La crise financière actuelle montre, s’il le fallait encore, que la remise en cause radicale de notre système économique est d’une profonde modernité. Le capitalisme financier, arrimé sur la dérégulation, la privatisation à outrance, le tout marché et le libre-échange sans limites, a vu voler en éclat la suprématie que lui conférait son caractère prétendument «indépassable» ou «incontournable».
Du 24 octobre 1929, le fameux «jeudi noir», au 24 octobre 2008, les places financières mondiales revivent le même cauchemar d'une crise contaminant progressivement l'ensemble de l'économie...
Le 24 octobre 1929 avait été marqué par la panique des investisseurs qui s'étaient précipités à la Bourse. À la mi-journée, l'indice Dow Jones perdait déjà 22,6 %. La légende veut qu'en fin de matinée une dizaine de spéculateurs s'était déjà suicidée en sautant des gratte-ciel de Manhattan. Wall Street se redressera toutefois en clôture pour terminer sur une baisse de seulement 2,1 % grâce à l'intervention de plusieurs banques qui rachètent massivement des actions. Mais le répit ne sera que de courte durée et Wall Street s'effondre à nouveau les 28 et 29 octobre. Sur le mois, son recul atteint 30 % et en novembre la bourse américaine perd encore 50 %.
Le 24 octobre 2008, le krach qui frappe les places financières mondiales depuis la mi-septembre se déroule, quant à lui, dans le silence de salles de marchés informatisées et déjà traumatisées par plus d'un mois de crise boursière. Depuis le début octobre, le recul du Dow Jones atteint plus de 20 % et il approche les 40 % depuis le début de l'année.
L'économie américaine ne sortira de la crise de 1929 que par une politique de dépenses publiques et d'intervention du gouvernement dans la vie économique avec le New Deal du président Franklin D. Roosevelt lancé en 1933.
79 ans plus tard, ce sont à nouveau les pouvoirs publics qui renflouent à coup de centaines de milliards d'euros les banques et systèmes financiers en pleine débandade.
Peu sont ceux qui ont vu dans la crise des crédits hypothécaires subprimes aux États-Unis le talon d'Achille d'un système financier étroitement dépendant de produits financiers de plus en plus complexes.
L'ex-président de la Banque centrale américaine lui-même, Alan Greenspan, encensé quelques années plus tôt pour sa politique monétaire très flexible et génératrice de croissance, n'hésite pas à parler de «tsunami» financier pour décrire la situation et s'avoue surpris par l'ampleur de la déroute…
Nicolas Sarkozy, président de la République et président en exercice de l’UE réactualise ses références économiques et en appelle à Jaurès, Keynes, aux fonds souverains devant « la dictature des marchés»…
Pas question pour autant, à partir de ces déclarations, de se frotter les mains car aucun des grands pays de la communauté internationale n’envisage vraiment de prendre, ni même de proposer, les décisions qui s’imposeraient. Aucune proposition sur l’interdiction des paradis fiscaux (48 au total dans le monde selon l'ONU dont plusieurs au sein même de l'Europe et de la France...), aucune critique sérieuse des chambres de compensation internationales (Euroclear ou Clearstream), des ventes à découvert, titrisations ou autres produits dérivés.
Plus grave encore, Nicolas Sarkozy et les autres dirigeants européens prennent les citoyens pour des imbéciles en expliquant que leur plan d’action ne coûtera rien aux contribuables.
L'essentiel est occulté, à savoir que ce sont les catégories les plus modestes et les peuples du Sud, déjà durement touchés, qui seront les premières victimes de la récession économique. Les dégâts risquent d'être considérables et si les puissants de ce monde en portent la responsabilité, les mouvements politiques de gauche qui travaillent à la définition d’un autre modèle de développement sont interpelés.
Mais la social-démocratie européenne et le PS en particulier, ayant participé largement, au pouvoir, à cette dérive libérale, restent incapables de faire une analyse sérieuse. Bertrand Delanoë, possible candidat à la prochaine élection présidentielle s'est même proclamé «libéral-social» et Dominique Strauss-Kahn, patron du FMI, vient de proposer aux dirigeants américains, britanniques et français, ravis, une théorie sur les «nationalisations provisoires» ! Quant à Pascal Lamy, autre membre éminent du PS et directeur de l'OMC, institution internationale qui ruine et affame les pays du Sud, on frémit quand on se souvient qu'il était l'un des premier-ministrables de Ségolène Royal...
Aujourd'hui, l’analyse que l’on peut faire du capitalisme, notamment dans sa phase néolibérale actuelle, prend souvent appui sur deux auteurs fondamentaux que sont Karl Marx et John Maynard Keynes, dont les écrits sont indispensables pour saisir la globalité de la crise financière et économiqueque nous vivons.
Si Marx nous aide à comprendre que la financiarisation a été rendue possible par une détérioration du partage de la valeur ajoutée (ce qui signifie exploitation accrue du travail), Keynes a montré que le marché ne pouvait pas s’autoréguler.
Un chercheur vient d'exhumer une correspondance que l'on croyait perdue entre Marx et Keynes. Imaginaire ? Sans doute, mais cet échange de lettres pour un anniversaire de crise est très instructif…
Cambridge, le 24 octobre 2008
Mon cher Marx
En ce jour du 79e anniversaire du jeudi noir de 1929, je dois reconnaître que vous m’avez bluffé. A vrai dire, je ne croyais pas à une nouvelle crise. J’avais si méthodiquement décortiqué l’incapacité du marché à produire un équilibre de plein emploi que j’avais amené tous les gouvernements du monde à plus de sagesse : aucun n’aurait laissé s’envenimer une crise sans réagir. Je dormais sur mes deux oreilles et je n’étais pas peu fier d’avoir réussi à vous faire oublier, vous la Statue du Commandeur cherchant à entraîner le capitalisme dans les flammes de l’enfer.
Pourtant, les esprits animaux, que je décrivais dans ma Théorie générale, ont repris le dessus. Banquiers et rentiers, ceux-là mêmes auxquels je promettais l’euthanasie, se sont gobergés pendant des années. Et, quand la bise fut venue, comme dirait ce french fabuliste, ils furent fort dépourvus en s’apercevant qu’ils ne pouvaient pas tous retrouver leur liquidité simultanément. Et ceux qui en détenaient encore ont marqué leur préférence pour elle et refusé d’endosser des titres dévalorisés, véritables junk bonds.
Du temps de ma jeunesse, le secteur de l’automobile commençait à inonder le marché américain d’automobiles rutilantes mais, la demande n’ayant pas suivi, la dépression n’était pas loin lorsqu’un endettement colossal a fait exploser la bulle financière. Depuis 2001, les Américains ont eu un recours à un endettement tout aussi dangereux. Rendez-vous compte : se prenant pour un gourou infaillible et porté aux nues par une bonne part de ceux qui prétendaient se réclamer de moi, Mr Alan Greenspan a déversé du crédit sans compter, en oubliant que la création monétaire doit anticiper une production réelle. Et son successeur, considéré comme le meilleur connaisseur de la crise de 1929, Mr Bern Bernanke a continué à savonner la planche. Pendant ce temps, les salaires baissaient dans la valeur ajoutée. Avec l’abolition des frontières et l’intégration financière, la crise ne pouvait que gagner le monde entier.
Mon cher Marx, avec beaucoup de retard, je reconnais mon scepticisme à votre égard, emporté par mon goût pour les classes cultivées. Ah ! Si vous aviez connu les délices de nos échanges, de tous ordres, dans le Bloomsbury Group, au sein duquel brillait Virginia Woolf, je suis persuadé que vous en auriez oublié votre furonculose. Mais, loin de moi l’idée de vous entretenir de ces mondanités, qui furent, il est vrai, l’essence de ma vie après que j’eusse compris les futilités de la Bourse. Je tenais, cher Marx, à vous questionner.
Je concède que vous aviez raison : le capitalisme semble irréparable. Mais, comment envisagez-vous une sortie définitive des frasques de ce système, au vu de l’expérience soviétique calamiteuse ? Car vous m’accorderez, j’espère, que vos épigones ne vous ont guère servi.
Mon cher Marx, le destin nous a séparés, sans doute Londres était-elle trop éloignée de Cambridge, à moins que vos furoncles et mon goût de la littérature ne nous aient placés de part et d’autre d’une frontière, comme dites-vous, de classe, n’est-ce pas ? Il n’empêche, nous sommes les seuls à avoir saisi l’essentiel, cela devrait nous rapprocher sur la suite à donner. Permettez-moi de joindre à cette lettre mes Perspectives économiques pour nos petits-enfants qui devraient vous agréer
A vous lire, mon cher Marx,
Votre dévoué,
John Maynard Keynes
Londres, le 24 octobre 2008
Mon cher Keynes,
Je vous avoue que mon premier mouvement, en découvrant votre lettre, fut de savourer ma revanche. Vous qui m’avez subtilisé une part importante de mon œuvre immense, en feignant de ne m’avoir jamais lu, vous prenez maintenant le chemin de Canossa. Car où avez-vous trouvé, sinon dans mon Capital, l’accumulation, le travail comme seul facteur productif, la possibilité des crises, l’inanité de la loi des débouchés de cet imbécile de Say, le rôle de la thésaurisation que vous avez rebaptisée préférence pour la liquidité, et même le rôle de la monnaie dont les ignorants vous décernent la paternité ? Allez, encore un effort, cher Keynes, la monnaie transformée en capital par la vertu de l’exploitation de la force de travail ! Je souris aux euphémismes modernes sur le «partage de la valeur ajoutée».
Mais venons-en à votre question. Je vous concède avoir été léger avec un problème crucial, celui de la transition du capitalisme vers une organisation sociale favorable à l’émancipation humaine. Et les brutes du Kremlin ont eu, eux, la main très lourde.
Il convient d’abord que nous prenions la mesure de la mondialisation capitaliste, que j’avais, avec mon ami Engels, parfaitement analysée dans mon Manifeste, cette mondialisation dont la crise n’est que l’aboutissement. L’impossibilité radicale pour tous les capitalistes de liquider en même temps leur patrimoine financier, que vous avez bien repérée, renvoie au caractère fictif de l’excroissance du capital financier. Ce que les petits jeunots d’Attac appellent la financiarisation est l’exacerbation de l’exploitation des travailleurs que permet la liberté totale de circuler dont jouit le capital. Le capitalisme n’est pas le marché, c’est le rapport capital-travail.
Je vous entends déjà plaider en faveur de la régulation. Parlons clair et parlons vrai. Je cède sur le mot, à condition que nous prenions les choses à la racine. Sinon, les sirènes chanteront qu’il y a un bon capitalisme caché derrière la finance vorace. Or, souvenez-vous toujours que ce système plonge l’humanité dans les eaux glacées du calcul égoïste. Que faire alors, dites-vous ?
Primo, on supprime la liberté du capital et on garantit toutes les libertés démocratiques, rien que pour conchier toutes les bureaucraties. Deuzio, on plafonne tous les hauts revenus et on prend le surplus pour financer des investissements publics (à ce sujet, j’adore votre multiplicateur d’investissement et ne regrette qu’une chose, ne pas y avoir pensé). Tertio, on instaure la propriété sociale des biens essentiels à la vie et la gestion collective du crédit, et on réfléchit sérieusement à réorienter la production vers de l’utile et non vers des dégâts. Voilà une chose que je n’ai pas inventée, le mot «écologie», bien que j’aie écrit que le travail était le père de la richesse et que la terre en était la mère.
Mon cher Keynes, j’ai lu vos Perspectives économiques pour nos petits-enfants et cela m’a bien plu. Un soir de beuverie dans une taverne londonienne, j’aurais pu le signer. Mais il fallait bien que je vous laisse quelque chose. Bon, il est certain qu’à la City et à Wall Street où l’on me lit régulièrement – si, si, je vous assure – les valets du capital tremblent. Ils trembleraient bien davantage s’ils savaient où nous voulons les conduire : à la reddition.
Je vous promets, mon cher Keynes, de ne plus me moquer de vos manies régulatrices. Mais rappelez-vous : réguler sans transformer n’est pas régler. Parlez-en dans votre Bloomsbury Group. Encore un cercle que j’ai raté à force de m’occuper de la quadrature.
Votre dévoué,
Karl Marx
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