
Marie n’aimait pas tellement le dimanche. C’était pourtant le Jour du Seigneur, le jour de repos des travailleurs, mais justement, avant de songer à lézarder, il fallait aller à la messe, faire quelques courses en sortant de l’église, concocter un repas de midi à peu près potable –sauf lorsque Madame la Mairesse, dans un geste de générosité inouï invitait la famille à dîner et depuis l’affaire du collier, la source de « bonté » semblait s’être tarie définitivement- et ce n’était que l’après-midi que Marie pouvait enfin goûter la tranquillité du dimanche. Quand, bien sûr, Missia et Arnaud acceptaient de l’aider à débarrasser la table et laver la vaisselle. Corvées que, depuis quelque temps, ils évitaient avec un savoir-faire digne des plus grands fainéants de l’histoire de l’humanité.
Aussi, ce dimanche-là, Marie n’était-elle pas de très bonne humeur, et Missia s’en aperçut rapidement. Ayant refusé d’obéir à un ordre, elle reçut en retour une paire de gifles qui venait de très loin et s’en trouva si étonnée qu’elle ne songea pas à réagir. Puis, avec une docilité exemplaire, elle se mit à balayer la grande salle comme on le lui avait demandé auparavant. Marie se repentit très vite de son geste d’humeur mais constatant avec plaisir que le remède avait été efficace, se demanda si elle n’allait pas revenir aux bonnes vieilles méthodes d’antan, quand Missia était encore une enfant et n’en faisait qu’à sa tête. Alors qu’elle s’apprêtait à s’excuser auprès de sa fille, quelque chose l’empêcha de prononcer les paroles de contrition qu’au fond elle ne pensait pas vraiment et elle se contenta d’incliner la tête afin de montrer sa satisfaction de voir enfin Missia rentrer dans le bon chemin.
Quand il fallut se préparer pour aller à la messe, Marie s’attendit à quelque résistance car sa fille et son fils avaient dans ce domaine aussi tourné casaque et trouvaient toutes les excuses possibles et imaginables afin de ne pas assister à l’office, alors qu’auparavant, ils s’y rendaient avec un certain plaisir. Mais sa surprise fut de taille lorsqu’elle constata en pénétrant dans la salle du bas que les deux jeunes gens étaient déjà prêts, qu’ils avaient revêtu leurs plus beaux atours et que l’un et l’autre arborait sur le visage un air de parfaite soumission. Cela mit Marie très mal à l’aise. « Aurais-je préféré qu’ils me fassent tourner en bourrique pour obéir ? » se demanda-t-elle en posant son châle sur ses épaules. Elle jeta un regard à l’horloge. Il fallait se presser, ce n’était pas le moment de se poser des questions inutiles.
La maison étant située à l’écart du village, et l’église ayant été bâtie à l’autre extrémité du bourg, la promenade était assez longue. Marie rencontra quelques voisines qui se rendaient elles aussi à la messe et, abandonnant ses deux enfants, chemina aux côtés de ses amies tout en bavardant. Aussi ne remarqua-t-elle pas le manège d’Arnaud qui se retournait sans cesse, comme s’il guettait l’apparition de quelqu’un. « Les voilà, murmura-t-il tout à coup en se penchant vers sa sœur. Occupe la mère, je me charge d’eux. » Missia se rapprocha du groupe de femmes. Pendant ce temps, Arnaud s’était arrêté sur le bord du chemin et attendait tranquillement que Catherine et Philippe fussent parvenus à sa hauteur. Ayant salué Monsieur le Maire avec toute l’onctuosité requise, il lui confia à voix basse qu’il avait quelque chose à lui montrer mais que cela le concernait lui uniquement. Abandonnant sa femme qui accéléra le pas pour rejoindre sa mère et sa sœur, Philippe suivit docilement son beau-frère derrière les buissons qui bordaient la route.
Quelques instants plus tard, parurent Sigrid et Louis. Ils marchaient rapidement, en silence. Le manège d’Arnaud avait été si bien et si vite effectué qu’il n’avait été vu de personne. Alors que les deux hommes discutaient à voix basse derrière le buisson, le couple passa sur le chemin, inconscient de ce qui se tramait à quelques mètres de lui.
« Ca y est, nous allons les rejoindre », souffla Sigrid dont la respiration était quelque peu entrecoupée. Le groupe des femmes se rapprochait ; Catherine, ayant enfin rattrapé son retard, avait engagé une conversation animée avec sa mère. Près d’elle, Missia marchait comme une somnambule. « Je suis prêt, murmura Louis. Laisse-moi faire, n’interviens pas. » Et ils parvinrent à la hauteur de la jeune fille. « Bonjour, Missia », dit Louis et la jeune fille, comme tirée d’un rêve, sursauta et lui adressa un regard hébété. Mais elle se reprit presque aussitôt. « Bonjour, Louis », répondit-elle. Elle adressa le même salut à Sigrid qui se contenta d’un sourire à son adresse. « Vous avez décidé de revenir à l’église, finalement ? demanda Louis. Vous n’y étiez point les semaines précédentes. » « C’est vrai, admit Missia. Cela dit, qu’est-ce que cela peut vous faire ? Je ne crois pas que vous soyez chargé de veiller sur mon âme. » L’insolence de la réplique n’émut nullement Louis. « Vous avez raison, excusez-moi, dit-il. Votre salut ne regarde que vous. » Missia haussa les épaules et s’enferma dans un silence hautain.
On était arrivé devant l’église. Il fallait à présent gravir la dizaine de marches qui menait au parvis. Alors que tout le groupe, soudain silencieux, s’engageait dans l’escalier, Missia poussa un cri et s’étala de tout son long ; sa tête heurta le bord d’une marche. On s’empressa autour d’elle. Elle restait allongée, étourdie, tandis qu’un filet de sang apparaissait sur sa tempe droite. Marie, tout à coup envahie par le remord d’avoir frappé sa fille le matin même, s’agenouilla près d’elle, souleva la tête de la jeune fille et la posa sur ses genoux. « Mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-elle en essuyant le sang avec son mouchoir, quel accident stupide ! Missia, Missia, réponds-moi ! » Louis s’était accroupi près de la blessée. « Ce n’est pas grave, dit-il après un rapide examen. Elle a juste été un peu étourdie et la blessure n’est pas profonde. » Missia se redressa lentement, puis, avec l’aide du jeune homme, se releva. « Ca va ? » demanda Catherine, inquiète malgré tout. « Oui, oui, ça va. Ce n’est rien. J’ai raté la marche et… » « Tu vas rentrer à la maison avec moi, dit Marie. Je vais soigner ta blessure et puis tu te reposeras. » « Non, je vous assure, tout va bien à présent, affirma Missia qui semblait avoir retrouvé ses forces. Ce n’est qu’une chute, rien de plus. Va à la messe comme prévu. Arnaud m’aidera à retourner à la maison. » Mais Marie s’inquiétait, trouvait que ce n’était pas prudent de la laisser seule rejoindre son frère qui, d’ailleurs, traînait un peu trop en chemin. « Elle ne risque rien, dit Louis en se relevant. Elle a la tête solide et ce n’est qu’une égratignure. Il suffit de la laver et d’appliquer un linge dessus pendant quelques minutes. » « Vous voyez bien, s’empressa de confirmer Missia. Ne vous occupez pas de moi, je me débrouillerai seule. Allez-y. »
Marie se laissa convaincre et acheva de monter l’escalier, non sans se retourner deux ou trois fois vers sa fille avant de pénétrer dans l’église. Après un vague sourire à l’adresse de Sigrid et Louis, immobiles sur les marches, Missia retourna sur ses pas à la rencontre de son frère et de Philippe qui venaient d’apparaître au coin de la place. « Expérience ratée, fit Louis avec un hochement de tête. Elle a été plus rapide que moi. » « Mais c’est quand même très révélateur, murmura Sigrid en suivant des yeux la jeune fille. Et je suis sûre que non seulement Arnaud, mais aussi Philippe va s’empresser de la raccompagner. »
La jonction entre la jeune fille et les deux hommes était faite. Après un instant d’immobilité, ils tournèrent tous les trois les talons et disparurent dans une ruelle. « Gagné, dit Sigrid. Catherine risque d’avoir une grosse surprise en rentrant. Et que fait-on, à présent ? » « Nous allons à la messe, répondit Louis. Nous sommes censés n’être qu’un couple comme les autres et ce n’est pas le moment de jeter le masque. Ce soir, tu iras lui demander conseil… »
Pendant ce temps, Missia, Arnaud et Philippe retournaient à grands pas vers la sortie du village. Les deux hommes tenaient chacun un bras de la jeune fille et la soutenaient. Lorsqu’ils furent certains de n’être vus par personne, Missia se dégagea et ils s’arrêtèrent un instant. « Comment vas-tu, Philippe ? » demanda-t-elle avec un petit sourire ironique. Monsieur le Maire se mit à rire. « Mais parfaitement bien. Et prêt à de grandes choses. » Le regard de Missia se posa sur la poche bombée du pantalon de son beau-frère. « Il est là ? » « Il est là. Tout à l’heure, je le montrerai à Catherine. Ce sera à elle de faire le reste… Où est Martin ? » « Il a regagné l’alpage, répondit Arnaud. Il faut sauver les apparences si nous voulons remplir la totalité de notre mission. Il redescendra quand nous aurons besoin de lui. Pour l’instant, c’est à toi de jouer. Ne te trompe pas dans tes répliques. » « Ce ne sera pas bien difficile, dit Missia. Catherine sera tellement contente qu’elle tombera dans ses bras. L’obstacle viendra plutôt des enfants. » Il y eut un silence, que Philippe rompit au bout de quelques secondes. « Catherine saura s’y prendre », murmura-t-il. Et il ajouta, avec un rire cynique : « Elle sera finalement une bien meilleure mère que celle qui s’occupe d’eux actuellement… »
(A suivre)
