Magazine

La visiteuse 7

Publié le 31 octobre 2008 par Porky

Elle se retourna avec une lenteur calculée. Puis elle dénoua son foulard et le caressa un instant, précautionneusement. Elle le fixait avec une inquiétante intensité. Elle avait presque le même regard que la femme du rêve. « Je crois que vous vous êtes bien amusé, pendant ces vingt minutes. Et vous avez remporté le premier set. Mais le second sera pour moi. De même que la partie, comme vous l’avez si bien dit tout à l’heure. » Elle le mettait très mal à l’aise, à le fixer ainsi, avec ce regard qui n’exprimait plus rien. « Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il, les sourcils froncés. Il est trop tard maintenant pour songer à me donner intelligemment la réplique. Je vous l’ai dit, le jeu est fini. Qu’avez-vous à m’apprendre ? » « Le jeu n’est pas fini, répondit-elle. Simplement, la balle est à présent dans mon camp. Mais ne l’a-t-elle pas toujours été ? » Elle souriait de nouveau, amicale et presque bienveillante. « Vous disiez la vérité sans même vous en rendre compte. La lettre, par exemple. C’est vrai, c’était une mise en scène. J’ai cependant pensé que vous-même aviez suffisamment d’humour pour apprécier le mien. N’était-elle pas un chef d’œuvre, cette lettre ?... Et puis, débarque-t-on sans prévenir chez un homme de votre importance ? » La voix était porteuse d’une terrible ironie. Sans trop savoir ce qu’il faisait, il recula et se réfugia à son tour derrière le fauteuil. « Si vous tenez à me rendre la monnaie de ma pièce, trouvez autre chose. Cela ne marche pas. » « Ce n’est qu’une question de temps, rétorqua-t-elle, toujours aussi suave, et il y avait quelque chose de terrifiant dans cette douceur. Cela va très vite marcher. Déjà, vous commencez à vous sentir mal, vous devenez livide. Vous devriez vous regarder dans un miroir. Vous comprenez peu à peu que la comédie n’en était pas une, et que s’il y en a un qui était la dupe de l’autre, ce n’était certainement pas moi. J’ai eu toute la durée de votre vie pour apprendre mon rôle. » Un froid horrible l’envahissait. Et une panique sans nom fondit tout à coup sur lui, si forte qu’elle l’empêcha de faire un geste. Il ne pouvait que trembler, trembler de terreur devant cette inconnue. « Qui êtes-vous ? chuchota-t-il enfin. Qui vous envoie ? Mes ennemis ? Vous venez me régler mon compte, c’est ça ? » « Comme vous transpirez ! Essuyez-vous donc le visage. Cette sueur incongrue fait douter de votre caractère d’acier. » Elle se moquait de lui, ouvertement. Il puisa dans ce nouvel élément la force de se rebiffer. « Va suffit, maintenant ! Dites une bonne fois ce que vous voulez et fichez le camp ! » ordonna-t-il. Sans un mot, elle tendit les mains vers lui. C’était celles de la femme du rêve. Exactement les mêmes, blanches, translucides. La peur le submergea de nouveau.

« Vous n’êtes pas mademoiselle Martin ! » cria-t-il d’une voix fausse, aiguë. Une voix ridicule. Et, comble de l’horreur, il s’aperçut qu’il venait de croiser les bras devant son visage, comme s’il se trouvait incapable de faire front à cette menace. « Je deviens lâche », pensa-t-il, épouvanté. « Non. Sylvaine Martin est chez elle. Très loin d’ici. Elle dort dans sa chambre. Comme il fait très froid, elle a ouvert au maximum le robinet de son petit radiateur à gaz. Seulement voilà : la veilleuse vient de s’éteindre. Il va falloir que je lui rende visite après vous avoir quitté. » Il baissa les bras ; leurs regards se croisèrent. Elle détourna le sien presque tout de suite et cet effacement volontaire, ce semblant de geste de soumission lui rendit pour quelques secondes toute sa morgue. « Vous m’avez bien eu, reconnut-il. Je suis beau joueur, moi. J’admets que vous avez réussi à me flanquer la frousse. Vous êtes contente ? » « Pour un homme qui aime se croire lucide, comme vous vous aveuglez facilement ! Je suis bien celle que vous attendiez. Cette comédie, c’est moi qui vous l’ai soufflée. Mademoiselle Martin pourrait-elle vous raconter votre rêve avec cette précision ? Vous vous en souvenez, bien sûr : la gare, le train, la descente de cette femme du wagon, le long cheminement dans les rues, moi devant, vous derrière, et ce désir de voir mon visage qui vous dévorait… Ne vous rappelle-t-il pas quelqu’un, mon visage de votre rêve ? N’éveille-t-il aucun écho en vous ?... »

Et il eut devant les yeux cette figure de cauchemar, le regard de son fils dans les yeux de sa femme, le sourire de l’un sur les lèvres de l’autre…

« Vous ne vous êtes trompé que sur un seul point, reprit-elle. Mais cette erreur aussi était voulue. Je ne suis pas votre mort. Vous avez encore un long chemin à parcourir et je me garderai bien de vous emmener avant votre heure. Je reviendrai un jour, et cette fois, ce sera la bonne, c’est certain ; j’essaierai d’être moins insignifiante, puisque vous détestez les gens ordinaires. Aujourd’hui, j’étais simplement venue… Mais non. Dans une minute, très exactement, le téléphone va sonner. Vous saurez ce que j’étais venue vous apprendre. Je préfère que ce soit les autres qui se chargent d’un tel message. La mort elle-même répugne à faire certaines besognes… » Il tenta un dernier effort, monstrueux, surhumain. « Le téléphone ne sonnera pas, cria-t-il. Allez-vous en ! »

Elle ne répondit pas. Elle continuait de le regarder et dans ses yeux, brilla tout à coup une lueur de pitié et de compassion. La sonnerie du téléphone retentit, stridente. D’un geste, elle lui indiqua l’appareil, posé sur le bureau. Toute volonté abolie, il décrocha, murmura quelques mots. Puis le combiné lui échappa des mains et tomba sur la table avec un bruit sec. Quelque chose d’atroce montait en lui, quelque chose qu’il ne connaissait pas, dont il ignorait le nom.

« Une route enneigée, dit-elle en enfilant ses gants. Du verglas, du vent. Un mauvais conducteur qui va trop vite, comme l’imbécile qu’il est. Il n’en faut pas plus pour jeter une voiture contre un arbre. Deux morts. » Il s’était laissé glisser à terre, anéanti. Dans le combiné résonnait une voix qui répétait « allo ! allo ! ». Elle raccrocha doucement, se pencha vers lui et posa la main sur son épaule. « Une consolation pour vous. On vous l’a dit au téléphone : votre femme et votre fils n’ont pas souffert. Ils ont été tués sur le coup. »

Elle se dirigea vers la porte, se retourna une dernière fois. « Tout de même, j’allais oublier : joyeux Noël, Monsieur. »

FIN


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Porky 76 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte