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Hegel, ou le désir contrarié

Publié le 31 octobre 2008 par Perce-Neige
Mieux valait, sans doute, ne pas trop s’attarder sur les détails. Ni, surtout, chercher à se justifier. S’il devait s’expliquer, la moindre hésitation lui serait fatale et anéantirait, sur le champ, sa détermination. Il suffisait de presque rien, il en était convaincu. Un tremblement à peine perceptible de ses lèvres, et c’en était fini de lui. Voilà ce que Paul se disait. Pendant que Stéphanie fumait tranquillement sa Malboro, réfugiée sous la véranda, sans parvenir à se défaire de l’emprise de Bistouri qui tournait autour d’elle comme un vautour autour d’une charogne, tout en vantant le bienfait de longues promenades dominicales dans la campagne aux environs, Paul s’éclipserait le plus discrètement possible, histoire de retrouver Rose occupée, dans la cuisine, à je-ne-sais-quoi de vaguement féminin, ou, pour être plus précis, de vaguement maternel. Et Paul attendrait patiemment qu’elle s’affaire à remettre de l’ordre dans les casseroles qui mijotaient sur le feu, pour s’adresser à elle d’un ton faussement désinvolte, enjoué, aérien. M’man, j’voulais te prévenir que Stéphanie et moi, on va s’installer dans la chambre d’amis. La vérité c’est qu’on dort ensemble, c’est comme ça. Point à la ligne. Ne me demande rien. S’il-te-plait, ne dis rien M’man. Surtout ne-dis-rien ! Ne m’oblige pas à être désagréable ! Ne m’oblige pas à t’envoyer à la gueule tes quatre vérités. Ne m’oblige pas à te clouer le bec, M’man. C’est clair ? Non, ça ne l’était pas, au fond. Ca ne l’était même pas du tout… Pour preuve, d’ailleurs, il n’avait rigoureusement rien répondu d’à peu près audible quand Rose Flament, le voyant brusquement apparaître à la porte de la cuisine, bizarrement mal à l’aise, l’avait attrapé par le bras après avoir ajusté son chignon et posé, sur la gazinière, la poêle qu’elle venait d’extraire du placard sous l’évier. « Paul, viens par là… » avait-elle dit, d’un ton autoritaire, mais qu’il avait jugé, après coup, empreint d’une extrême bienveillance, et d’authentique sympathie, si proche, au fond, de ce qu’il attendait d’elle sans jamais avoir osé le formuler aussi nettement. « J’espère que je ne me suis pas trompée. Je vous ai installé dans la chambre d’amis. Ton père et moi, on a pensé que vous seriez plus à l’aise... C’est ce que vous vouliez, je suppose, non ? » Sans doute, mais alors pourquoi, à ce moment précis, avait-il failli s’effondrer de terreur en sanglotant comme autrefois quand il fallait passer par la cave et affronter les monstres sans visage qui se tapissaient dans l’obscurité et s’apprêtaient à le dévorer tout cru sans lui laisser la moindre chance de s’échapper. Oui, pourquoi avait-il failli pleurer comme un gamin, n’aspirant plus, soudain, qu’à se disloquer définitivement aux quatre coins de l’univers, ou qu’à se dissoudre immédiatement dans l’atmosphère en espérant de jamais avoir à répondre de rien, oubliant déjà jusqu’à son identité, délaissant dans le même mouvement l’enveloppe charnelle qui l’avait abrité durant son bref passage dans le monde visible. Oui, pourquoi ? Et pourquoi, aussi, s’en était-il fallu de très peu pour qu’il ne bafouille quelque chose d’irrémédiable, et de douloureux pour lui même, et de terrible pour l’avenir, si l’on y songe. Pas la peine, M’man. Stéphanie est mon amie mais sans plus, Elle peut dormir dans la chambre du bas, et moi dans la mienne. C’est d’ailleurs ce que je m’étais dit. Ce qu’il s’était dit ? Sauf que c’était exactement le genre de discours susceptible de déclencher une guerre nucléaire. Et de cela, Paul en avait parfaitement conscience… « D’accord, d’accord, Paul, si tu y tiens… » lui avait répondu Stéphanie Labouré, une semaine plus tôt, en se débarrassant de son pull, puis en retirant son soutien gorge sans se préoccuper le moins du monde de ce que la terre entière pouvait, alors, apercevoir de son anatomie à condition, toutefois, d’occuper le troisième étage de l’immeuble situé juste en face du sien et où logeait, en réalité, la lesbienne plutôt délurée sur les bords dont elle avait souvent croisé le regard à la boulangerie du boulevard. « Mais si j’accepte de passer le week-end chez tes parents, c’est à UNE condition ! Tu entends ? A UNE et UNE SEULE condition ? Je t’aurais prévenue…. » avait-elle dit en attrapant au passage les trois feuillets de polycopiés qu’elle s’était donnée pour perspective de vaguement survoler avant de s’effondrer sur le lit. « Rien de tel que la lecture d’Hegel avant de s’envoyer en l’air, hein, mon biquet ? » avait-elle continué en ôtant, cette fois, la dernière pièce du puzzle, à savoir un slip en dentelle qui correspondait exactement à l’idée que se faisait Paul d’un sous-vêtement vraiment sexy. Et dévoilant, ce faisant, ce qu’Hegel n’avait guère mentionné, il faut bien le dire, sauf peut-être de manière très elliptique dans aucune des pages, si lumineuses pourtant, de sa Philosophie de l’Esprit. Laquelle philosophie représentait l’horizon indépassable de toute réflexion théorique, si l’on voulait bien accepter de regarder la vérité en face, se disait Paul. Et la vérité, n’avait qu’à bien se tenir. Il ne laisserait pas Stéphanie Labouré arriver au deuxième paragraphe du premier feuillet. C’était cela, peut-être, la leçon qu’il convenait de tirer et qu’il était proprement impossible de partager avec Rose. D’abord il y avait le silence de la nature. Ensuite la parole des hommes. Puis la vérité des philosophes. Et, très au dessus, mais vraiment très très au dessus, planant dans le ciel comme une menace permanente, le désir furieux de se jeter, la tête la première, dans les bras de Stéphanie. Et de la pénétrer sauvagement, il faut bien le dire aussi. Hélas ?

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