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La vieille qui attendait l'amer

Publié le 11 octobre 2008 par Loïs De Murphy

Agnès Lhomme habite sur une brique rose avec vue sur un arbre. Elle eut un chien du nom de Sullivan qu’elle adorât suffisamment pour l’enterrer sous la racine bienveillante d’un tilleul, mais n’eut pas d’enfants, jugés moins éperdus et dociles. Les autres la lui avaient laissée par respect pour son âge, c’est du moins ce qu’ils dirent, mais je crois savoir qu’ils ont surtout perdu leur procès. Pourquoi la céder sinon ? Un corps de ferme du XVIIIème siècle, ancien relais équin et construit sur un pigeonnier datant de l’an mille six cent vingt-huit : ils auraient pu revendre ce bien pour trois cent soixante mille euros « aux anglais ». Le maire du village le savait, son intervention avait joué en sa faveur. Elle avait récupéré la maison de son enfance depuis cinq ans maintenant. Elle y tenait des engagements marmonnés du bout des lèvres avec la pierre, de préférence le soir à l’extinction du chant des oiseaux, et avait failli ne pas prononcer celui afférent à l’élaboration du potager qu’elle tenait à trois pas du tilleul lui aussi bicentenaire, la nuit où un rossignol fou d’amour avait trillé pour sa belle à s’en exploser le gosier. Finalement elle avait pris sa flemme en mains et deux ans après son installation, elle foulait à pas tranquilles une allée étrécie par des rames de pois et de haricots paraissant se rejoindre dans les feuilles échevelées de capucines et de pivoines herbacées.

Le montant de sa pension n’atteignait pas le minimum d’une portion congrue et l’obligeait à travailler malgré des problèmes de santé. Elle «manutait » des palettes de vêtements de basse gamme suédoise, les bipait et les posait ensuite sur des cintres au milieu d’intérimaires majoritairement du même âge.

Les greffières de son domicile ne consignaient pas dans les minutes de l'intendance l'état de sa fatigue. Piètres gouvernantes, l'une d'elles seulement gardait un œil mi-clos entre le bout de ses pattes quand elle rapportait à foulées mesurées la carcasse endolorie de sa journée laborieuse. Inutiles bestioles qui lui laissaient tirer ses bottes, un bout de hanche en équilibre entre une oreille spotted tabby et une échine noire. La méridienne était pourtant prévue pour son seul repos et représentait voulait-elle le croire un territoire exclusif dont elle tenait l'usufruit après avoir perdu tous les lieux stratégiques pourvus de piles de linge fraîchement lessivé ou de coussins, sur un lit aussi bien que des chaises. Le bonheur minuscule de reposer la charge de sa journée dans le silence de leur mépris était vite gâché par leurs protestations. L'accueil froid ne justifiait pas de retard sur l'heure du repas, et c'est péniblement qu’elle devait atteindre la cuisine pour s'acquitter de sa dernière tâche, gratuite et servile comme on l'attend d'une esclave adoratrice de ses maîtresses de gouttière.

En plus de ses chats, elle avait un galant occasionnel depuis le jour où le facteur voulut rentrer chez lui débraillé et plus saoul qu’à son habitude. Il avait coupé par «le potager de la vieille» pour gagner du temps alors qu’elle arrosait ses massifs, et rendu une de ses anciennes colères par la gueule qui lui avait légèrement éclaboussé les pieds. Vexé du flagrant délit il l’avait insultée et s’était approché d’elle pour la faire fuir. Elle avait tourné les talons souillés en silence et il s’était écroulé sur les fesses pour bientôt fumer une roulée entre deux haut-le-cœur. Il s’assoupit et rouvrit les yeux quand elle lui nettoya les lèvres avec un torchon de lin humide. Il flottait une odeur d’eau de Cologne ambrée. La nuit pleurait ses étoiles tant elle en manquait. L’ombre du tilleul lui faisait un peu peur. Sa femme ne l’attendait plus, elle avait préféré guetter le bruit journalier des clefs dans la serrure d’une porte de clerc de notaire, qu’elle crève! La « vieille » ne l’était finalement pas trop, alors il avait attrapé sa main pour se relever et la suivre sur la brique rose. A son réveil le lendemain dans la cuillère de ses bras, il avait jeté sa flasque et n’avait plus jamais replongé.

Aujourd’hui il est venu l’aider à nettoyer le jardin. Il désherbe consciencieusement à la main le potager et vérifie la présence des coccinelles. Les pucerons et l’oïdium survivent dans celui du voisin, chef de rayon dans la grande distribution et responsable du petit électroménager qui tue beaucoup de gens dans des jeux en ligne et pulvérise carrément ses moyennes quand il rate des ventes. Puis il ramasse les deux ou trois tas qu’il a montés et les ajoute sur le sommet du compost entassé contre le muret du fond. Agnès ne le quitte pas des yeux pendant ses trajets. Elle évalue sa peine à la sueur qui dégouline sur ses reins et aux brassées plus réduites à chaque passage. Au bord de son monde pour ne pas troubler la représentation, elle attend l’heure de son sommeil. En retrait sous les tentures elle est à la place la plus juste. La lumière du soleil morne est à présent trop blanche pour rester près de la fenêtre, et bientôt elle ira coucher son dos contre son flanc, quand elle aura baissé le rideau.

Elle est fatiguée. L'hiver qui arrive va glisser une pèlerine de gel sur son dos, ossu comme la surface ésopique d'une baleine, mais cette fois elle tend ses mains vers les braises du maigre foyer de cette année à treize lunes, sue si froide par les anciens dont elle est encore une des benjamines. Il sera glacial et elle ne sait plus si elle a envie de continuer à bander son biceps. Les bras de fer épuisent ceux qui gagnent la partie.

La mort lui avait craché pour la seconde fois au visage un jet de salive sur le chemin des bénévoles, au milieu des camarades qui tombaient sous des jets de balles quelque part là-bas, entre une dictature et une famine sudiste. La garce l'avait obligée à lui survivre si longtemps avec sur la joue la marque de cette honte - culpabilité des survivants - qui n'avait jamais séché, même aux canicules des étés qui ne l'avaient pas cueillie non plus aux récoltes des cerises.

Comme son échine courbée, sa trajectoire ploie et tend vers un retour au chemin tarnais de sa naissance. Le seize octobre mille neuf cent quarante-huit l'a vue portée dans un lange plié  jusqu'à l'église romane de Lescure d’Albigeois, alors quand elle aura fini de regarder les fleurs d'amandier faner de l'autre côté de sa fenêtre, elle veut poser sa joue sous un linge tendu au cimetière derrière la pieuse bâtisse.

La première fois que la mort l’avait rejetée, elle avait douze ans…

Agnès est penchée au-dessus du chemin de terre brune du souvenir de son enfance depuis maintenant trop longtemps. Quarante ans, six jours et dix minutes ? Qu’importe ! Quand elle a repris ses esprits, qu’elle a cessé de faire le vide dans sa tête, le temps a repris sa balade comme un cheval fourbu qui veut battre à la course un torrent et elle ne veut pas qu’il y ait un vainqueur. Elle veut que le temps ralentisse, s’étire comme les chats font leurs griffes sur le tronc du saule pleureur en face de la grange ; elle veut qu’il parte des racines de son arbre centenaire en une lente ascension pour n’arriver jamais au bout de la mère branche où elle semble accrochée.

Une vieille scène se joue quelque part dans sa mémoire : elle s’amuse dans ce même jardin avec le frère détesté. Plus jeune qu’elle et flanqué de béquilles, son handicap l’avait greffé à elle comme un lierre enroulé autour d’un chêne. Les soins dévoués de sa mère le faisaient passer pour le favori de la fratrie quant il fallait y lire son insupportable culpabilité. Agnès le traînait en tous lieux et n’en pouvait plus de cette excroissance. Ce jour-là non plus elle n’avait pas ménagé sa colère. La mère s’était sauvée à Albi pour rejoindre un homme en pull irlandais, mais au bout des deux heures promises avant son retour il n’y avait toujours pas eu le bruit de la voiture s’engageant devant le perron. Au fond du parc après la clôture du jardin, franchie sitôt que cisaillée, la toute jeune fille et le garçonnet trouvèrent ce qu’ils baptisèrent immédiatement une fontaine.

C’était un robinet fermé au monde familier d’un vieux bassin, gros comme celui d’une chantepleure. L’ensemble ressemblait à un chantier prévu de longue date, où rien n’avait été fait ; à un repos bien mérité après des années d’abreuvage du tout venant – ou bien alors c’était pour embêter les papillons assoiffés par leur course folle des confins du parc aux ombrages quiets des mimosas. Il était sale, noirci et poussiéreux ; il péguait sous les doigts. La menotte d’Agnès, malhabile après ses jeux, griffée aux barbilles des chardons, moite du jus de trois ou quatre mûres barbotées en « courant » après son frère, s’acharna sur la vanne rouillée. Elle força, haleta jusqu’à tourner un quart, entendre le bruit grincer sur les joints rongés et resta un bon moment la bouche ouverte, ravie et enfiévrée par l’exploit. Le filet beigeâtre et mousseux avait pris un court instant une teinte bourgogne quand sous l’effort la peau de la petite s’était légèrement rubéfiée. Elle avait éclaté de rire : ce grenat était précieux, c’était un peu son trésor.

Reculer d’une vingtaine de pas sous la lumière verticale de ses douze ans lui faisait mal tant la crudité de ce phare balayait le souvenir de la maison de sa mère, associé à cette époque. Mais sitôt la bâtisse essuyée du faisceau, son poids délesté par l’ombre ne l’empêcha plus de penser à son frère. La tête fatiguée du petit revint se poser sur ses genoux comme à la veille de sa mort, et sa caresse distraite dans le vide mit un terme à sa rêverie.

Fanfaron et confiant, il avait suivi sa sœur dans le bassin rempli et dérapé à sa suite dans l’eau. Il avait tenté de faire la nage du petit chien en tirant sur ses deux bras et la jambe valide… Le hurlement qu’il poussa au début de sa crampe, Agnès voulut l’interrompre en lui portant secours et puis elle se ravisa. Elle sortit du bassin et fit le tour du parc en se bouchant les oreilles, absorbée par une comptine psalmodiée du bout des lèvres, qu’elle fredonna à nouveau dans la soirée quand sa mère signala la disparition de son fils handicapé à la police… On ne sut jamais retrouver le corps du petit, et la pauvre femme mourut deux ans après, emportée par la douleur de son absence.

Depuis une demi-heure à peu près, son jeune amant, son beau facteur d’orgasme creuse au pied du tilleul pour lui offrir une mare à poissons vers la date approximative de son anniversaire.

De sous la terre, il exhume les restes de Sullivan, puis les os de son frère. Le chef de rayon l’encourage depuis sa clôture, mais en voyant sa trouvaille il change de tête et se précipite chez lui pour donner l’alerte. Consterné, le fossoyeur malgré lui lève la tête en direction de la fenêtre. Agnès se tient droite, le mouillé de ses larmes atténué par un reflet du soleil sur les vitres. Son homme articule silencieusement : « Je t’aime. »

Vers les cinq heures les gendarmes sonneront au portail, sa valise sera prête.


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