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La touche Peggy Golding

Publié le 15 octobre 2008 par Jlhuss

moulin.1223956214.jpg - Je crois me souvenir que la meule était par ici. Nous la trouverions sous les ronces. Permettez que je sonde avec votre canne… Je l’entends. Ça m’aurait chagriné de devoir l’imaginer en table de jardin devant une fermette retapée par des Anglais.
- Qu’avez-vous contre les Anglais ? Oubliez Jeanne d’Arc. Sans eux, et autres Hollandais ou Belges, tous vos villages crouleraient comme ce moulin… Qu’est-ce que cette poutre , là-bas ?
- L’essieu de la roue, je pense. L’eau passait par ce bras forcé, qu’on devine à peine dans les orties. Je me revois au bord, à quatre ans, lançant dans le bouillon des bateaux de bouchon à mât d’allumette ! Tout est repris en vase.
- La vase du temps, mon petit Jean-Paul, qui nous engloutit tous, avec nos souvenirs, nos fantasmes, le meunier, son fils et l’âne… Venez.


- Je ne vous conseille pas d’entrer dans la bâtisse. Voyez le dernier bout de toiture et son penchant à rejoindre les autres par terre, sur votre tête.
- Il n’oserait pas. Sur une vieille lady bilingue, qui a fait le voyage de Londres ! Allons, venez, donnez-moi le bras ! Tant pis pour vous, vous n’aviez qu’à ne pas m’aguicher avec votre histoire de moulin sanglant dans le Périgord. Cherchons l’arme du crime. Un couteau de cuisine ?
- La cuisine était au fond, après la petite porte qu’on aperçoit à droite de la cheminée. N’allons pas plus loin, c’est risqué, je vous assure.
- C’est surtout plein d’araignées. Pouah ! Sortons. D’ailleurs, il y aurait prescription. Cinquante ans !
- Il y a toujours prescription dans nos campagnes. Les années passent, les décennies, bouche cousue, je te tiens par la barbichette, et les charmants cimetières rassemblent victimes et bourreaux. Ca fait parfois des étincelles posthumes, voilà l’origine méconnue des feux follets.
- Mais pas un filet de clarté sous ces branches. Mon petit Jean-Paul, votre pèlerinage est lugubre à souhait, j’adore. Ce n’est pas le moulin Germont, c’est le moulin des ombres … Ainsi vous passiez vos étés là, jusqu’à douze ans ? A voir la corpulence que vous mettez encore à mon service, je vous imagine déjà grand gaillard à l’époque. Je parie que vous portiez les sacs.
- Il n’y avait plus de meunerie depuis longtemps. Quand j’y venais, dans les années cinquante, le moulin était une guinguette, assez fréquentée par les promeneurs à la belle saison. Une passerelle reliait encore cette rive escarpée à l’autre, tout en pente douce jusqu’à Clargeac, dont vous devineriez le clocher sans les arbres. Un de mes oncles était serveur ici. Souvent je descendais le voir, avec Mariette et Jacques. Il nous offrait des tartines et de l’orangeade. Nous nous baignions, ou pêchions jusqu’au soir.
-Mariette ? N’est-ce pas le prénom que vous m’avez dit de la victime ? L’affaire vous touche donc de près ? Cachottier ! Je comprends mieux votre insistance à m’emmener dans ce trou, sur les lieux du crime… Vous aimiez la petite, n’est-ce pas ? Si, si. Laissez-moi ficeler une intrigue. Je tiens peut-être mon prochain roman. J’ai déjà le titre : Le Moulin des ombres… Ce Jacques que vous dites aimait aussi Mariette, évidemment. Un compagnon de jeu un peu plus âgé, quatorze, quinze ans, assez violent, fourbe. Je me trompe ?
-Allez toujours, nous verrons bien.
- Donc, vous êtes rivaux. La petite, oh je connais le genre ! vous met en compétition. Bon. Mais on ne tue pas pour ça, ni à douze ans ni à quinze, même en France à cette époque-là. Aujourd’hui c’est autre chose… Voyons… Ah ! oui, il y a aussi cet oncle serveur, offreur de tartines, et les tartines se tranchent avec de grands couteaux !
- N’oubliez pas que la guinguette attirait du monde, souvent vingt ou trente personnes en terrasse ou à l’intérieur. Il faut élargir votre cercle des suspects. Le corps fut trouvé près du Pré-aux-ânes, cent mètres en aval. Un crime de rôdeur, de bûcheron, avaient conclu les enquêteurs.
- Non. Quelque chose me dit que c’est dans ces murs. Je prétends qu’il y avait peu de monde ce jour-là. Le temps couvert rebutait les promeneurs. Les enfants étaient descendus quand même. Jacques voulait pêcher. Comme souvent, Mariette avait faussé compagnie aux garçons pour aider au service. Elle est fascinée par l’oncle Albert.
-Henri.
- L’oncle Henri, si vous y tenez. Trente ans, bellâtre.
-Cinquante-deux, rondouillard.
-Ne m’interrompez pas sans cesse… Il l’avait déflorée, quelques mois plus tôt, dans une grange. Si, si. Elle l’a dans la peau. Les deux gamins ne sont qu’une couverture. Elle veut l’homme mûr, le père. Vous savez que je glisse toujours un peu de psychanalyse dans mes policiers, « la touche Peggy Golding », comme on dit… Bref, ce jour-là, pendant que les garçons coincent les truites sous les pierres, Mariette a rejoint Albert dans la guinguette. Elle vient lui souffler qu’elle est enceinte. Il l’entraîne dans la cuisine, lui dit de se débrouiller, tous les mêmes, il ne peut pas s’encombrer d’une gamine et d’un mioche, et surtout qu’elle se taise . Elle menace au contraire de crier son amour et sa grossesse sur tous les toits. Il empoigne le couteau, la bâillonne et la frappe. Au ventre.
- C’est tout ?
- Vous avez raison, il faut corser un peu… Le petit Jean-Paul se languissait de Mariette. Il laisse Jacques à ses poissons, entre dans le moulin, pousse la porte de la cuisine et surprend l’horreur. L’oncle l’agrippe et lui fait jurer de garder le secret sous la menace de tuer sa mère. Ensuite il faut déplacer le corps, multiplier les interrogatoires, brouiller les pistes et cetera : aussi pesant dans la réalité que dans les livres… Voilà, voilà. Qu’est-ce que vous en dites ? Vous croyez que cette histoire pourrait plaire ? Un peu fade sans doute pour des lecteurs d’aujourd’hui…Vous êtes bien silencieux, Jean-Paul. Et moi j’ai froid maintenant. Donnez-moi le bras. Remontons au soleil. Laissons finir de s’effondrer en bas le moulin des ombres.

Arion

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