Il y a quelques mois, nous déjeunions avec Nicolas Delaye* à la cafète du coin qui nous servait à l’époque de cantine.
- Bon alors on contacte des scénaristes de télé pour Eleven ?
- J’hésite. Peut-être que ça pourrait nous aider. Une fille notamment, pour les personnages féminins. J’avoue que j’ai du mal à me mettre dans la peau d’une femme.
- Tu te souviens, déjà pour In Memoriam tu pensais faire appel à des scénaristes ou des écrivains.
- Ouais j’avais l’idée de contacter un écrivain de polars. J’avais pensé à Lehane ou Dantec (c’était avant qu’il se lance dans ses délires extrémistes).
- Et finalement le scénario tu l’as écrit tout seul.
- Ben oui ; écrire un scénario de jeu c’est pas du tout pareil qu’écrire un scénario de film ou de série TV. Tu écris l’histoire mais sans cesse tu reviens au gameplay. A l’inverse, travailler sur le gameplay t’amène sans arrêt à modifier l’histoire.
Est-ce l’histoire qui inspire le gameplay ou l’inverse ? C’est une
question récurrente que me posent souvent les étudiants en game design,
les journalistes et certains gamers.
Dans mon cas, les deux se travaillent ensemble. Si un concept de jeu
naît souvent d’une idée de gameplay, celui-ci se modifie inévitablement
en fonction de l’histoire.
Dans In Memoriam, certains personnages ont été créés pour remplir une
fonction spécifique liée au gameplay. Gery, le personnage du hacker qui
contacte le joueur par e-mail, et qui lui propose son aide, a ainsi été
créé au départ pour pouvoir intégrer de manière scénarisée les outils
nécessaires à la navigation et à la sauvegarde du jeu. On imaginait mal
le Phoenix, créateur de ce jeu morbide envoyé à la police, prévoir ce
genre d’options. Là c’est le gameplay, plus précisément la nécessité
d’un HUD rajouté au premier plan pour simplifier les actions du joueur,
qui influence l’histoire. Gery a pris ensuite de l’épaisseur. Je lui ai
imaginé une histoire qui a évolué au fil du temps et des suites. C’est
devenu un personnage important d’In Memoriam.
Inversement, l’idée de placer un spyware dans le Dvd du Phoenix est une
idée purement scénaristique qui a donné l’occasion d’intégrer
différents mini-jeux de traque fictive sur Internet à la fin d’In
Memoriam II. Là c’est l’histoire qui influence le gameplay.
Décrit ainsi, cela peut paraître un peu binaire. En effet le gameplay peut porter en lui seul des éléments narratifs, notion que j’ai développée plusieurs fois sur ce blog. Cet exemple permet toutefois d'illustrer assez simplement comment jouabilité et scénario se travaillent ensemble et s'influencent l'un et l'autre.
Tous ceux qui ont joué à de bons jeux scénarisés savent comment l’histoire et le gameplay sont imbriqués. On parvient à la fin d’un niveau. Là, en même temps qu’un dialogue ou qu’une cinématique qui permet de recoller certains morceaux de l’histoire, on découvre une nouvelle arme, un nouveau pouvoir, le grappin qui va permettre de passer de l’autre côté du précipice. Quand c’est mal foutu, la liaison entre gameplay et histoire se voit comme le nez au milieu du visage. Quand c’est bien foutu on ne voit pas les raccords. Le joueur a alors l’impression gratifiante que c’est lui qui fait avancer l’histoire par sa façon de jouer. C’est en tous cas ce que recherchent la plupart des game designers portés vers la narration.
- Alors Eric, qu’est-ce qu’on fait ? On embauche des scénaristes de télé ? Des mecs d’Hollywood ?
- Comme d’hab, j’crois que finalement l’histoire on va l’écrire tout seuls !
- Ouais je crois aussi. En tous cas, au début, ça parait inévitable.
- C’est tellement spécifique un scénar de jeu vidéo.
- Ouais, en fait, je crois que là on est en train d’inventer quelque
chose qui ne ressemble à rien d’autre. Une nouvelle façon de raconter
des histoires qui n’a rien à voir avec la littérature, le cinéma ou la
télé. Une nouvelle forme d’écriture.
- Ouais...
Fasciné par cette évidence, on est resté planté là comme des cons
devant la cafet, avant de reprendre chacun notre voiture pour rejoindre
le bureau.
* créateur d'Experience 112
Illustration : Image écran d'In Memoriam II, barre d'outils ouverte.