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Tony Manero

Publié le 11 octobre 2008 par Sylvainetiret
Plongée en eaux profondes
Tonton Sylvain n'est sans doute pas le seul à s'être dit un jour que c'était bien dommage de ne pas avoir ni le temps, ni les moyens, ni les relations pour se rendre au festival de Cannes. Où il y a d'ailleurs plusieurs compétitions qui se déroulent en parallèle. Et parmi les plus connues, la Quinzaine des Réalisateurs fête en 2008 ses 40 années de concurrence face au festival officiel.

Affiche France (ecranlarge.com)


Alors, imaginez la trépidation de la fibre cinématographique qui sommeille dans un lobe caché du cerveau vieillissant de ce brave Tonton Sylvain en apprenant que depuis quelques années déjà, la sélection entière est reprise à Paris au Cinéma des Cinéastes dans les suites immédiates des festivités cannoises. L'occasion de rattraper le coup, et de se conforter dans une image de cinéphile averti, parfaitement à jour dans la connaissance des dernières productions d'élite. A n'en point douter. Alors ne doutant plus un seul instant, le voilà embarqué dans une virée jusqu'à la Place Clichy pour un des films du jour, « Tony Manero », un film chilien de derrière les fagots d'un certain Pablo Larrain. C'est le second opus du réalisateur, qui avait déjà commis un certain « Fuga » en 2006, laissant le souvenir d'une histoire bien torturée.

Là, pour « Tony Manero », le sujet semblait sensiblement plus ludique, avec un pitch annonçant l'histoire d'un homme se prenant pour le sosie de John Travolta dans son rôle de Tony Manero dans la célèbre « Fièvre du samedi soir ». Amusant, à première vue, non ? Du disco, de la nostalgie, quelques séquences de danse et de night-clubing dans une ambiance juvénile, de jolies jeunes filles énamourées, … on pouvait s'attendre à quelques rafraîchissants souvenirs émaillés du sourire accompagnant les situations cocasses classiques des histoires de sosies. Hélas, c'était sans compter avec l'esprit retors de Pablo Larrain qui n'avait décidément pas choisi de verser sur la pente du divertissement sentimental enjoué.
Je vous entends d'ici penser : « Qu'est-ce qu'il nous chante, cet olibrius ? Il s'attendait vraiment à une pochade adolescente ? Soyons sérieux, il aurait bien dû se douter que ce n'est pas le genre de la maison. La Quinzaine des Réalisateurs, tu parles, c'est du sérieux, pas du comique troupier ! ». Et de fait, vous n'avez pas complètement tort. Mais qu'est-ce que vous voulez, même s'il sait parfois s'avaler quelques purges indigestes mais nécessaires, ce pauvre Sylvain a gardé un indécrottable optimisme qui lui fait espérer le meilleur à chaque fois que le pire n'est pas certain. Il appelle ça sa « naïveté active ». Ca fait chic, hein ? !
Ca ne l'empêche pas, à ce qu'il dit, d'aller triturer la plupart des sujets qui lui tombent sous la main pour chercher à déterrer les non-dits même les plus obscurs. C'est juste que l'a priori est d'abord au léger, jusqu'à preuve du contraire. Il dit que ça l'aide à vivre. Alors, une fois qu'il a dit ça, qu'est-ce que vous voulez lui répondre ? La plus élémentaire charité est de lui laisser son « aide à vivre ». Tout ça pour dire que même s'il joue les fleurs bleues, ce brave Tonton n'est tout de même pas tombé de la dernière pluie et qu'il avait quand même bien à l'idée que « Tony Manero » n'allait pas être aussi primesautier que la lecture du pitch le laisser entendre. Par contre, je vous avoue l'avoir rarement vu sortir aussi dépité, déprimé, ou abattu d'une séance de cinoche. Une huître que c'était, une vraie huître ! Du genre fermé à double tour, je veux dire.
C'est que l'histoire est effectivement prise sous un angle particulièrement sinistre. Le contexte est celui de la dictature de Pinochet, en 1978, avec une présence militaire et policière de quasiment tous les instants. L'ambiance est aux murs lépreux, aux rues défoncées, aux vêtements élimés, aux mines épuisées, aux patrouilles militaires, au ciel bas et plombé, à la tristesse et à l'abattement généralisés. Raul Peralta (Alfredo Castro), la cinquantaine bien attaquée, vit auprès d'une famille qui tient un bar miteux de quartier. La grand-mère, sa fille, sa petite-fille (dans le désordre Paola Lattus, Amparo Noguera, et Elsa Poblete), et un garçon (Hector Morales) semblant être son petit-fils. Le samedi soir, Raul est la vedette d'un petit spectacle, sur une scène bricolée dans le bar, reproduisant une scène de danse de « La fièvre du samedi soir ».
La petite-fille et le jeune homme mènent parallèlement une activité plus ou moins secrète de diffusion de tracts contre le régime. L'histoire commence avec l'inscription de Raul pour la semaine suivante à un concours télévisé cherchant à désigner le meilleur Tony Manero chilien. Elle déroule ensuite pour Raul cette semaine d'attente et de préparation jusqu'à l'émission.
Et cette semaine se remplit progressivement des tribulations de Raul et de ses petites activités quotidiennes.
Banalement, de sa chambre, il entend l'agression d'un vieille dame dans la rue, descend la ramasser et la reconduire chez elle où elle lui offre un verre et l'invite à regarder quelques instants la télévision couleur qui est son seul luxe, avant qu'il ne l'occisse sans un mot et ne ramène la télévision dans sa propre chambre en évitant les patrouilles.
Banalement, il participe à une répétition de la petite troupe de danse avant de saccager subitement la scène vermoulue.
Banalement, il récupère chez un ferrailleur du coin des parpaings de verre dont il compte faire une nouvelle scène lumineuse jusqu'à ce que la hausse du tarif par le vendeur le fasse occire dans son sommeil.
Banalement, il prend son bain annuel au vu de toute la famille, sans un geste et savonné comme un enfant par la mère de famille.
Banalement, sous l'œil désapprobateur mais impuissant de la mère, il conduit la jeune fille dans sa chambre pour un rapport qui tourne court.
Banalement, pour contrer l'initiative du jeune homme de la famille de se présenter au même concours de sosie que lui, Raul s'introduit dans sa chambre et, après avoir soigneusement étalé le costume de scène du garçon au sol, se déboutonne et se vide péniblement l'intestin sur le smoking blanc puis y étale consciencieusement le produit de ses efforts.
Tout est banal et sinistre. Il n'y a jamais le moindre sourire dans ce monde où la banalité se réfugie dans la brutalité, l'odieux et la misère morale. Pas seulement de ces sourires qu'on pourrait espérer créer chez le spectateur, non, mais de ces simples ouvertures dans de mur de l'expression figée et monolithique des personnages. La seule mimique vaguement souriante apparaît à la fin du film sur le visage du présentateur de l'émission télévisée. Encore s'agit-il d'une expression toute professionnelle et obligée.
L'ensemble du film est ainsi à l'avenant : image sale, décors crasseux, costumes lugubres, musique absente, psychologies quasi animales. Raul est ainsi le produit déshumanisé d'un régime limitant ses sujets à leurs instincts les plus impulsifs et immédiats. On comprend d'évidence le poids qu'a pu représenter cette période dans la construction de l'âme d'une génération de chiliens.
Ce qu'on ne comprend pas, en revanche, c'est comment il lui a été possible de sortir de cette période. Comment cette destruction de l'âme a pu laisser persister une once de conscience commune. Cette persistance est un insondable mystère si l'on en reste au filtre de lecture de Pablo Larrain. On peut avec lui pleurer, ou même abandonner l'idée même de pleurer, mais on en reste alors à une impasse de l'histoire que les faits ont finalement infirmée. Rien ne peut nier les drames et les souffrances. Mais ils ne prennent sens que dans le constat de leur dépassement final. Or si Pablo Larrain filme la déstructuration, il néglige de maintenir ouverte cette minuscule fenêtre sur ce qui est finalement effectivement advenu. Comme si, parvenu au fond de la dépression, il en avait acquis la conviction définitive de l'impossibilité de sa guérison.
Comment dire davantage le sentiment délétère qui poursuit le spectateur au-delà de la fin de la projection ? Le sentiment qui confine à la colère d'avoir été baladé au fin fond d'un abyme sans la moindre idée d'un retour possible. Le sentiment que le spectateur a été pris, sans en avoir ni l'expérience ni la compétence, pour un psychiatre, lui préparé par son métier à entendre la plus profonde détresse sans s'y perdre lui-même.


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