Magazine Humeur

Okan

Publié le 22 octobre 2008 par Jlhuss

m-des-ombres1.1224494472.jpg- Je vous dis que j’ai vu cette fille vivante une seule fois, pour l’appartement. Qu’est-ce qui vous fait croire que je la fréquentais ? Très belle, et alors ? J’étais son locataire. Point barre.
- Et elle habitait où, pendant ce temps ?
- Qu’est-ce que j’en sais ? Peut-être nulle part. Les SDF, ça vous dit rien ?
- Tiens donc ! Une fille sous-loue son appartement à un inconnu pendant qu’elle couche sur le trottoir avec les clodos.
- Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
- Arrête, Pierrot ! Tu me prends pour un nase ?
- C’est du Boileau. J’ai le bac, moi, je sais lire.
- Dis plutôt Boivin, bâtard. On t’a trouvé piffé dans la chambre, pendant que la fille marinait dans l’hémoglobine sur le canapé du salon. Il va falloir causer, Pierrot. Ça presse, y a le lait qui déborde.


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- Fermez le gaz et passez l’éponge. Et puis cessez de me tutoyer, de m’appeler Pierrot. On n’a pas chassé le rebeu ensemble. Je vous répète : j’ai vu cette fille une fois en janvier pour mettre au point le loyer, de la main à la main. Quatre cents euros, c’était pas cher pour un deux-pièces, même dans le 20ème. Je lui ai payé quatre mois d’avance, elle avait besoin de ce liquide tout de suite, c’était sa condition.
- Et toi, bien sûr, tu avais tout ce fric !
- Je bosse comme une brute, j’ai le droit d’avoir trois thunes d’avance, non ?
- Donc vous vous connaissiez.
- Je viens de vous dire que non. C’était vaguement la copine d’une amie d’un pote. Assez canon, c’est vrai, mais dans le genre pute. Vous avez interrogé le voisin de palier, le petit Arabe d’en bas. Est-ce qu’ils ont vu monter et descendre une fille comme ça depuis février ? Est-ce que quelqu’un l’a vue monter le soir de ce que vous appelez le crime ?
- Parce que toi tu appelles ça comment, une gorge tranchée au rasoir ? Tu vas me dire qu’elle est tombée du plafond toute juteuse comme une pêche mûre… Tiens, il me vient une idée comme ça, Pierrot : la fille n’a pas eu besoin de remonter, puisqu’elle n’est jamais redescendue. Qu’est-ce que t’en dis ?
- Comprends pas.
- Ce samedi de janvier, pendant que vous parlez location, tu te dis que quatre fois quatre cents euros ce serait encore mieux dans ta poche pour payer les frais de bouche de la demoiselle, car tu en es tout de suite raide dingue, tu la veux pour toi tout seul entre quatre murs. Une meuf canon dans un deux pièces morose, c’est quand même mieux qu’un poisson rouge, hein ? Alors tu la bâillonnes et tu commences par la garer gentiment avec la planche à repasser dans le réduit qu’elle t’a fait remarquer pendant la visite. « Très pratique, ça peut même faire une petite chambre d’appoint. »
- Vous êtes encore plus nase dans le roman que dans l’enquête.
- Eh oui, Pierrot, et la fin sera sans surprise : c’est toi à l’ombre mon p’tit père, je suis très mauvais pour les coups de théâtre… Tiens, revoyons un peu le scénario. Donc, tu la séquestres. Ça se fait de plus en plus. Où est-ce que tu la baisais ? D’abord contre le mur dans le réduit, toujours bâillonnée de peur qu’elle crie trop ? Puis dans la chambre, à la bonne franquette, attachée au lit. Ton kif maximum c’est sur la table de cuisine, parmi les couteaux, tout ça feutré, double sparadrap pour pas déranger ceux qui dorment. Et puis bientôt ça te faisait plus assez jouir, alors…
- Ma parole, vous êtes un malade, vous, un sadique. On me disait que la police en est pleine, je voulais pas le croire. Pompier, vous seriez le type à jeter l’allumette dans la garrigue…
- C’est à toi que je vais mettre le feu, petit con, si tu craches pas le morceau.
- Mon morceau, vous l’avez. Alors vous vous le calez une bonne fois dans le crâne, parole et musique, j’y reviendrai plus. J’ai sous-loué l’appartement meublé à cette fille en janvier, payé quatre mois d’avance, et plus aucun contact. J’ai reçu de temps en temps des coups de fil d’amis à elle, une fois d’un mec un peu louche genre vicieux grave. Ils me demandaient où était Rana, où on pouvait la joindre, son portable ne répondait plus. Ils avaient pas l’air trop inquiets quand même, apparemment c’était pas la première fois qu’elle se tirait. Bon. La semaine dernière je fais une grosse teuf avec des potes, on boit pas mal. Vers midi, encore dans les vaps, je trouve le corps où vous savez et je vous appelle. Voilà. Vous avez fouillé partout, rien. Je vous ai donné les noms des potes de la soirée. Qu’est-ce que je peux dire de plus, merde ! Pourquoi je l’aurais tuée, cette meuf, moi ?
- Je vais te dire pourquoi, Okan, si tu préfères Okan à Pierrot. Un autre scénario, moins dégueulasse, quoique… enfin, je crois qu’il t’ira mieux. Cette fille qui s’est tirée de Colmar il y a un an, quand son père a voulu la marier à un cousin d’Anatolie, cette fille superbe qui tapine à Barbès pour payer sa planque, cette fille que le papa s’est juré d’égorger s’il la retrouve, tu la connais très bien, c’est ta petite soeur. Tu vois qu’on bosse aussi, chez les flics, depuis huit jours…Toi, Okan, t’es à Paris depuis trois ans, tu trimes comme magasinier dans le Xe. Tu loges chez l’hôtelier, un salaud qui demande 600 euros pour une piaule garnie avec cafards, douze mètres carrés où il n’y a pas moyen de cacher personne. En janvier, Rana retrouve ta trace. Elle sait que tu as évolué, toi, elle a un peu confiance, elle te dit que le père est à Paris et qu’il l’a repérée. Vous montez le coup de la sous-location. Quand le père vient, tu dis que Rana a filé, tu sais pas où, elle t’a laissé l’appartement. Ça marche. Février, mars. Et puis il y a la soirée que tu dis, arrosée jusqu’à pas d’heure, des potes qui fouinent partout, qui trouvent une nana super dans le placard. On est jeunes, on s’amuse et le jeu tourne mal, hein ?… Eh ben non, fausse piste. La soirée n’a pas beaucoup dépassé minuit, une petite bouffe de mecs sages dans ton genre. C’est après que ça se corse. Merde, le papa qui se pointe à 1 heure du matin, après tout le monde, quand tu viens de sortir la soeurette du placard ! Aïe, aïe, aïe…Allez,
Okan, raconte la suite tout seul comme un grand…Non ? Il faut que je t’aide ?… C’est papa qui t’a dit de le faire ? Il a parlé d’honneur, de tradition. Toi non plus, Okan, tu n’aimes pas trop les filles désobéissantes, les femmes très libres. Une éducation, ça laisse des traces. Tu as fait de ton mieux pendant trois mois, mais là, sous le regard du père…
- Et maintenant ?
- Maintenant il faut payer, Okan, et pas en centaines d’euros, en années de prison.
- Combien ?
- Ça dépend : tu devras dire si tu as fait, aidé à faire ou seulement laisser faire par lâcheté, sous la menace. On demandera aussi ses souvenirs au papa. Tiens, justement il nous arrive demain d’Alsace… Pas drôle la vie, Okan, jamais. Et le pire, des fois, c’est la famille. « Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin. » C’est dans Poil de carotte. Tu vois, Okan, il n’y a pas que toi qui sais lire.

Arion

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