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"L’Ukraine et la Russie peuvent être comparées à la France et à l’Allemagne après la guerre"

Publié le 08 novembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Julia Timoshenko, la première ministre ukrainienne, a accordé un entretien exclusif à la Tribune de Genève.

Q : L’Ukraine est aujourd’hui prise dans la crise financière mondiale. Elle vient d’obtenir un prêt d’urgence de 16.5 milliards de dollars de la part du FMI mais son économie reste très vulnérable. Y a-t-il une menace de banqueroute ?

Julia Timoshenko : Ces dernières années, l’Ukraine a connu un développement constant. En septembre dernier encore, alors que la crise avait débuté, nous avons connu une croissance de 7%. Mais comme d’autres pays, nous éprouvons des difficultés importantes, en particulier dans le secteur bancaire qui manque de liquidités. Mais nous ne sommes pas menacés de faillite. Une difficulté supplémentaire tient à l’effondrement du marché de l’acier, notre principal secteur d’exportation : il n’y a plus aucun débouché à nos exportations. Le brutal déficit apparu de ce fait dans notre balance commerciale n’est pas resté sans effets sur notre monnaie, le grivna, qui a perdu 25% de sa valeur ces derniers jours. Nous nous attendons donc à voir croître le taux d’inflation.

Malgré cela, nous tenons notre budget à l’équilibre. Le Parlement vient d’adopter un paquet de mesures législatives anti-crise qui doit en effet nous permettre d’obtenir l’aide du FMI. Je suis convaincue que l’adoption de ces mesures et l’octroi de l’aide internationale vont nous permettre de calmer les marchés et d’apaiser résolument les inquiétudes.

Pour compléter, le gouvernement a décidé d’un certain nombre d’autres mesures destinées à faire revenir la confiance dans le secteur bancaire, par exemple en augmentant la garantie sur les dépôts à 30'000 dollars. Nous sommes aussi décidés à protéger quelques secteurs de notre économie aujourd’hui très vulnérables, comme celui de l’acier ou de l’industrie agro-alimentaire, par exemple par des baisses ciblées d’impôt. Nous devrons naturellement réduire nos dépenses et revoir le budget en ce sens.

Malgré toutes ces difficultés, nous sommes décidés à poursuivre notre politique de privatisations stratégiques en rationalisant les procédures de manière à faciliter les investissements étrangers. Cela vaut pour toute notre économie, mais notamment pour les secteurs de l’énergie, des infrastructures routières et les préparatifs de l’Euro 2012.


Q : L’aide internationale promise implique de sérieuses réductions budgétaires. Où allez-vous économiser ?

JT : le Parlement a finalement adopté la législation anti-crise le 31 octobre. Si le groupe parlementaire présidentiel (NB : le parti  "Notre Ukraine" lié au président Youchtchenko) l’avait accepté deux semaines plus tôt, nous n’aurions pas perdu un temps précieux et les choses auraient été plus faciles. Nous entendons abaisser nos dépenses administratives de 20% et réduire les dépenses sociales. Les mesures d’économie affecteront aussi une liste de dépenses qui ne sont plus aujourd’hui aussi haut sur la liste des priorités. Il est vrai que la période qui commence s’annonce difficile.

Q : L’image de l’Ukraine n’est plus ce qu’elle était chez les Occidentaux. Depuis la Révolution orange, les partis de la coalition démocratique ne cessent de s’affronter, créant un climat instable, la situation sociale se dégrade, pour quelle raison un investisseur occidental devrait-il encore faire confiance à l’Ukraine ?

JT : Je suis d’accord avec vous, le pays a besoin de stabilité et de calme. Il serait bon que pendant 5 ans au minimum, le Président et le gouvernement en place tirent à la même corde. Au poste que j’occupe, j’ai plus que quiconque besoin de cette stabilité. C’est à moi en effet que revient l’essentiel du travail et j’assume aussi au premier chef la responsabilité de la situation. Je ne peux pas me permettre le luxe d’être une source d’instabilité.

Plusieurs facteurs expliquent ces tensions. La Constitution actuelle, plutôt que de garantir l’harmonie entre les différentes branches du pouvoir, pousse au contraire au conflit. Par ailleurs la proximité des élections présidentielles contribue à compliquer la situation en créant une atmosphère de compétition qui défie tout bon sens : à choisir entre le combat contre les effets de la crise financière et la destruction d’un rival politique, certains préfèrent la seconde option.

En ce qui me concerne, j’ai choisi d’approcher le président et sa fraction au Parlement pour trouver des solutions ensemble. Nous avons besoin d’une coalition démocratique avec les partisans du Président pour combattre la crise. Pour l’heure, il n’y a en effet pas d’autre configuration possible pour la stratégie pro-européenne que je défends.

Q : Pour faire passer les mesures anti-crise, vous avez obtenu le soutien de différentes forces politiques, au-delà de votre propre parti. Cette coalition "d’urgence" est-elle durable ? Sinon, quand donc les prochaines élections législatives auront-elles lieu ?

JT : Lors du vote de vendredi 31 octobre, trois partis ont soutenu le plan anti-crise : ma propre formation, le parti pro-présidentiel ainsi que celui de l’ancien speaker du parlement. Cette coalition pourrait représenter une majorité organique au parlement, nous disposerions en effet de 20 voix de majorité. Ces trois formations sont d’ailleurs d’accord avec une telle configuration. Et je plaide aussi pour la formation d’une nouvelle coalition démocratique, qui pourrait ensuite être suivie d’élections présidentielles. Seul en réalité le président s’y oppose.

Aujourd’hui encore, il vient de répéter son intention d’organiser des élections législatives anticipées. Il est difficile de comprendre une telle attitude dans les circonstances actuelles et seuls ses intérêts personnels lors des prochaines présidentielles peuvent l’expliquer.

Q : La sécurité de l’Ukraine a-t-elle été remise en cause par les événements des derniers mois et notamment le conflit en Géorgie ?

JT : Les événements de Géorgie ont été une mauvaise surprise pour tout le monde, mais ils ont évidemment eu des effets tout particuliers sur les pays d’Europe orientale et centrale. Cette guerre a provoqué inquiétude et stress dans la région. Personne n’a gagné à cette guerre, il n’y a que des perdants. La Géorgie a perdu pour très longtemps des parties de son territoire, son potentiel militaire a été très sérieusement diminué, et ces événements ont suscité une importante instabilité dans la population. Quant à la Russie, sa réputation internationale a été sérieusement ébranlée.

Après cela, chacun doit s’efforcer d’être aussi prudent que possible pour éviter de nouveaux conflits dans cette partie du monde qu’est la CIS. A plusieurs reprises, la Russie a affirmé reconnaître la souveraineté et les frontières de l’Ukraine, et répété n’avoir aucune prétention sur la Crimée. Cette déclaration est importante pour nous et pour toute l’Europe. Comme chacun le sait, l’Ukraine est par ailleurs très dépendante de la Russie en matière énergétique. Mais à cet égard, le travail réalisé ces dernières semaines avec le gouvernement russe va porter ses fruits et doit déboucher sur une stabilité accrue pour l’Ukraine et le reste de l’Europe. La baisse des prix du pétrole sur le marché international contribue aussi à faciliter les choses puisqu’elle rapproche aussi le prix du gaz naturel de nos exigences.

Q : Après avoir été une fervente partisane d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, vous paraissez avoir changé d’attitude ces dernières semaines Vous n’évoquez plus l’Occident ou l’OTAN et semblez préférer l’Europe. Y aurait-il pour l’Ukraine un chemin vers l’Europe sans passer par l’OTAN ?

JT : En tant que première ministre, et avec le président, j’ai signé au début de cette année demandant que l’Ukraine soit incluse dans le programme de préparation à l’adhésion à l’OTAN (MAP). Je l’ai fait en toute conscience, et nous avons espéré voir notre requête acceptée au sommet de l’OTAN de Bucarest. Ce n’a pas été le cas.

Le succès de cette stratégie dépend de plusieurs facteurs : tout d’abord, il est indispensable d’avoir à la tête de l’Ukraine des autorités unies et convaincues par la nécessité de la sécurité collective. Ensuite la nation ukrainienne doit elle-même comprendre que cette sécurité collective est le bon moyen de défendre sa souveraineté. Enfin les membres de l’OTAN eux-mêmes doivent croire que ces aspirations sont portées par une majorité d’Ukrainiens.

Qu’en est-il aujourd’hui en Ukraine ? Le président a quitté unilatéralement la coalition démocratique et nous ne disposons plus d’une équipe unie soutenant cette idée. Le président lui-même ne peut plus compter que sur une popularité de 7%, trop peu pour nous permettre de consolider ce projet. La force politique qui aurait dû faire avancer cette idée au parlement se trouve en plein processus d’auto-destruction. Au lieu de penser à notre avenir et à la sécurité collective, les gens s’interrogent sur le gouvernement qu’ils auront demain. Seuls 20 à 25% des Ukrainiens soutiennent une adhésion à l’OTAN. C’est moins qu’il y a cinq ans. Et les dirigeants de l’OTAN eux-mêmes nous ont fait savoir qu’au vu des circonstances, il n’y aurait sans doute pas de place dans le MAP pour nous en décembre prochain.

En revanche, 70% des Ukrainiens soutiennent l’idée d’une association avec l’Europe. L’idée d’une intégration dans le système de sécurité européen récemment mis en place est aussi saluée par 70% de nos concitoyens. Cette formule pourrait représenter une très bonne issue à la situation présente.

Q : Il y a quelques semaines, Vladimir Poutine a évoqué lors d’une rencontre avec des observateurs occidentaux l’idée d’un "gel" de la candidature à l’OTAN de l’Ukraine, que pensez-vous d’une telle formule ?

JT : L’Ukraine aimerait avoir des relations amicales, des relations de bon voisinage avec la Russie. Nous n’y mettons qu’une seule condition importante : que chacun vive en indépendance et dans un système tenant compte de ses intérêts nationaux. Les intérêts de l’Ukraine sont de préserver sa souveraineté, de diversifier ses sources d’approvisionnement énergétique. Si tous nos intérêts ne coincident pas avec ceux de la Russie, nous n’en faisons pas une tragédie. La question n’est pas vraiment de savoir si la Russie soutient une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ou non, la question est de savoir si le peuple ukrainien est en faveur d’une telle adhésion. Et cela nécessite un travail sérieux d’information sur les enjeux de la sécurité collective. Aujourd’hui seuls 20 à 25% des Ukrainiens sont en faveur de l’OTAN , ce n’est clairement pas suffisant.

Q : Si vous étiez une citoyenne américaine, pour quel candidat voteriez-vous ?

JT : J’ai la réputation dans ce pays d’être une politicienne pragmatique. Je ne voudrais pas, en avouant ma préférence, risquer de compromettre la collaboration de l’Ukraine avec la future administration américaine. Nous travaillerons avec le meilleur des deux. Mais je suis convaincue que quel que soit le président élu, les USA continueront à soutenir les efforts de l’Ukraine pour sa souveraineté et la démocratie.

Q : Lors de votre dernière visite à Moscou, il y a quelques jours, vous êtes restée seule à seul avec Vladimir Poutine pendant plus de quatre heures. C’est un fait assez rare. Quel effet cela fait-il de rester seule avec Vladimir Poutine pendant plus de quatre heures ? Faut-il y voir l’esquisse de relations nouvelles ?

JT : Après les derniers événements et le refroidissement des relations entre l’Ukraine et la Russie, il m’a semblé qu’il devenait absolument indispensable de reconstruire les relations avec la Russie sur une base entièrement nouvelle et en tenant compte des intérêts nationaux de chacun de nos pays. Il s’agit de trouver un nouveau format à nos relations, de remettre les choses à plat. L’Ukraine et la Russie se trouvent dans une situation comparable avec celle de la France et de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, vers 1952. Effectivement, la tâche n’est pas aisée. Pendant toutes ces heures, seule avec le premier ministre russe, j’ai expliqué comment nous imaginions les choses, comment nous concevions les intérêts de l’Ukraine, quelles étaient nos valeurs et nos intentions. Ensuite nous les avons confrontées aux intérêts de la Russie. Ce n’est pas une petite affaire, mais si nous sommes parvenus à le faire en 4 heures (rire), c’est assez bon signe. Nous sommes en train de construire nos relations sur une conception nouvelle, et je dois dire que je suis optimiste.


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