunal d'arbitrage international que comme une autorité politique légitime ; la réalité du pouvoir appartient à des comités de techniciens.

Dernier trait, oublié par Monnet lui-même : la présence d'une autorité supérieure est souvent nécessaire pour qu'un ensemble géré "façon Monnet" fonctionne. Ce rôle sera assuré par les Etats-Unis dans le cas de la construction européenne.

L'ami américain


Monnet a découvert les Etats-Unis très tôt. Jeune, son père l'y envoie pour représenter la maison de cognac Monnet auprès de ses clients. En 1927 il travaille pour Blair & Co, une banque d'affaires américaine. Envoyé en Pologne pour  renégocier la dette de l'Etat, il travaille avec John Foster Dulles, futur secrétaire d'Etat de Eisenhower. En 1929, Monnet s'installe aux Etats-Unis et prend la vice-présidence d'une banque américaine la Bancamerica. Il reste aux Etats-Unis jusqu'en mars 1939. En octobre 1938, il intervient auprès de Roosevelt, mandaté par Daladier, pour accélérer la production d'avions au bénéfice de la France, qui a pris conscience un peu tardivement des progrès militaires allemands.

Avant le déclenchement de la deuxième guerre mondiale, c'est un homme introduit au plus haut niveau aux Etats-Unis, ami des futurs artisans de la prépondérance américaine d'après-guerre.

En 1940, il rencontre de Gaulle à Londres mais refuse de se placer à son service, désavouant sa stratégie jugée trop personnelle, et "remet ses services à la disposition du gouvernement britannique". Churchill l'envoie aux Etats-Unis, placé auprès du chef de la commission des achats britannique. Il passe donc le début de la guerre à prendre partie intégrante à l'effort de guerre américain - sur ses considérables mérites techniques à ce moment, cf. la partie III.

Début 1943, , il est envoyé par Roosevelt à Casablanca, placé auprès du général Giraud. Les américains préfèrent en effet ce général peu politique, opposé à l'encombrant de Gaulle. Monnet est cependant si brillant que de Gaulle, en novembre 1943, après avoir écarté Giraud, l'envoie à Washington pour négocier avec Roosevelt la reconnaissance du gouvernement provisoire.

A la Libération, Monnet devient Commissaire au Plan. Le Plan lancé, Monnet retrouve, dans ses fonctions, les Etats-Unis, puisque la planification sert aussi de preuve de la volonté de reconstruction française. L'effort de reconstruction décrit par les services du Plan doit  permettre aux Etats-Unis de justifier leur soutien financier à la France dans le cadre, d'abord des accords Blum-Byrnes, puis du plan Marshall.

En 1948, la déclaration Schuman, prélude à la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier est préparée par Monnet. Dans ses Mémoires, il affirme que Dean Acheson découvre le texte de la déclaration deux jours avant qu'elle ne soit prononcée.  C'est peu vraisemblable, tant Monnet a négocié avec les américains la création de son Europe supranationale. C'est lui qui cite par exemple les mémoires de Georges Ball : "le dimanche 25 juin 1950, j'étais chez Jean Monnet, dans sa maison au toit de chaume, pour une journée de travail en liaison avec les négociations du plan Schuman".

En mars 1951 notamment,  c'est un juriste de Harvard, Robert Bowie, qui rédige les clauses concernant les règles de concurrence du traité CECA. Ces règles étaient introduites au cœur du traité comme exigence "des alliés" (comprendre les Etats-Unis). La CECA est conçue, par les Etats-Unis, comme la façon simple de discipliner leurs interlocuteurs européens.

D'ailleurs, le rôle décisif, et impératif, des américains est énoncé ainsi par Monnet, non dans ses mémoires, mais dans un exposé à la Chambre de commerce de Paris en juillet 1951 (in Annie Lacroix-Riz, L'intégration européenne de la France, la tutelle de l'Allemagne et des Etats-Unis, le temps des cerises, 2008): "...nous connaissons assez la situation américaine, le Congrès américain pour savoir que tout le système dans le plan Schuman qui aurait autorisé les accords permettant de répartir les marchés, de fixer les prix, aurait empêché que nous ayons l'appui américain..."

 Le 10 août 1952, alors que la CECA vient d'entrer en fonctions, les Etats-Unis publient un communiqué officiel : "les Etats-Unis ont l'intention de donner à la CECA un fort appui, justifié par l'importance de l'unification politique et économique de l'Europe. Conformément au traité, les Etats-Unis traiteront à partir de maintenant avec la Communauté les questions concernant le charbon et l'acier."

Ce sont les Etats-Unis qui confèrent ainsi aux organisations ainsi créées en Europe un statut quasi-diplomatique.

En 1961, Monnet retourne prendre la température aux Etats-Unis : "pendant le premier semestre 1961, je fis deux voyages aux Etats-Unis pour m'informer auprès des nombreux amis que je comptais dans la nouvelle administration Kennedy : Acheson, Ball, Mc George Bundy, Schlesinger, et j'eus un long entretien avec le président. J'en ramenai la certitude qu'une chance exceptionnelle s'ouvrait pour l'Europe d'établir enfin des rapports d'égalité avec l'Amérique [sic...]". A cette époque, Monnet est mandaté par les Etats-Unis pour préparer l'entrée du Royaume-Uni dans l'Europe.

Il ne s'agit pas, par anti-américanisme, de reprocher à Monnet ses relations. Il faut cependant constater que pendant toute la gestation de l'Union européenne, il consulte, est encouragé, poussé par les Etats-Unis, pour faire de l'Europe un allié. En pratique, cet allié est toujours en position subalterne et cela est gênant.

Monnet ne s'arrête pas à ce détail, à cette inégalité constante entre les Etats-Unis et l'Europe, car au fond il voit plus loin. Ainsi, en 1963, pour plaider en faveur de l'entrée des britanniques dans l'Europe, il déclare dans la presse : "toutes les grandes questions de principes sont déjà réglées... Il serait inconcevable que les négociations puissent échouer sur des questions en fin de compte secondaires en rapport avec l'objectif de l'union de l'Occident".

Au fond, l'Europe n'est rien pour lui sinon un projet de constitution d'un camp occidental, dans lequel le reste du monde n'a plus qu'à plier.

Monnet toujours, relatant en 1961 à Adenauer l'entretien avec Kennedy évoqué plus haut : "Tous, dans les travaux dont ils sont chargés [...] arrivent à une même conclusion : l'organisation de l'Ouest est nécessaire et urgente - c'est-à-dire l'organisation du monde libre qui comprend essentiellement l'Europe continentale, l'Angleterre, les Etats-Unis et le Canada. Mais pour tous, il est clair que l'armature de cette organisation est la Communauté européenne, dont le cœur est l'unité franco-allemande."

 Il est simplement dommage, voire scandaleux, que l'Europe ne soit pas franchement présentée ainsi, comme un marchepied subalterne et transitoire à une organisation politique de l'Occident. En réalité, les partisans de l'Union se doutent qu'ainsi présentée, l'idée européenne risquerait d'être moins attractive. Cette tendance européenne existe bien encore de nos jours, puisqu'encore récemment Hervé de Carmoy plaidait pour une Euramérique.

L'ennui de ce plan occidental est qu'il n'est pas avouable, et qu'à vouloir en forcer la réalisation, c'est la démocratie elle-même qui devient une question secondaire.

Au fond, pour Jean Monnet, Europe, Canada ou Etats-Unis, c'est tout un. D'un passage à Winnipeg en 1906, il écrit : "Si nous parlions du cognac, ils m'interrogeaient peu sur Cognac. Ce qui se passait en Europe n'intéressait pas ces Européens qui avançaient vers l'ouest, le dos tourné à l'ancien continent." C'est là sans doute que réside l'erreur - d'autres crieront au génie - de ce brillant technicien : construire l'Europe ou le camp occidental, c'est la même chose, mais il serait nuisible d'en informer l'opinion. Un régime politique moderne ne peut cependant se passer d'une opinion éclairée.


Le planificateur


Jean Monnet est donc, en politique, quelqu'un qui ne place aucune confiance dans les institutions démocratiques et se repose sur le jeu de comités techniques. Piètre politique mais brillant technicien, c'est au fond ce que l'on peut retenir d'un homme qui écrit, décrivant son rôle au sein de la Première mondiale : "Il n'est pas exagéré de dire qu'au cours des années 1917-1918, les approvisionnements des armées et de la population civile n'ont pu être assurés que grâce à un système doté de pouvoirs quasi-dictatoriaux."

Sa foi en l'organisation rationnelle de la société lui fait même écrire, en septembre 1950 : "Tout ce qui ira dans le sens d'une communauté plus large des peuples et la transformation de la forme capitaliste du passé vers une meilleure répartition entre les citoyens du produit de leur effort commun sera appuyé par l'opinion enthousiaste."

Monnet est avant toute chose un planificateur.

Assurément, c'est un administrateur hors-pair. En 1940, il est envoyé à Washington par Churchill pour assister le chef de la Commission d'achat britannique dans ses relations avec  l'administration américaine.

Ce qui frappe dans ses actions à ce poste, c'est sa capacité de synthèse. En 1942, son coup d'éclat consiste à établir une balance des productions militaires, montrant que les Etats-Unis à cette date produisaient moins d'armes que le Royaume-Uni et le Canada réunis. Fin 1942, il est en mesure d'indiquer à Roosevelt qu'il lui faut accroître sa production d'armement d'au moins 50%, et faire passer la part des dépenses militaires dans le budget américain de 20% à 50%. Keynes confia à ce sujet à Emmanuel Monick, qui l'écrivit dans ses mémoires, qu'en incitant Roosevelt à prendre cette décision, Monnet avait raccourci la guerre d'une année. Ce n'est pas une mince contribution.

On retrouve donc logiquement Monnet, en intendant général de la France libérée, comme premier Commissaire au Plan, en décembre 1945. Il a, à cette fonction, l'intelligence et l'énergie de constituer et d'animer des commissions qui associent experts, fonctionnaires, patrons et syndicats, pour effectuer des choix stratégiques lourds - on retrouve sa méthode de comités spécialisés. Pendant toute cette période, il lutte pour ne dépendre directement que du politique, et pour ne pas être placé sous l'autorité du ministère des Affaires économiques.

Les talents de ce personnage sont donc grands. Mais son absence totale de compréhension de la politique ne parvient pas à en faire autre chose qu'un brillant administrateur. Sa méthode ne marche que dans un cadre très strictement défini : "A partir du printemps 1947, nous ne pouvions plus compter sur les communistes pour faire respecter les disciplines nécessaires et mes interlocuteurs habituels au parti devinrent introuvables. La politique avait introduit un point de vue incompatible avec les règles qui étaient celles du plan : la recherche d'un intérêt commun et l'acceptation des décisions communes."

Comme un "quant", un mathématicien chargé de découper les évolutions des marchés en mouvements gérables au quotidien, Monnet entendait faire résoudre les problèmes politiques par des comités spécialisés travaillant selon une approche technique.  Cette approche technicienne n'est pas destinée à compléter l'action politique, à se dérouler sous son contrôle.

Jean Monnet sait parfaitement que lorsqu'il veut faire prévaloir un mode de fonctionnement technique sur la politique démocratique, c'est encore de la politique, qui ressemble d'assez près à une ancienne tyrannie, animée par des techniciens : "Dire que je donnais peu d'attentions à ces propositions [de coopération européennes],  ne signifiait pas que je sous-estimais la lucidité de leurs auteurs, mais que ma préoccupation était moins de faire un choix technique que d'inventer des formes politiques neuves..."

Il reste que l'impensé de la méthode Monnet, technicienne, c'est qu'elle ne peut se passer d'un décideur extérieur. En temps normal, c'est au pouvoir politique qu'il convient de trancher ce que la technique ne peut arbitrer. Au niveau européen, le politique est défaillant, par construction (organisation d'états et non de citoyens, structure baroque, absence de consensus sur les finalités de l'Union). Les Etats-Unis ont donc joué naturellement le rôle de direction politique de l'Europe jusqu'à nos jours.

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Le pari perdu de Jean Monnet.

Monnet a fait dans sa vie un double pari. Croire tout d'abord qu'on pouvait remplacer la délibération politique par des choix techniques. Ensuite imaginer que l'on pouvait accepter une Europe subordonnée aux Etats-Unis pour construire ultérieurement une Union Occidentale égalitaire.

Il n'a pas vu que la prépondérance qu'il accordait aux Etats-Unis découlait directement de l'absence d'arbitre en dernier ressort qu'il avait acceptée par ses choix techniciens et son dédain du politique. C'est à cause de ce double pari perdu que l'Union européenne d'aujourd'hui doit être défaite, parce que rien ne doit remplacer la démocratie, et qu'une politique ne peut être conduite dans le secret, au fil d'arbitrages techniques désordonnés.

Malgré son aveuglement sur ce point, les Mémoires de Jean Monnet sont à lire, elles offrent un point de vue fort éclairant sur l'histoire du XXème siècle et sur celle de l'échec européen.


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