Ils sont nombreux, décidément, ceux pour qui les progrès technologiques constitueraient nécessairement un progrès pour la société. C'est énervant.
En fait, le postulat sur lequel s’appuient tous ces ahuris tient dans un rejet frénétique de toute analyse d’ordre social, dans le rejet obsessionnel de toutes idées mettant en avant les rapports sociaux de production pour expliquer la marche des choses. Ce déni permet d’éviter de penser l’histoire en termes de contradictions de classes, ça rassure... Une révolution technologique, ça fait quand même moins désordre qu'une révolution tout court.
Une illusion obscurantiste, en fait. Car penser les forces productives (dont les nouvelles technologies d’information et de communication font partie) comme le moteur autonome de l'histoire, loin d’éclairer les spécificités de notre époque, c'est se mettre le doigt dans l'œil jusqu'au coude. A l’instar, par exemple, de tous ceux qui se pâment devant le « capitalisme cognitif », un supposé nouveau système de production dans lequel l’intégration, le développement et la médiatisation toujours plus poussée des connaissances (l’activité cognitive) constitueraient une composante à part entière de la production de valeur (de la plus-value sans la sueur, c’est pratique)...
En fait, les techniques ne sauraient entraîner à elles seules, de manière autonome, une nouvelle phase de progrès pour l’humanité. Quand rien ne s’oppose à ce que les nouvelles technologies ne servent qu’à gonfler le capital et divertir (et distraire) les consommateurs, le progrès ne peut être que tout à fait relatif. A plus forte raison quand cela fait déjà plus de trente ans que le capitalisme se révèle incapable de développer, à l’échelle mondiale, une industrie productrice de richesses et capable de satisfaire les besoins élémentaires de l’humanité (et accessoirement de reproduire son capital hors la bulle financière).
Oh bien sûr des investissements en biens d’équipement productifs, il y en a, mais, hors remplacement et modernisation du matériel ou rachat d’entreprises déjà existantes, ça ne représente pas grand chose. Parait même que l’impact sur la productivité des « nouvelles technologies » (ordinateurs, semi-conducteurs, puces électroniques, réseaux, téléphones mobiles, etc.) est, somme toute, accessoire...
Tout ça pour dire que le capitalisme qui se cache derrière nos beaux gadgets de l' "économie numérique" (internet, téléphonie mobile, réseaux sociaux, etc.) n’a pas fondamentalement changé de nature depuis un siècle. Il consiste toujours en l’application des bonnes vieilles recettes classiques d’intensification du travail et d’aggravation de l’exploitation (réduction et mise en jachère massive de la force de travail, pression du chômage de masse, intensification du travail, généralisation de la précarité et de la flexibilité, offensive contre les protections sociales, etc.). En fait de « société de l’information », c’est donc bien d’un capitalisme qui, dans un contexte de récession généralisée, s’emploie à durcir ses bonnes vieilles méthodes, qui domine. Un capitalisme qui, loin de muter – quelque soit l’ampleur remarquable des innovations dans le secteur des technologies de l’information et de la communication qu’on a connu ces dernières années –, n’a jamais cessé, partout, d’accentuer la violence sociale exercée sur le monde du travail.
Il ne s’agit donc, pour moi, pas de contester le fait que les nouvelles technologies de production du savoir, du traitement de l’information et de la communication des informations peuvent améliorer les pratiques à travers lesquels les hommes tentent de vivre ensemble. Mais pour que cela devienne réalité, il faudrait que les rapports sociaux s'inversent, que les hommes et les femmes qui travaillent et créent les richesses ne laissent pas les industriels leur imposer partout leur logique du profit à tout prix. C’est à cette condition que les nouvelles technologies pourraient réellement constituer un progrès : quand les moyens disponibles, aussi géniaux les uns que les autres, seront mobilisés pour débarrasser l'humanité de sa misère (tant physique qu'intellectuelle)...
D'accord, ce n'est pas demain la veille. Mais qu'espérer d'autre ?