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Et je vous le dis : ce sera lui, ou moi

Publié le 30 octobre 2008 par Cédric Tamboise
Et je vous le dis : ce sera lui, ou moi

A l'exception de cette petite phrase d'introduction, ce billet est reproduit dans son intégralité (en respect de la licence CC).
J'aimerai avoir votre avis, non pas sur l'émotion évidente créée par la lecture de ce billet, mais sur la situation vécue, ce que vous auriez fait / pu faire, comment agir...
Le débat est ouvert.


Aujourd’hui, dans le métro 6, je suis
fatigué. Je me trimballe beaucoup de matos photo du shooting d’hier : 3
appareils photo, un trepied, 3 objectifs, flash, accessoires… Sans
compter mon sac habituel de freelance : laptop, chargeur, affaires etc.
J’ai oublié mon portefeuille sur le lieu du shooting et ai dû donc
acheter un ticket à l’arrach’, je loupe une station bref, pas la joie.

Du coup, je me connecte pour passer le temps sur l’un de mes blogs favoris : Secret Défense

Il est question aujourd’hui de la confirmation que Nicolas Sarkozy va obtenir “son” Air Force One,
le fameux avion présidentiel que le monde entier est censé envier au
Américains. Note : 280 millions d’euros, à remettre dans le contexte
d’un budget global de 101 milliards d’euros alloués à la Défense sur
les 6 prochaines années.
Les commentaires sont fermés et je me dirige donc vers le billet initial qui évoquait ce projet,
alors encore confidentiel. Les commentaires sont ici nombreux et
évidemment, rageurs. On y parle beaucoup de ce Président bling-bling,
gâté et irrespectueux de son pays qui connaît la crise.
Le projet Air Force One dans son ensemble est bien sûr plus complexe et
raisonné qu’il ne le laisse penser, mais tout de même, chaque mouvement
de Sarkozy semble prendre des allures de gifle pour le pays auquel il
est censé donner l’exemple.

C’est à ce moment que le SDF craque, au milieu de la rame de métro.
Je ne l’avais pas vu monter, à la station Nationale, ou Chevaleret.
Pour ceux qui empruntent rarement le métro parisien, sachez que les SDF
font partie intégrante du voyage, c’est comme cela. Vendant des
journaux, jouant de la musique ou récitant machinalement une vie de
misère, ils font tristement partie de meubles.
Avec l’habitude, on commence à les ignorer, on se concentre sur sa
musique, sa lecture, sa moue de parisien grincheux. Un sommet de
civilisation.

Je lisais donc mon blog et cet homme, avec le recul, je l’avais vu
Tout le monde l’avait vu. Il est monté dans ma vision périphérique, il
a tendu et vendu son journal dans mon audition inconsciente. Et il a
enfin obtenu mon attention, l’attention de tous les voyageur lorsqu’il
a craqué.
Je ne me rappelle plus des premières phrases.

“ALORS VOILA, VOILA. C’EST CA, LA FRANCE ? PAS UN REGARD, PAS UN
SOURIRE ? JE SUIS HONNÊTE, JE ME BATS POUR TENIR, JE VENDS CES JOURNAUX
TOUS LES JOURS”

Pas une réaction. Enfin, pas une réaction visible. Evidemment, tout
le monde le regarde, le plus discrètement possible. Je sens quelques
machoîres qui se serrent, mais personne ne bouge d’un poil.

“ET RIEN. RIEN ! VOUS VOUS EN FOUTEZ, HEIN ? HIER, J’AI VENDU CES
JOURNAUX PENDANT 10 HEURES ET J’AI QUAND MÊME DORMI DEHORS. VOUS LE
VOYEZ, LE FROID DEHORS, VOUS IMAGINEZ LA TEMPERATURE ??”

Le métro 6 est aérien, et nous montre le ciel blanc d’hiver, le
temps gris. J’ai encore des frissons de mon trajet jusque la station.
Sur les derniers mots, la voix de l’homme s’est légèrement brisée : il
commence à pleurer, mais reste digne. L’homme empoigne soudain les
journaux qui se trouvaient dans son sac et les jette au milieu du
wagon. Pas un bruit, autre que celui du papier froissé.

“VOILA, PRENEZ-LES, CES JOURNAUX, PRENEZ-LES ILS SONT GRATUITS, JE M’EN FOUT CA NE SERT A RIEN”

Il se dirige vers le fond de la rame où je me trouve et se retourne alors pour asséner avec véhémence :

“CONTINUEZ VOTRE VIE, IGNOREZ MOI, MAIS VOUS ALLEZ VOIR CE QUE JE
VAIS FAIRE ! AVANT CE SOIR, JE VAIS EN ATTRAPER UN COMME VOUS, ET JE
VOUS LE DIS : CE SERA LUI, OU MOI”

J’ai un haut le coeur mais ne laisse rien transparaître, aussi
minable que les autres voyageurs. Il parle de survie, d’un truc animal
et hors de toute forme de règles, de loi, de civilité, quelque chose
hors de notre champ des possibles, nous gens bien dans la vie qu’on
nous propose.

“Ce sera lui ou moi” : ses paroles auraient pû être celles de la
colère, mais la tristesse de son regard et la détermination de sa voix
font tout tomber : cet homme est à bout, cet homme se trouve dans une
impasse totale. Une illustration bien vivante de ce que nous ne voyons
en général qu’à travers les médias, de manière purement intellectuelle.
La vision de cet homme, son cri de détresse nous ramènent brutalement à
la vraie vie, celle avec des sens.

L’homme se laisse tomber dans le strapontin en face de moi, la
personne assise à côté s’écarte comme elle peut. Il laisse choire son
sac à dos et prend son visage buriné dans ses mains. Il doit avoir 40
ans.
Ses sanglots silencieux toujours enfouis dans ses paumes, ses doigts
qui grattent lentement sa tête, ses chaussures aux lacets fermement
serrés me présentent un homme digne le matin, perdu le soir.

Une, deux stations, il se tient toujours le visage, dans un slience
d’eglise. Des voyageurs descendent, d’autres montent en enjambant son
sac à dos, son voisin a désormais repris sa lecture et je le regarde.
Face à face, un mec chargé de 3 appareils photos et un homme le visage
dans ses mains. C’est indécent.

Je veux capter son regard et en même temps, je me sens tellement
ridicule et insultant, chargé comme une mûle de produits de
consommation haut de gamme, de mes vêtements de marque, de mon
téléphone qui affiche Libération et de ma molle indignation face à la
dernière lubie de mon Président, de son Président aussi. Mais comment
détourner le regard, ce coup-ci ? Je cherche silencieusement son
attention.

Si j’ai oublié mon portefeuille, j’ai toujours mon porte monnaie, je
le sors et le vide de ses pièces maladroitement, comme un enfant qui
rendrait les billes qu’il a volées. L’homme se tient toujours la tête.
Je devine la tristesse infinie de son visage, l’impasse dans laquelle
il est, mais je sais aussi que sa réalité dépasse la plus triste de mes
imaginations.

Je suis révolté, mais ce qui me révolte encore plus, c’est qu’en
sortant, je commencerai à oublier, comme la plupart des gens oublient,
pour ne pas déprimer eux-même, pour ne pas faire face. Notre argument
massue ? “Que peut-on y faire, ça va changer quoi.” Imparable. On donne
parfois du rab’ de monnaie, à manger, une promesse de don. C’est notre
B.A et cela nous permet de rester “propre et digne” devant le miroir,
quand certains quémandent de l’argent pour rester “propre et digne”
tout court.

Ma station arrive, je dois partir, je ne sais pas comment lui donner cet argent. Il y a à peine 6 euros.

Monsieur…” … Il ne réagit pas.
Monsieur… Monsieur ? Prenez cet argent… Je suis désolé…
Je lui glisse les pièces entre les doigts, sa main esquisse un refus,
j’insiste. Il lève sur moi son visage émacié mais fier, ne sourit pas,
j’ai encore plus honte.
Je me lève et lui dit “de ne pas perdre espoir, ne perdez pas espoir“.
Il ne me regarde pas et bougonne quelque chose de négatif, que je
n’entends pas mais que je comprends bien : dans la marée des gens
indifférents à son sort, il y a ceux qui ne valent pas vraiment mieux
mais qui se révèlent assez faibles pour donner de l’argent sur ce genre
de coup d’éclat. Il a raison : j’aurais pu me considérer comme vraiment
généreux si j’avais aidé cet homme avant ses larmes, avant son volte
face dans cette rame de métro. C’est assez minable, ce que je viens de
faire : J’ai l’impression de donner un sucre à un chien qui crève de la
rage.

Les portes se ferment, je me retrouve sur le quai dans le flot des
gens pressés et pressés d’oublier ce qu’ils ont vu. Je reprends la
marche de ma vie avec ce reflexe de survie : ce n’est pas ma faute, je
n’ai rien fait de mal, c’est la société etc.
Le raisonnement est petit, mais je sais qu’il prévaudra en moi assez
vite, c’est comme ça. En chemin, je me demande comment du coup, je vais
acheter d’autres tickets de de métro pour aller chercher mon
portefeuille tout à l’heure.

Et je retrouve un billet de 50 euros, reçu pour mon anniversaire. En
moi, le débat est impitoyablement rapide : “Tu aurais pu lui donner le
billet”. “Nan, ça se fait pas de donner 50 euros pour un SDF”. Le débat
est clos, la conclusion évidente : les pauvres, il faut respecter leur
condition de pauvres et leur donner des pièces : c’est l’usage, enfin.

Parce que rien n’est parfait et parce qu’aucun système ne peut
emmener tout le monde avec lui, des gens comme cet homme ne peuvent
accéder à notre conscience ou notre attention que le temps d’un
instant, un pic ponctuel d’empathie, de rage ou de honte.
Il y a des gens qui se démènent tous les jours contre ça. Il y des gens
qui s’en foutent. Et il y a, au milieu, la masse de gens comme moi à la
générosité à géometrie variable, donnant suivant leur humeur, la
situation, la culpabilité, l’impact. Bienvenue dans une société du
spectacle qui vous laisse le choix : lui, ou vous.

Source de l'image: Zamario @ Flickr / CC BY NC

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