Dans un post récent j’évoquais l’enfer du front russe et Guy Sajer. Sajer, jeune alsacien engagé à 17 ans dans la Wehrmacht va connaître toute la campagne de Russie, de Koursk à Kharkov, la bataille de Bielgorod, le passage du Dniepr, la retraite des derniers survivants de la Gross Deutschland à travers la Roumanie et les Carpates jusqu’au bord de la Baltique à Memel ou l’horreur atteint son comble.
Un récit hallucinant, une retraite homérique, de jour comme de nuit, dans la boue, la neige, par -40°, sous le martèlement terrifiant de l’artillerie russe, face aux vagues d’assaut inépuisables des soldats de l’armée rouge.
Il y a peu de temps j’ai relu en parallèle ce témoignage extraordinaire de Sajer et les carnets de guerre de Vassili Grossman, journaliste russe en première ligne qui décrit la même guerre du côté soviétique, les mêmes batailles, la même souffrance, les mêmes hommes qui combattent et meurent parce que c’est la guerre et qu’ils n’ont pas le choix.
Rien de plus édifiant et de plus tragique.
« Toujours il est en lui beaucoup de la bête, sommeillante sur les tapis confortables et bien tissés d'une civilisation lisse, dégrossie, dont les rouages s'engrènent sans heurts, drapée dans l'habitude et les formes plaisantes; mais la sinusoïde de la vie fait-elle brusquement retour à la ligne rouge du primitif, alors les masques tombent : nu comme il l'a toujours été, le voilà qui surgit, l'homme premier, l'homme des cavernes, totalement effréné dans le déchaînement des instincts. »
« L’essentiel n’est pas ce pour quoi nous nous battons, c’est la façon dont nous nous battons.»
(La guerre comme expérience intérieure - Ernst Jünger)
(…) Nous voici à Memel, nous les rescapés d’un moment ; Nous y sommes parvenus avec des camions tirés à bras d’hommes, avec des tanks locomotives qui tiraient derrière eux un convoi dont on les aurait crus incapables. Nous sommes parvenus au fond des choses. Tout ce qui possède encore un semblant de vie mécanique ou humaine, avance encore, oubliant ses plaies, bénissant le ciel de ce sursis de misère. Les bombardements ne ralentissent que ceux qui meurent d’une façon définitive. Les morts d’angoisse continuent à avancer, le regard flamboyant, parmi ceux qui s’écroulent et qui jalonnent la piste.
Memel vit encore sous ses flammes, sous son ciel opaque de fumée, sous ses ruines. Memel vit sous le vrillement des chasseurs bombardiers russes, sous celui de l’artillerie lourde, sous l’épouvante et la neige qui voltige.
Mais, une fois de plus, le vocabulaire est de peu d’aide pour exprimer ce que mes yeux ont pu voir. J’ai l’impression, finalement, que tout ce jeu de syllabes a été mis au point pour décrire des choses futiles. Une fois de plus, rien parmi les mots ne peut exprimer la fin de la guerre en Prusse. J’ai connu l’exode en France devant les troupes Allemandes auxquelles j’ai été incorporé ensuite, j’ai vu les mamans réclamer du lait dans des fermes paisibles, j’ai vu des chariots renversés, j’ai même été une fois mitraillé aux alentours de Montargis. Mais je ne garde de ceci qu’une toute petite inquiétude assez grisante, un peu comme d’un voyage qui n’a pas été tout seul. Et puis il faisait beau. Ici il fait froid, il neige et tout alentour est détruit. Les réfugiés meurent par milliers sans que quiconque puisse leur venir en aide. Les Russes, lorsqu’ils ne sont pas occupés par un contact avec nos troupes, poussent devant eux une marée de civils. Ils tirent au canon et foncent avec leurs chars parmi la masse épouvantée et pétrifiée. Ceux qui auront un peu d’imagination essaieront de brosser un tableau de ce que je tente d’expliquer. Jamais cruauté ne fut si pleinement atteinte, jamais le terme horreur ne parviendra à signifier ici ce qu’il veut dire.
Oui, nous sommes dans l’impasse de Memel. Dans ce demi cercle d’environ vingt kilomètres de diamètre, adossé à la Baltique dont la houle grise et froide roule sous le brouillard impénétrable. Dans ce demi cercle se rétrécissant sans cesse, qui tiendra on ne sait par quel miracle une grande partie de l’hiver. Dans ce demi cercle, harcelé par les bombardements continus et par les attaques permanentes venant des lignes Russes qui grossissent progressivement au fur et à mesure que les nôtres diminuent. Parmi des milliers et des milliers de réfugiés, dont la désolation ne pourrait être mentionnée par aucun commentaire suffisant, et qui attendent d’être évacués par la voie des mers avant que les troupes ne le soient vers la mi-décembre.
Memel en ruine ne peut ni abriter ni contenir cette importante partie de la population Prussienne qui s’est réfugiée dans son enceinte. Cette population à laquelle nous ne pouvons apporter que des secours virtuels, paralyse nos mouvements, endigue notre système de défense déjà si précaire. Dans le demi cercle de défense, vibrant du tonnerre des explosions qui couvrent les cris de toutes sortes, troupes anciennement d’élites, unités du Volkssturm, mutilés réengagés dans les services d’organisation de défense, , femmes, enfants, nourrissons et malades sont crucifiés sur la terre qui gèle, sous un toit de brouillard qu’illuminent les lueurs des incendies, sous le blizzard qui frôle d’une caresse froide l’avant dernier acte de la guerre. Les rations de nourriture sont si maigres que ce qui est occasionnellement distribué en une journée pour cinq personnes ne suffirait plus aujourd’hui à la collation d’un écolier. Des appels à l’ordre et aux restrictions sont sans cesse diffusés à travers la brume qui masque en partie le drame. De nuit comme de jour, des embarcations de toutes sortes quittent Memel avec un chargement maximum de monde. De nuit et surtout de jour, l’aviation soviétique les harcèle. Les énormes files de réfugiés, que l’on essaie vainement de recenser et qui s’avancent vers les pontons d’embarquement, offrent des cibles immanquables aux pilotes moujiks. Les impacts ouvrent des espaces épouvantables parmi la foule hurlante qui plie et meurt sous les coups, mais demeure sur place avec l’espoir féroce d’embarquer prochainement. On encourage à la patience, on invoque une fois encore le problème des super restrictions. En fait on propose à ces gens martyrisée de jeûner, en attendant la délivrance. Le drame est si grand que l’héroïsme devient banalité. Des vieillards se suicident, des femmes également, des mères de famille abandonnent leurs enfants à une autre mère en la priant de faire bénéficier son enfant de la ration qui lui aurait été accordée. Une arme ramassée prés d’un soldat tué fera l’affaire. L’héroïsme se mêle au désespoir. On encourage les gens en leur parlant de demain, mais ici tout perd de son importance.
Et les martyres assistent bien souvent au suicide de leurs semblables sans presque intervenir. Certains, dans un accès de démence qui atteint je ne sais quel stade, vont se tuer sur les silos de morts qu’une aide civile regroupe par endroits. Peut-être pour faciliter la tâche de cette entraide. La capitulation, quelle qu’elle soit, mettrait un terme à cette effroyable panique. Mais le russe a inspiré une telle terreur, manifesté une telle cruauté que l’idée n’effleure plus personne. Il faut tenir, tenir, coûte que coûte, puisque nous serons finalement évacués par la mer. Il faut tenir ou mourir. (…)
Le soldat oublié, Guy Sajer.