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Savant ou politique ?

Publié le 13 octobre 2008 par Lbouvet

Recension de l’ouvrage de Vincent Peillon, La Révolution française n’est pas terminée, Paris, Editions du Seuil, 2008, 214 pages.

Sur les rayonnages débordant d’essais de responsables politiques, l’ouvrage de Vincent Peillon brille d’un éclat particulier. Il se tient en effet à bonne distance des opuscules saisonniers que l’on voit fleurir à chaque élection. Il n’appartient pas non plus à la catégorie foisonnante des « ce que je crois… », le genre d’ouvrage que se met en devoir de publier tout élu qui se sent pousser des ailes. Il se distingue enfin de ces biographies rédigées d’une plume distante (souvent celle du nègre qui la tient) pour se placer à hauteur d’un personnage historique. Le livre de Vincent Peillon témoigne au contraire d’un remarquable effort d’originalité. Enfin un responsable politique qui se veut aussi « savant » ! Enfin un savant qui fait (vraiment) de la politique. (1)

Cette entreprise n’étonne qu’à moitié de la part de ce responsable politique de premier plan du Parti socialiste qui n’a jamais voulu abandonner, malgré les exigences de la carrière, son statut d’intellectuel. Il a d’ailleurs écrit plusieurs ouvrages consacrés à des penseurs que l’on retrouve dans celui dont il est question ici : Pierre Leroux et Jean Jaurès notamment. (2)

On relèvera d’ailleurs que cette appétence pour le débat d’idées a particulièrement séduit les journalistes qui ont accueilli l’ouvrage de Vincent Peillon avec enthousiasme. Car voilà un homme politique qui écrit lui-même des choses très sérieuses et se situe de plain-pied dans le débat d’idées ; et ce d’autant plus qu’il attaque de front un monument historiographique national, la thèse de François Furet sur la « fin » de la Révolution française ! On imagine sans peine l’émoi suscité par un tel OPNI (ouvrage politique non identifié) dans les services politiques des rédactions, peu habitués à une telle audace.

Réhabiliter la tradition d’un socialisme républicain négligé

Vincent Peillon souhaite réhabiliter la pensée d’auteurs longtemps oubliés dans l’histoire des idées de la gauche républicaine (Léon Bourgeois, Célestin Bouglé, Ferdinand Buisson, Henry Michel, Alfred Fouillée…). Ils ont écrit principalement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle en défendant l’idée d’une République à la fois sociale, spiritualiste et humaniste contre le positivisme régnant à l’époque notamment. Vincent Peillon s‘appuie, pour étayer sa démonstration, sur les travaux publiés ces dernières années en France par des chercheurs tels que Jean-Fabien Spitz, Serge Audier ou encore Marie-Claude Blais qui ont considérablement déblayé le terrain. (3)

Mais Vincent Peillon prétend aller au-delà de ce premier mouvement où il se contente de résumer des travaux publiés récemment. Il fait aussi de ces auteurs et acteurs de la Troisième République triomphante, les héritiers d’une tradition socialiste française elle-même minorée dans l’histoire de la gauche du XIXe siècle : celle des Pierre Leroux, Louis Blanc ou encore Joseph Proudhon (dans une partie de son œuvre du moins)… Ceux précisément qu’un Karl Marx s’emploiera, comme le dénonce Vincent Peillon, à effacer de cette histoire. Ce deuxième mouvement conduit l’auteur à une discussion sur l’interprétation de 1848 et de son rôle dans le socialisme républicain français – une discussion dans laquelle il croise le fer avec François Furet notamment.

L’établissement d’une telle généalogie permet à Vincent Peillon d’en venir à un troisième argument : la minoration marxiste de la tradition utopiste et/ou « libérale » du socialisme français du milieu du XIXe siècle a alimenté la relative marginalité de toute idée réformiste appuyée sur une vision à la fois solidariste et moins positiviste que spiritualiste et humaniste (« la religion de l’humanité »…) du lien social au sein du socialisme français du début du XXe siècle. Tout particulièrement dans le cadre institutionnel d’un parti unifié en 1905 sous les auspices d’un Jean Jaurès fortement contraint par l’orthodoxe Jules Guesde – en fait de « synthèse jaurésienne », Vincent Peillon voit surtout dans le souci unitaire du député de Carmaux, qu’il admire tant par ailleurs, une capitulation devant un « socialisme allemand » qui a profondément et longuement marqué le socialisme français.

L’auteur en arrive alors au quatrième temps de sa démonstration, sa conclusion en fait, où l’on retrouve pleinement l’homme politique qu’il reste en dépit de son long détour philosophico-historiographique. Faire de cette tradition oubliée et injustement traitée qu’est le socialisme républicain, ou plus généralement un républicanisme solidariste, spiritualiste et humaniste, le fondement d’une réflexion contemporaine sur le destin stratégique, organisationnel et idéologique du socialisme français.

Bref, l’ouvrage est riche en références et l’argumentation est souvent serrée. Il convient donc de le traiter à la hauteur à laquelle l’a placé son auteur, et non comme le vulgaire plaidoyer pro domo de l’un des principaux lieutenants de Ségolène Royal dans les circonstances actuelles du socialisme français. Il convient aussi de le lire avec d’autres lunettes que celles, embuées d’émotion, de journalistes qui n’ont pas (plus… ?) l’habitude d’une pensée articulée et « référencée » de la part des politiques.

Une thèse politique au risque de sa faiblesse historiographique

Ce qui frappe au premier abord dans le livre de Vincent Peillon, c’est son ton souvent polémique quand il n’est pas simplement péremptoire. Tout particulièrement lorsqu’il « discute » les thèses historiographiques avec lesquelles il se dit en désaccord. C’est le cas quand il en vient à critiquer l’œuvre de François Furet pour justifier son titre : la Révolution française n’est pas terminée. On ne comprend pas très bien pourquoi Vincent Peillon s’en prend à la thèse de Furet sur la « fin » de la Révolution dès lors que celle-ci concerne la clôture du débat sur le régime républicain lui-même et non son orientation et son contenu idéologique – ce dont traite précisément Vincent Peillon, comme le lui a fort justement fait remarquer Philippe Raynaud. (4)

Or, si l’on suit bien l’auteur, ce n’est pas véritablement la thèse historiographique de Furet qu’il prend pour cible pour la dénoncer mais plutôt les positions politiques de celui-ci, telles qu’elles sont exposées, par exemple, dans La République du centre (ouvrage co-écrit avec Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon en 1994). (5) Mieux aurait-il alors valu intituler l’ouvrage : « la République du centre n’existe pas… ». S’en prendre ainsi à des thèses historiographiques solidement étayées par des années de recherche et de réflexion (Claude Nicolet est également pris à partie encore que moins mal traité) pour affirmer un point de vue politique n’est sans doute pas la meilleure des méthodes car elle s’attire immédiatement des critiques aussi sévères que justes, à l’exemple de celle formulée par Mona Ozouf. (6)

Ce d’autant, et c’est une deuxième critique que l’on peut adresser à l’auteur, que la manière de Vincent Peillon de débattre des thèses qu’il incrimine est assez cavalière. Il se retranche en effet systématiquement derrière des travaux de seconde main qui sont essentiellement d’origine philosophique – ceux de Jean-Fabien Spitz tout particulièrement qui avait livré une vigoureuse critique des thèses de Furet dans le premier chapitre « Le crépuscule de la république » de son Moment républicain en France, op. cit.. Or la critique historiographique, fut-ce des idées, se doit, pour être un tant soit peu crédible de reposer sur un travail historique rigoureux qui se délègue difficilement et encore avec prudence, surtout lorsqu’il s’agit de présenter des thèses auxquelles on prétend ne pas adhérer. Au moins doit-on faire l’effort de les exposer de manière équitable avant de les critiquer.

Le dernier volet de ce problème historiographique du travail de Vincent Peillon concerne plus directement encore l’histoire des idées. Lorsqu’il ne cite pas des sources de seconde main, il renvoie directement aux dits et écrits des acteurs et des auteurs des époques qu’il retient (1848, la Troisième République…). Mais il ne le fait alors que dans le but de corroborer son propre propos ! Or la plus élémentaire règle de la méthode en la matière, si l’on veut faire œuvre de « savant », consiste à ne pas utiliser les « propos » de son objet d’étude pour servir  de simple illustration à sa propre thèse mais plutôt pour tenter de les sonder, comparer, évaluer… afin de voir si une hypothèse, fragile par définition, que l’on a formulée, est validée ou non. Il y a dans l’ouvrage de Vincent Peillon un étonnant renversement de perspective puisque les auteurs qu’il cite sont tous (en appui ou en contre) utilisés pour conforter sa thèse – alors même qu’il adresse ce reproche à Furet !

Ce triple problème historiographique s’aggrave encore par la suite lorsqu’il se double d’une question relative à la prescription politique ordonnée par Vincent Peillon : son absence de toute contextualisation socio-historique. Alors même que la « tradition » d’histoire des idées sur laquelle il s’appuie (le « néo-républicanisme » (7)) sans jamais la mentionner autrement que par le truchement de ses interprètes français, est fortement orientée par une impérieuse exigence de contextualisation de la pensée. Comment, dès lors, prétendre que l’on peut appuyer un quelconque renouveau du socialisme français au XXIe siècle (ô combien nécessaire certes…) sur des doctrines qui ont pour cadre historique et pour arrière-plan social le tournant des XIXe et XXe siècles ?

Comment faire du « solidarisme », par exemple, une doctrine pour notre temps alors qu’elle a précisément été pensée en un temps et pour un temps où la protection sociale des travailleurs n’existait pas, où l’Etat social sans même parler d’Etat-providence, n’était qu’embryonnaire, où la redistribution par l’impôt direct ou les cotisations sociales était inexistante ? La conclusion de l’ouvrage laisse le lecteur pantois face à une telle incantation. Elle est proprement « hors sol », inscrite dans une totale absence de prise en compte de la réalité dans laquelle nous vivons hic et nunc. Absence d’autant plus troublante qu’elle émane d’un responsable politique à l’image moderne, bien de son temps et ancré dans un territoire électif, la Somme, qui doit le ramener sans cesse aux exigences les plus immédiates.

Cette dernière remarque nous conduit à une question plus générale, de nature déontologique cette fois, soulevée par ce livre. On se demande en effet tout au long de l’ouvrage quel est le Vincent Peillon qui écrit ? Est-ce celui qui se présente comme un « savant » en faisant valoir son pedigree académique ou le « politique » engagé dans la lutte pour le pouvoir au Parti socialiste ? On se pose d’ailleurs la question dès la couverture du livre puisque figure sur celle-ci une photographie, un portrait américain en noir et blanc, de l’auteur. Procédé incongru, loin des usages en tout cas, lorsqu’il s’agit d’un essai dit « savant ». Procédé plus habituel, en revanche, lorsque l’on a affaire à un livre de responsable politique.

Ce ne serait donc qu’un ouvrage de promotion politique, un de plus. Il y a bel et bien là un hiatus entre le propos du livre et sa manière. Comme si Vincent Peillon se servait de son statut d’homme d’idées, et auprès de la presse, pour mieux vendre son discours et son positionnement au sein du PS. Comme s’il voulait à la fois en devenir l’intellectuel de référence (pourquoi pas ?) et l’un des dirigeants (idem). Mais courir les deux lièvres à la fois suppose une véritable transparence pour qui se livre à un tel exercice à condition même qu’il soit possible. Un propos intellectuel sérieux et, de là, crédible, suppose une rigueur voire une certaine austérité qui s’accommode mal et du rythme et des exigences de la vie politique contemporaine, surtout lorsque l’on est en compétition, légitimement, pour les plus hautes fonctions dans son parti voire dans l’appareil d’Etat. Il faut donc saluer l’effort mais le replacer à sa juste mesure à la fois comme citoyen, sensible à ce type de démarche, et comme « savant », très circonspect sur le sens d’un tel travail.

On trouve dans l’ambiguïté fondamentale de l’ambition exposée par Vincent Peillon : être à la fois reconnu comme un vrai « savant » et comme un bon « politique », la matrice des défauts, gênants, de cet ouvrage.

Notes

(1) Vincent Peillon a déjà derrière lui une carrière politique bien remplie puisqu’il a été tour à tour député (1997-2002), premier secrétaire de la fédération du PS de la Somme (1997-2000 et depuis 2003), secrétaire national aux études (1997-2000) puis porte-parole du PS (2000-2003), député européen (depuis 2004) et proche conseiller successivement de Henri Emmanuelli, Lionel Jospin, François Hollande et Ségolène Royal, après avoir, un temps, fait tandem avec Arnaud Montebourg. Il dispose également d’une biographie académique conséquente puisqu’il est agrégé de philosophie et docteur dans la même discipline. Il a été professeur de philosophie de 1984 à 1997. Il signale aussi, sur son site, qu’il a été « directeur de recherches au CNRS » pendant deux ans (2002-2004). Enfin, il a créé en 2007 « l’Institut Edgar-Quinet » destiné à la réflexion et à la formation des élus. Voir notamment sa biographie sur son site.

(2) On ne citera ici que les ouvrages « savants » de Vincent Peillon : Jean Jaurès et la religion du socialisme, Paris, Grasset-Collège de philosophie, 2000 ; La Tradition de l’esprit. Itinéraire de Merleau-Ponty, Paris, Grasset-Collège de philosophie, 1994 ; L’Epaisseur du cogito. Trois études sur la philosophie de Merleau-Ponty, Lormont, Editions du Bord de l’Eau, 2004 ; Pierre Leroux et le socialisme républicain. Une tradition philosophique, Lormont, Editions du Bord de l’Eau, 2003.

(3) Serge Audier, Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, Paris, Michalon, 2007 ; Le socialisme libéral, Paris, La Découverte, 2006. Marie-Claude Blais, Au Principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000 ; La Solidarité : histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2006. Jean-Fabien Spitz, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005. On signalera aussi que les éditions Le Bord de l’Eau republient les ouvrages des auteurs qui forment ce corpus dans la collection « Bibliothèque républicaine » dirigée par Vincent Peillon.

(4) Voir le débat organisé par Le Nouvel Observateur entre Philippe Raynaud et Vincent Peillon, « Faut-il brûler François Furet ? », semaine du 28 août 2008.

(5) Publié aux Editions Calmann-Lévy (Paris).

(6) Voir à ce propos, la courte mais terrible interpellation : « Avez-vous lu François Furet ? » par Mona Ozouf sur le site littéraire du Nouvel Observateur (10 septembre 2008).

(7) C’est précisément dans cette perspective théorique et méthodologique (essentiellement anglophone) qu’a été mise à jour une tradition interprétative différente de la liberté : la liberté républicaine contre la liberté libérale, sur laquelle s’appuie constamment, de manière totalement implicite (par l’entremise de Jean-Fabien Spitz notamment) si ce n’est inconsciente, Vincent Peillon. Parmi les nombreux auteurs qui ont participé à cette innovation dans l’histoire des idées depuis une quarantaine d’années, on citera les plus célèbres d’entre eux qui ont été traduits en français : John Pocock, Le Moment machiavélien, Paris, PUF, 1998 ; Quentin Skinner, La Liberté avant le libéralisme, Paris, Seuil, 2000 ; Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Paris, 2004 ou encore Gordon Wood, La Création de la République américaine, Paris, Belin, 1991. Voir, pour l’exposition de ce « renouveau républicain » en France : Serge Audier, Théories de la république, Paris, La Découverte, 2004 et Jean-Fabien Spitz, La Liberté politique. Essai de généalogie conceptuelle, Paris, PUF, 1995.

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