Elle ne put retenir un sursaut de surprise. « Déplorable ?! » répéta-t-elle. « Mais oui. Déplorable pour moi qui étais né ambitieux, dénué de scrupules, très doué pour faire des promesses et ne pas les tenir, spécialiste de la trahison, et j’en passe. Qu’allaient devenir ces qualités si on les étouffait sous un monceau d’inepties ? Alors, j’ai lutté, de toutes mes forces. Et j’en avais. Et puis, j’ai eu de la chance, je le reconnais volontiers. J’ai su m’infiltrer dans les bons réseaux, j’ai su saisir les opportunités qui se présentaient à moi. J’ai énormément travaillé, j’ai cultivé mes dons. Et, Dieu merci, je n’ai rencontré sur ma route que des imbéciles, des faibles, des lâches qu’il ne m’a pas été bien difficile d’écraser ; des opportunistes, aussi, dont j’ai su acheter non pas l’amitié mais la complicité. C’est grâce à tout cela que j’ai réussi. Aujourd’hui, j’ai réalisé mon rêve, je contemple le fruit de mes efforts : je suis riche et j’aime la richesse. Non pas pour les biens matériels qu’elle procure, mais pour la puissance et le pouvoir qu’elle donne. Le seul véritable pouvoir, entendez-vous, il est là, et pas ailleurs. J’aurais pu faire une carrière politique, j’en avais l’envergure et les moyens. Mais quel intérêt à être le valet quand vous pouvez être le maître ? On me craint, on me déteste, on me respecte ou du moins on fait semblant, j’ai une famille à moi, assez peu réussie, je dois l’avouer, mais on prend ce qu’on trouve, je vais à la messe tous les dimanches parce que je me suis rendu compte que, finalement, cela me servait plus que ça ne me nuisait. J’ai réussi tout ce que j’ai entrepris. N’ai-je pas le droit d’être fier de moi ? » « Si, je le suppose, murmura-t-elle en fixant ses gants. Mais si vous attendez de moi des félicitations… » « Je les mérite, coupa-t-il. J’ai su éviter tous les pièges et partir d’où je suis parti et arriver où je suis arrivé, ce n’est pas donné à tout le monde. » « C’est vrai. » Il s’approcha d’elle, furieux tout à coup de découvrir dans sa voix une telle répulsion. « Pourquoi ce mépris ? Vous devriez comprendre que l’ambition est quelque chose d’humain. Est-ce ma faute si je suis né fort ? » « Il y a différentes forces, dit-elle. Et différents moyens de s’en servir. » « Vous devenez moralisatrice, et ce n’est pas dans votre rôle. Laissez ça à d’autres. » Elle contourna le fauteuil, fit quelques pas dans la pièce tout en examinant lentement les meubles. Elle ne paraissait plus effrayée ; seulement écoeurée. « Et votre fils ? s’enquit-elle soudain. Pourquoi le méprisez-vous à ce point ? »
« C’est un raté, expliqua-t-il posément. En un mot, le contraire de moi. Il ne fera jamais rien de ses dix doigts. Il se croit poète alors qu’il n’est que rimailleur. Il se dit aussi musicien, il aime la peinture et se prend pour un artiste. Il ne fera jamais rien de ses dix doigts. Il vit dans les nuages, et il est absolument incapable de construire autre chose que des rêves. Ma femme le porte aux nues, naturellement. La chère âme n’a pas encore compris –ou ne veut pas voir- que notre fils est un bon à rien. » « Que vous importe, au fond ? Il n’est pas un danger pour vous. Auriez-vous préféré un fils ayant les mêmes appétits que vous ? Deux requins dans le même aquarium, cela ne peut mener qu’au désastre.» La réplique était marquée au coin du bon sens. Décidément, cette fille était surprenante. « Il n’est pas dangereux pour l’instant. Mais pouvez-vous concevoir à quel point j’enrage de devoir incessamment –puisque je vais bientôt vous suivre- laisser tout ce que j’ai construit passer entre les mains de cet inutile et de cet incapable ? » « Effectivement, dit-elle avec un petit hochement de tête. Cela doit être très dur. Mais vous avez peut-être d’autres enfants ? » « Non. Un de ce calibre suffit. » « Déshéritez-le. » « Impossible. La loi ne le permet pas. »
Son regard abandonna les meubles pour se poser sur lui. Un léger sourire, vaguement ironique, donnait à sa physionomie une étrange et soudaine séduction. Il pensa que Mademoiselle Martin, au fond, n’était pas si laide que ça, et pas non plus dépourvue d’un certain charme, surtout lorsqu’elle souriait. Il attendit sans impatience qu’elle eût fini de l’examiner. « Alors ? Me prenez-vous toujours pour un fou ? » « Plus que jamais, répondit-elle. Du moins quand vous continuez à me prendre moi pour ce que je ne suis pas. Pour le reste, ma foi, vous me semblez être un homme comme les autres. » « Comme les autres ? » dit-il, stupéfait et désorienté. « Oh oui. L’arrivisme n’est pas votre apanage. J’ai rencontré bien des gens de votre acabit. » Il voulut intervenir mais elle ne lui en laissa pas le temps. « Bien entendu, vous ne regrettez rien ? » continua-t-elle. « Rien. Qu’ai-je à regretter ? J’ai été heureux, même si cela vous étonne. » « Plus rien ne m’étonne, dit-elle machinalement. Enfin, venant de vous. » « Heureux de ce que j’ai fait, oui, insista-t-il et il eut soudain l’impression désagréable qu’il voulait davantage se convaincre lui-même que la convaincre elle. Même de mes pires saloperies. J’étais d’ailleurs prêt à en commettre d’autres lorsque vous vous êtes annoncée. » « Oui, je n’en doute pas. » Elle parlait maintenant d’un ton calme, mesuré. Il jeta un regard discret à sa montre. Plus que cinq minutes. « Maintenant, j’aimerais connaître le verdict, reprit-il. Où allez-vous m’emmener ? En haut ou en bas ? » « Puisque vous me connaissez si bien, vous devriez vous rappeler que le jugement n’est pas dans mes attributions. Je ne décide rien. J’exécute les ordres. » « Oui, c’est vrai. Mais peu importe l’endroit où je passerai mon éternité. Ni l’enfer, ni le paradis n’existent. La punition qui m’attend est bien plus terrible, bien plus efficace pour des gens comme moi. Le néant. L’oubli. Un oubli sans fin. Si vous croyez que je suis dupe… Je sais que tout ce que j’ai fait était inutile, qu’à peine moi disparu de cette terre, on me rayera de la liste des gens dont il faut se souvenir. On oubliera mon existence, mon nom, à jamais. Quel supplice plus épouvantable peut-on réserver à l’orgueilleux que je suis ? Tant d’efforts pour rien, pour devoir un jour tout abandonner, tant de renoncements, de reniements, de trahisons pour en arriver là, être mangé par les vers comme n’importe quel abruti, être définitivement oublié, dans les siècles des siècles… Allons, ma chère, vous m’avez fait crédit de beaucoup d’intelligence et de volonté. Accordez-moi aussi la lucidité. »
L’horloge de l’entrée sonna la demie de dix heures. Il se mit à rire et se frotta joyeusement les mains. « Mais voilà exactement vingt minutes que je vous ennuie avec mon délire de fou, dit-il. Vraiment, vous ne voulez rien boire ? Pour fêter mon départ de cette terre… » « Non, je vous remercie. » Elle s’approcha de la fenêtre, souleva le rideau. « Le temps est écoulé. Je vais devoir m’en aller. » « Déjà ? Attendez encore un instant. Je veux regarder une dernière fois cette pièce, ces meubles, cette photo de mariage posée sur le bureau –n’est-elle pas attendrissante ? Je veux pour dernière vision celle de ma mort, debout devant la fenêtre, un foulard autour du cou, appuyant nonchalamment son beau front contre la vitre embuée… Voilà, Mademoiselle Martin. La comédie est terminée. » Sa voix était devenue sèche et dure. « Dites-moi maintenant ce que vous étiez venue faire ici et partez. » « Ne m’appelez pas mademoiselle Martin, dit-elle sans se retourner. Ce n’est pas mon nom. » « Vraiment ? » D’étonnement, il faillit lâcher le verre qu’il tenait entre les mains. « Et quel est votre nom ? »
(A suivre)