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Robert Hainard, l'écologie au naturel

Publié le 15 novembre 2008 par Stb

 « Un jour, le gauchisme s’en prendra, dans son désir d’effacer les structures, aux espèces et le malentendu au sujet de la protection de la nature sera éclaircie ».
 
Robert Hainard, Vertu de l’isolation, 1982

Robert-hainard
Je dois au Recours aux Forêts, une revue écologiste, le plaisir de m’avoir fait découvrir différents auteurs dont l’un est particulièrement central pour aborder « sainement » le domaine de l’écologie. Il s’agit de Robert Hainard. En 1943, dans « Et la nature ? », il aborde les limites de l’idéologie du travail et de ses excès. L’homme est à la fois artiste et philosophe. Il dénoncera aussi l’ensemble des « idéologismes occidentaux », construits contre la Nature et sera aussi l’un des premiers à renvoyer dos à dos, les partis politiques

Naturaliste, il laisse 35.000 dessins animaliers, mais aussi de nombreux écrits. Aussi, je me permets de vous glisser ici un lien vers son dernier ouvrage « Le Monde Plein » et vers la fondation qui soutient son œuvre.

Hainard sera classé à droite par ses adversaires. Conservateur et défenseur du figuratif, il se revendique pourtant libertaire et sa pensée radicale.

Une oeuvre source

Article d’Antoine Waechter - Publié dans le recours aux forêts N° 8 - 1999

Robert Hainard est un auteur central dans les origines de la pensée écologiste. Bien que relativement modeste, son oeuvre philosophique a eu une grande influence parmi les milieux naturalistes francophones.

Dès 1946, Robert Hainard trace, dans "Nature et Mécanisme", les grandes lignes du discours des années 80 : l'éloge de la diversité, la critique du productionnisme et de l'anthropocentrisme, l'appel à limiter notre emprise sur le Monde. Il incarne la racine naturaliste de l’écologisme, celle qui fournit, avec la non-violence, les principaux points de divergence avec le socialisme et le libéralisme, celle qui l’identifie le mieux face aux idéologies matérialistes des XIXe et XXe siècles.

La particularité de cet artiste-philosophe réside dans son expérience unique : c’est en attendant l’ours dans une forêt vierge slovène, en guettant les loutres dans une anse du Rhône inondée par la lumière de la lune, ou en écoutant le brâme du cerf, qu’il forme sa réflexion. Il voit la ville de la lisière sauvage, il observe l’Humanité à partir d’un territoire où l’Homme ne règne pas, il est face au bulldozer et non derrière. Ce point de vue, au sens littéral du terme, lui donne du recul par rapport à la mêlée humaine.

Sa sensibilité, la révolte qu’il exprime face au recul inexorable du monde merveilleux qu’il observe, connaît et dessine, lui a valu l’affection de plusieurs générations de militants engagés contre les effets dévastateurs de la seconde révolution industrielle. Par contre, son discours ne pouvait que susciter l’incompréhension, sinon l’hostilité, des chantres de la croissance et des partisans de la civilisation universelle.

De fait, Robert Hainard est inconnu du grand public. Peut être parce qu’il a le tort d’être Suisse, et de fréquenter les sous-bois au lieu des salons parisiens, sûrement parce qu’il a exprimé des idées iconoclastes pour son époque.

Affirmant que « l’entente est préférable à la compétition » mais que « l’exploitation de l’Homme par l’économie est plus choquante que celle de l’Homme par l’Homme », il échappe à toute classification politique. Critiquer le gaspillage au moment où l’Europe se reconstruit après la guerre, démontrer l’impuissance de la science à saisir la vie alors que le rationalisme scientifique entre dans une phase conquérante sans précédent dans l’Histoire, demander que l’Humanité limite son expansion alors qu’elle explore les confins de la planète et rêve de marcher sur la Lune, ne laissait guère de chance à Robert Hainard d’être entendu de ses contemporains.

D’autant plus qu’il n’a pas annoncé de catastrophes comme Rachel Carlson, qu’il ne s’est pas positionné sur les rapports de pouvoir entre l’Etat nucléaire et le citoyen, et qu’il n’a pas d’avantage envisagé la libération du salarié par la réduction de la durée du temps de travail, toutes thèses mobilisatrices des années 70 et 80.

Le concept de Nature

La Nature, c’est la vie sauvage, « le Monde agissant par lui-même », existant et évoluant indépendamment de l’Homme. C’est l’état de la planète tout entière avant le Néolithique, c’est à dire avant l’invention de l’agriculture.

Robert Hainard demande que l’Humanité tire tout ce dont elle a besoin d’un minimum de surface, pour laisser au sauvage le plus vaste espace possible, quitte à créer une dualité extrêmement contrastée entre le territoire de l’Homme et celui de la Nature. Cette conception a été fortement contestée par Bernard Charbonneau, par exigence d’une nature proche et quotidienne, par refus d’une dichotomie entre milieux respectés et milieux altérés. Elle est aussi très différente de celle d’Edward Goldsmith qui, sans faire le choix explicite d’une naturalité élevée, plaide pour le retour au niveau d’impact des sociétés vernaculaires. 

Ces trois positions expriment trois stratégies de sortie de la crise vitale : exploiter toutes les ressources du progrès technologique pour accroître la productivité et libérer une partie de la Terre de l’emprise humaine, sélectionner les techniques les moins dommageables pour aboutir à une heureuse interpénétration de l’Homme et de la Nature, abaisser le niveau de prétention technologique pour revenir à un niveau de prédation compatible avec les équilibres naturels. Ces stratégies ne sont contradictoires qu’à vouloir les appliquer en même temps en un même lieu ; elles peuvent devenir complémentaires comme étapes d’une séquence temporelle ou mises en oeuvre dans des espaces différents. Elles sont l’expression d’expériences et de cultures différentes (le « point de vue » évoqué plus haut). Bernard Charbonneau, homme du Sud-Ouest, est d’une région où l’occupation humaine est diffuse et totale, où la cohabitation de l’ours et des bergers s’est prolongée jusqu’à nos jours. Edward Goldsmith, grand voyageur, traduit son pessimisme quant à l’avenir des écosystèmes tropicaux et équatoriaux confrontés à l’occidentalisation des économies africaines et sud-américaines.

Robert Hainard, lui, est un homme des bois suisse et un artiste genevois. En HelvÈtie comme dans toute l’Europe du Nord, le sauvage a été repoussé dans les montagnes, et au mieux dans les dernières grandes forêts, les plaines étant le domaine de l’urbanisation dense et de l’agriculture intensive. La position initiale du village, entouré de champs et de pâturages et localisé au milieu d’une clairière, a inscrit, dans les mentalités comme dans les légendes, une limite concrète entre la civilisation (le monde des humains) et le sauvage (le monde des bêtes et des génies).

Or, Robert Hainard est exigeant : il ne saurait se satisfaire d’une nature édulcorée, sans doute inévitable s’il s’agit de concilier sur un même territoire ambitions humaines et vie sauvage. L’ingénierie écologique est certes capable, aujourd’hui, de faire cohabiter de nombreuses espèces animales et végétales avec les autoroutes, les zones industrielles, les complexes de loisirs, voire la céréaliculture intensive. Des castors vivent dans les contre-canaux du Rhône canalisé, à l’ombre des tours de la centrale nucléaire de Cruas, des hardes de cerfs paissent, la nuit, dans les prés du Val de Villé (Alsace), éclairées par les lumières blafardes de la zone d’activités de Lièpvre, et certains hiboux grands ducs se nourrissent volontiers sur les décharges d’ordures ménagères ...!

L’exigence de Nature est d’une autre nature. Elle est le désir de l’autre, c’est à dire d’une dimension non humaine, sans trace de domestication, sans marque de propriété, où la monumentalité, la complexité et l’étendue créent le mystère et un sentiment d’intemporalité et de liberté.

Pour satisfaire son exigence, Hainard accepte la technologie. Il ne la discute même pas. « Je pense qu’il importe peu qu’une exploitation soit violente - toute vie n’est-elle pas violence ? - si elle est restreinte » . Sans doute juge-t-il inutile de tenter d’en modifier l’évolution. Mais, les progrès technologiques doivent servir à réduire l’emprise des sociétés humaines, en satisfaisant les besoins alimentaires par l’exploitation d’un minimum de terres agricoles, en réduisant la taille des usines, en limitant l’emprise des villes ... « Je veux non seulement le plus de nature possible, mais avec le plus possible de civilisation ».

Une mutation culturelle

Admettre qu’une partie significative du territoire ne soit pas « mise en valeur » pour être abandonnée au libre jeu de la vie sauvage, suppose une mutation culturelle, car cette conception est à contre-courant de la pensée dominante.

Pour certains philosophes des Lumières, la réalisation de l’Homme passait par l’accomplissement d’une oeuvre civilisatrice, consistant à domestiquer la nature, à éradiquer le sauvage et à propager les vertus universelles du Progrès. Le discours de nombre d’élus en faveur du désenclavement a aujourd’hui encore les mêmes accents que celui des Saints-Simoniens plaidant, au XIXe siècle, le développement du rail pour civiliser la France. L’idée de borner la mainmise de l’Humanité sur le Monde se heurte nécessairement à la religion de la croissance et au projet de dominer les « forces de la Nature », consubstantiels de la notion de Progrès.

Les sociétés vernaculaires et médiévales ont vécu dans la Nature, à son rythme et en exploitant au mieux ce qu’elle pouvait leur apporter. A partir du XVIIe siècle, les sociétés européennes se positionnent contre la Nature, avec la volonté de s’en affranchir, et se lancent dans de grands travaux d’aménagement, comme l’assèchement des marais, la canalisation des fleuves, la construction de routes et de canaux. Cette période de l’Histoire aura connu la plus forte expansion de l’espèce, et, en corollaire, la dégradation la plus brutale de l’environnement planétaire. Mais, elle a aussi permis l’émergence d’un nouveau regard, curieux et admiratif, à l’origine d’un courant d’opinion favorable à la protection de la Nature, qui s’est amplifié dans tous les pays industrialisés dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La période suivante devrait voir l’Humanité apprendre à vivre avec la Nature.

Cette évolution remet implicitement en cause l’anthropocentrisme hautain qui imprègne nombre de nos concitoyens. Luc Ferry a fourni récemment un exemple significatif de ce sentiment de supériorité, qui a justifié, au temps où les « sauvages » étaient assimilés à des animaux, le massacre des indiens nord-américains et des aborigènes sud-américains et australiens.

Robert Hainard rappelle en des termes crus que nous sommes faits de la même pâte que les plantes et les bêtes, et que notre destinée commune est la réintégration de notre corps dans les cycles de l’azote et du carbone. Au nom de quelle différence de nature pourrions nous justifier l’asservissement et la destruction de tout ce que les hommes n’ont pas créé?

La Terre ne nous appartient pas : elle ne peut être accaparée par notre seule espèce pas plus qu’elle ne peut servir les seules générations de la révolution industrielle. Au nom de quel principe refuserions nous à nos arrières petits enfants de connaître les éléphants, les baleines ou les ours ? La vie foisonnante a droit à l’existence dans la mesure où nous n’avons pas le droit de la détruire.

Notre capacité à prévoir et notre puissance nous confèrent une responsabilité singulière, et notamment un devoir de respect. Seul l’exercice de cette responsabilité distingue notre espèce du reste du monde vivant.

Mettre une limite à notre expansion heurte tous les projets existentiels qui prétendent se réaliser dans la croissance. Voici la source de résistance la plus forte, car elle est profondément ancrée dans la culture occidentale.

Je suis convaincu que la résolution de la crise écologique passe par l’apprentissage d’un art de vivre, un art qui fait appel à nos sens et à notre esprit. Robert Hainard évoque l’investissement dans le « développement supérieur ». Seul un but supérieur, un désir impérieux, ordonnera, équilibrera l’activité humaine et ce but sera hors d’elle. Donc, il sera la nature. Car toute richesse, toute diversité, toute matière assimilable et vivifiante... vient de la nature... Bien des gens trouveront cette richesse dans la littérature, la science, la musique, les arts ». Il en conclut, en forme d’orientation politique, que « l’organisation sociale serait limitée à la satisfaction des besoins physiques. Ces besoins sont très limités parce que le développement corporel est limité ».

Le développement supérieur, quant à lui, offre des perspectives illimitées qui, à aucun moment, ne peuvent empiéter sur celles des autres. « L’essor vers les conquêtes libres délivrera seul de la compétition. Je dis que l’exploitation sans mesure de la terre enfonce les hommes dans la nécessité ».

« C’est par amour de la liberté que je souhaite la réglementation la plus stricte de l’activité économique, et c’est le désir lucide de liberté, l’horreur de l’uniformisation, qui le fera accepter ».

Pourquoi sauvegarder la nature ?

Les plaidoyers en faveur du respect de la Terre puisent le plus souvent dans le registre catastrophiste, dans un argumentaire utilitaire qui trahit la timidité des plaideurs à parler de la nature. Le ministère de la protection de la nature en 1970 est devenu le ministère de l’environnement en 1981, et cette évolution n’est pas que sémantique.

Robert Hainard ne croit pas que l’Homme puisse être menacé dans son existence. Le pire consisterait en la disparition du sauvage, en une domestication totale de la planète. C’est le caractère totalitaire de l’occupation humaine qui suscite son angoisse. L’Humanité se retrouverait seule, dans un monde sans surprise. Aucun espace ne serait exempt des marques de propriété, privées ou collectives. Partout, les artifices de l’Homme seraient visibles comme la machinerie d’une scène sans mystère. La Terre serait dès lors incapable de susciter notre émerveillement et de combler le désir de découverte qui nous habite tous.

Tous ceux qui ont connu la plénitude des grands espaces vierges où ne résonne que le chant de la vie, la fascination de paysages sous-marins intacts ou des fleuves sauvages aux eaux de cristal, le sentiment d’intemporalité qu’inspire la voûte d’une forêt primaire aux piliers plusieurs fois centenaires, partagent cette angoisse, car tant de richesses ont déjà été perdues.

La très grande majorité de nos concitoyens n’ont pas eu le privilège d’une telle expérience et n’ont conscience de la perte de substance de notre planète qu’au travers de ce qu’on leur dit. Cela ne suffit pas à alimenter une révolte... et le monde se dégrade avec l’assentiment implicite du plus grand nombre, chloroformé par le discours des nécessités : l’emploi, le pouvoir d’achat, l’économie...

L’artiste prend alors le relais du philosophe : ses gravures, qui témoignent magnifiquement de l’autre territoire plaident avec sensibilité pour la beauté du monde.

Sans compromis

Robert Hainard ne peut adhérer aux formations écologistes et encore moins aux partis verts gouvernementaux, qui ont oublié l’essence de leur combat. Si la politique est l’art du compromis, il ne peut en être. L’actualité du message du philosophe naturaliste maintenant qu’une partie de son discours a été repris et enrichi, tient dans ce rappel à l’essentiel : la civilisation ne se réalisera au bénéfice de l’Homme qu’à la condition de faire une place à la Nature. La tendance de l’Humanité à tout occuper, tout exploiter, tout agencer à son image, ne peut être contrecarrée en en discutant les modalités, mais en posant la question centrale des finalités.

Je partage avec Bernard Charbonneau la revendication d’une nature proche et d’un territoire humain qui conserve une forte identité culturelle. Elle ne peut aboutir qu’en modulant les formes d’exploitation pour les rendre compatibles avec la vie sauvage. Je partage avec Robert Hainard l’exigence d’une nature pleine, de territoires sans empreinte humaine, une rivière libre de ses mouvements, une parcelle de montagne sans moutons et sans télésiège, un coeur de forêt sans exploitation...

La synthèse de ces deux exigences aboutit à un territoire mosaïque fait de parcelles aux degrés de naturalité variés, où se côtoient des espaces très humanisés, des territoires vierges et tous les degrés intermédiaires. Mais aucune région ne devrait être dépourvue d’espaces sauvages laissés à leur dynamique propre.

L’exigence de Nature est la revendication la plus radicale de l’histoire contemporaine, la plus riche d’évolution sociale, la plus pleine de sens.

Antoine Waechter - Publié dans le recours aux forêts N° 8 - 1999

Bibliographie de Robert Hainard :

1943 - Et la Nature ? Réflexions d’un peintre. Éditions Gérard de Buren, Genève, 1943. Réédité en 1994 par les éditions Hesse, Genève.

1946 - Nature et mécanisme. », préface de Ferdinand Gonseth Éditions du Griffon, Neuchâtel, 1946. Épuisé. Réédition sous le titre « Le miracle d’être », en 1986 et 1996, préface originale de Ferdinand Gonseth et de Philippe Lebreton, par les éditions du Sang de la terre, 62 rue Blanche, 75009 PARIS. Prix 98 FF. Tél. 01 42 82 08 16.

1949 - Les Mammifères sauvages d’Europe (en 2 volumes). Éditions Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1949 (2e éditions en 1961 et 1962). Réimpression en 1972. Nouvelle édition augmentée en 1986. Épuisé.

1966 - « Jagd mit dem Skizzenblock » Rotapfel Verlag, Zurich, 1966. Traduction française : Chasse au crayon. En dessinant les bêtes sauvages. Éditions de La Baconnière, Neuchâtel, 1969.

1967 - Défense de l’image. Éditions de La Baconnière, Neuchâtel, 1967. Nouvelle édition augmentée en 1986. Épuisé.

1970 - Une morale à la mesure de notre puissance, expansion et nature. Ouvrage à compte d’auteur, distribué par le Mouvement Homme et Nature, Bernex (Genève), 1970. Édité par Le Courrier du livre, Paris, en 1972.

1973 - Les réserves naturelles de Suisse, éditions Avanti, André Eisele, Lausanne, 1973. Épuisé.

1975 - Croquis de terrain. Éditions Payot, Lausanne, 1975. (Prix Suisse du meilleur livre de l’année).

1979 - Quand le Rhône coulait libre ... Éditions Tribune, Genève, 1979. (Prix Jean-Sainteny en 1980).

1980 - Philippe et Eugénie Hainard. (En collaboration avec son fils et ses soeurs). Éditions de La Baconnière, Neuchâtel, 1980. Épuisé.

1983 - Images du Jura sauvage. Éditions Tribune, Genève, 1983.

1986 - Le guetteur de lune. Choix de textes. Préface de Jean-Philippe Grillet et Jacques Hesse. Éditions Hermé-Tribune, Paris - Genève, 1986.

1989 - Croquis d’Afrique. Éditions Hesse, Lausanne, 1989.

1991 - Le monde plein, Éditions Melchior, Genève, 1991.

Robert Hainard est un auteur central dans les origines de la pensée écologiste. Bien que relativement modeste, son oeuvre philosophique a eu une grande influence parmi les milieux naturalistes francophones.

Dès 1946, Robert Hainard trace, dans "Nature et Mécanisme", les grandes lignes du discours des années 80 : l'éloge de la diversité, la critique du productionnisme et de l'anthropocentrisme, l'appel à limiter notre emprise sur le Monde. Il incarne la racine naturaliste de l’écologisme, celle qui fournit, avec la non-violence, les principaux points de divergence avec le socialisme et le libéralisme, celle qui l’identifie le mieux face aux idéologies matérialistes des XIXe et XXe siècles.

La particularité de cet artiste-philosophe réside dans son expérience unique : c’est en attendant l’ours dans une forêt vierge slovène, en guettant les loutres dans une anse du Rhône inondée par la lumière de la lune, ou en écoutant le brâme du cerf, qu’il forme sa réflexion. Il voit la ville de la lisière sauvage, il observe l’Humanité à partir d’un territoire où l’Homme ne règne pas, il est face au bulldozer et non derrière. Ce point de vue, au sens littéral du terme, lui donne du recul par rapport à la mêlée humaine.

Sa sensibilité, la révolte qu’il exprime face au recul inexorable du monde merveilleux qu’il observe, connaît et dessine, lui a valu l’affection de plusieurs générations de militants engagés contre les effets dévastateurs de la seconde révolution industrielle. Par contre, son discours ne pouvait que susciter l’incompréhension, sinon l’hostilité, des chantres de la croissance et des partisans de la civilisation universelle.

De fait, Robert Hainard est inconnu du grand public. Peut être parce qu’il a le tort d’être Suisse, et de fréquenter les sous-bois au lieu des salons parisiens, sûrement parce qu’il a exprimé des idées iconoclastes pour son époque.

Affirmant que « l’entente est préférable à la compétition » mais que « l’exploitation de l’Homme par l’économie est plus choquante que celle de l’Homme par l’Homme », il échappe à toute classification politique. Critiquer le gaspillage au moment où l’Europe se reconstruit après la guerre, démontrer l’impuissance de la science à saisir la vie alors que le rationalisme scientifique entre dans une phase conquérante sans précédent dans l’Histoire, demander que l’Humanité limite son expansion alors qu’elle explore les confins de la planète et rêve de marcher sur la Lune, ne laissait guère de chance à Robert Hainard d’être entendu de ses contemporains.

D’autant plus qu’il n’a pas annoncé de catastrophes comme Rachel Carlson, qu’il ne s’est pas positionné sur les rapports de pouvoir entre l’Etat nucléaire et le citoyen, et qu’il n’a pas d’avantage envisagé la libération du salarié par la réduction de la durée du temps de travail, toutes thèses mobilisatrices des années 70 et 80.

Le concept de Nature

La Nature, c’est la vie sauvage, « le Monde agissant par lui-même », existant et évoluant indépendamment de l’Homme. C’est l’état de la planète tout entière avant le Néolithique, c’est à dire avant l’invention de l’agriculture.

Robert Hainard demande que l’Humanité tire tout ce dont elle a besoin d’un minimum de surface, pour laisser au sauvage le plus vaste espace possible, quitte à créer une dualité extrêmement contrastée entre le territoire de l’Homme et celui de la Nature. Cette conception a été fortement contestée par Bernard Charbonneau, par exigence d’une nature proche et quotidienne, par refus d’une dichotomie entre milieux respectés et milieux altérés. Elle est aussi très différente de celle d’Edward Goldsmith qui, sans faire le choix explicite d’une naturalité élevée, plaide pour le retour au niveau d’impact des sociétés vernaculaires. 

Ces trois positions expriment trois stratégies de sortie de la crise vitale : exploiter toutes les ressources du progrès technologique pour accroître la productivité et libérer une partie de la Terre de l’emprise humaine, sélectionner les techniques les moins dommageables pour aboutir à une heureuse interpénétration de l’Homme et de la Nature, abaisser le niveau de prétention technologique pour revenir à un niveau de prédation compatible avec les équilibres naturels. Ces stratégies ne sont contradictoires qu’à vouloir les appliquer en même temps en un même lieu ; elles peuvent devenir complémentaires comme étapes d’une séquence temporelle ou mises en oeuvre dans des espaces différents. Elles sont l’expression d’expériences et de cultures différentes (le « point de vue » évoqué plus haut). Bernard Charbonneau, homme du Sud-Ouest, est d’une région où l’occupation humaine est diffuse et totale, où la cohabitation de l’ours et des bergers s’est prolongée jusqu’à nos jours. Edward Goldsmith, grand voyageur, traduit son pessimisme quant à l’avenir des écosystèmes tropicaux et équatoriaux confrontés à l’occidentalisation des économies africaines et sud-américaines.

Robert Hainard, lui, est un homme des bois suisse et un artiste genevois. En HelvÈtie comme dans toute l’Europe du Nord, le sauvage a été repoussé dans les montagnes, et au mieux dans les dernières grandes forêts, les plaines étant le domaine de l’urbanisation dense et de l’agriculture intensive. La position initiale du village, entouré de champs et de pâturages et localisé au milieu d’une clairière, a inscrit, dans les mentalités comme dans les légendes, une limite concrète entre la civilisation (le monde des humains) et le sauvage (le monde des bêtes et des génies).

Or, Robert Hainard est exigeant : il ne saurait se satisfaire d’une nature édulcorée, sans doute inévitable s’il s’agit de concilier sur un même territoire ambitions humaines et vie sauvage. L’ingénierie écologique est certes capable, aujourd’hui, de faire cohabiter de nombreuses espèces animales et végétales avec les autoroutes, les zones industrielles, les complexes de loisirs, voire la céréaliculture intensive. Des castors vivent dans les contre-canaux du Rhône canalisé, à l’ombre des tours de la centrale nucléaire de Cruas, des hardes de cerfs paissent, la nuit, dans les prés du Val de Villé (Alsace), éclairées par les lumières blafardes de la zone d’activités de Lièpvre, et certains hiboux grands ducs se nourrissent volontiers sur les décharges d’ordures ménagères ...!

L’exigence de Nature est d’une autre nature. Elle est le désir de l’autre, c’est à dire d’une dimension non humaine, sans trace de domestication, sans marque de propriété, où la monumentalité, la complexité et l’étendue créent le mystère et un sentiment d’intemporalité et de liberté.

Pour satisfaire son exigence, Hainard accepte la technologie. Il ne la discute même pas. « Je pense qu’il importe peu qu’une exploitation soit violente - toute vie n’est-elle pas violence ? - si elle est restreinte » . Sans doute juge-t-il inutile de tenter d’en modifier l’évolution. Mais, les progrès technologiques doivent servir à réduire l’emprise des sociétés humaines, en satisfaisant les besoins alimentaires par l’exploitation d’un minimum de terres agricoles, en réduisant la taille des usines, en limitant l’emprise des villes ... « Je veux non seulement le plus de nature possible, mais avec le plus possible de civilisation ».

Une mutation culturelle

Admettre qu’une partie significative du territoire ne soit pas « mise en valeur » pour être abandonnée au libre jeu de la vie sauvage, suppose une mutation culturelle, car cette conception est à contre-courant de la pensée dominante.

Pour certains philosophes des Lumières, la réalisation de l’Homme passait par l’accomplissement d’une oeuvre civilisatrice, consistant à domestiquer la nature, à éradiquer le sauvage et à propager les vertus universelles du Progrès. Le discours de nombre d’élus en faveur du désenclavement a aujourd’hui encore les mêmes accents que celui des Saints-Simoniens plaidant, au XIXe siècle, le développement du rail pour civiliser la France. L’idée de borner la mainmise de l’Humanité sur le Monde se heurte nécessairement à la religion de la croissance et au projet de dominer les « forces de la Nature », consubstantiels de la notion de Progrès.

Les sociétés vernaculaires et médiévales ont vécu dans la Nature, à son rythme et en exploitant au mieux ce qu’elle pouvait leur apporter. A partir du XVIIe siècle, les sociétés européennes se positionnent contre la Nature, avec la volonté de s’en affranchir, et se lancent dans de grands travaux d’aménagement, comme l’assèchement des marais, la canalisation des fleuves, la construction de routes et de canaux. Cette période de l’Histoire aura connu la plus forte expansion de l’espèce, et, en corollaire, la dégradation la plus brutale de l’environnement planétaire. Mais, elle a aussi permis l’émergence d’un nouveau regard, curieux et admiratif, à l’origine d’un courant d’opinion favorable à la protection de la Nature, qui s’est amplifié dans tous les pays industrialisés dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La période suivante devrait voir l’Humanité apprendre à vivre avec la Nature.

Cette évolution remet implicitement en cause l’anthropocentrisme hautain qui imprègne nombre de nos concitoyens. Luc Ferry a fourni récemment un exemple significatif de ce sentiment de supériorité, qui a justifié, au temps où les « sauvages » étaient assimilés à des animaux, le massacre des indiens nord-américains et des aborigènes sud-américains et australiens.

Robert Hainard rappelle en des termes crus que nous sommes faits de la même pâte que les plantes et les bêtes, et que notre destinée commune est la réintégration de notre corps dans les cycles de l’azote et du carbone. Au nom de quelle différence de nature pourrions nous justifier l’asservissement et la destruction de tout ce que les hommes n’ont pas créé?

La Terre ne nous appartient pas : elle ne peut être accaparée par notre seule espèce pas plus qu’elle ne peut servir les seules générations de la révolution industrielle. Au nom de quel principe refuserions nous à nos arrières petits enfants de connaître les éléphants, les baleines ou les ours ? La vie foisonnante a droit à l’existence dans la mesure où nous n’avons pas le droit de la détruire.

Notre capacité à prévoir et notre puissance nous confèrent une responsabilité singulière, et notamment un devoir de respect. Seul l’exercice de cette responsabilité distingue notre espèce du reste du monde vivant.

Mettre une limite à notre expansion heurte tous les projets existentiels qui prétendent se réaliser dans la croissance. Voici la source de résistance la plus forte, car elle est profondément ancrée dans la culture occidentale.

Je suis convaincu que la résolution de la crise écologique passe par l’apprentissage d’un art de vivre, un art qui fait appel à nos sens et à notre esprit. Robert Hainard évoque l’investissement dans le « développement supérieur ». Seul un but supérieur, un désir impérieux, ordonnera, équilibrera l’activité humaine et ce but sera hors d’elle. Donc, il sera la nature. Car toute richesse, toute diversité, toute matière assimilable et vivifiante... vient de la nature... Bien des gens trouveront cette richesse dans la littérature, la science, la musique, les arts ». Il en conclut, en forme d’orientation politique, que « l’organisation sociale serait limitée à la satisfaction des besoins physiques. Ces besoins sont très limités parce que le développement corporel est limité ».

Le développement supérieur, quant à lui, offre des perspectives illimitées qui, à aucun moment, ne peuvent empiéter sur celles des autres. « L’essor vers les conquêtes libres délivrera seul de la compétition. Je dis que l’exploitation sans mesure de la terre enfonce les hommes dans la nécessité ».

« C’est par amour de la liberté que je souhaite la réglementation la plus stricte de l’activité économique, et c’est le désir lucide de liberté, l’horreur de l’uniformisation, qui le fera accepter ».

Pourquoi sauvegarder la nature ?

Les plaidoyers en faveur du respect de la Terre puisent le plus souvent dans le registre catastrophiste, dans un argumentaire utilitaire qui trahit la timidité des plaideurs à parler de la nature. Le ministère de la protection de la nature en 1970 est devenu le ministère de l’environnement en 1981, et cette évolution n’est pas que sémantique.

Robert Hainard ne croit pas que l’Homme puisse être menacé dans son existence. Le pire consisterait en la disparition du sauvage, en une domestication totale de la planète. C’est le caractère totalitaire de l’occupation humaine qui suscite son angoisse. L’Humanité se retrouverait seule, dans un monde sans surprise. Aucun espace ne serait exempt des marques de propriété, privées ou collectives. Partout, les artifices de l’Homme seraient visibles comme la machinerie d’une scène sans mystère. La Terre serait dès lors incapable de susciter notre émerveillement et de combler le désir de découverte qui nous habite tous.

Tous ceux qui ont connu la plénitude des grands espaces vierges où ne résonne que le chant de la vie, la fascination de paysages sous-marins intacts ou des fleuves sauvages aux eaux de cristal, le sentiment d’intemporalité qu’inspire la voûte d’une forêt primaire aux piliers plusieurs fois centenaires, partagent cette angoisse, car tant de richesses ont déjà été perdues.

La très grande majorité de nos concitoyens n’ont pas eu le privilège d’une telle expérience et n’ont conscience de la perte de substance de notre planète qu’au travers de ce qu’on leur dit. Cela ne suffit pas à alimenter une révolte... et le monde se dégrade avec l’assentiment implicite du plus grand nombre, chloroformé par le discours des nécessités : l’emploi, le pouvoir d’achat, l’économie...

L’artiste prend alors le relais du philosophe : ses gravures, qui témoignent magnifiquement de l’autre territoire plaident avec sensibilité pour la beauté du monde.

Sans compromis

Robert Hainard ne peut adhérer aux formations écologistes et encore moins aux partis verts gouvernementaux, qui ont oublié l’essence de leur combat. Si la politique est l’art du compromis, il ne peut en être. L’actualité du message du philosophe naturaliste maintenant qu’une partie de son discours a été repris et enrichi, tient dans ce rappel à l’essentiel : la civilisation ne se réalisera au bénéfice de l’Homme qu’à la condition de faire une place à la Nature. La tendance de l’Humanité à tout occuper, tout exploiter, tout agencer à son image, ne peut être contrecarrée en en discutant les modalités, mais en posant la question centrale des finalités.

Je partage avec Bernard Charbonneau la revendication d’une nature proche et d’un territoire humain qui conserve une forte identité culturelle. Elle ne peut aboutir qu’en modulant les formes d’exploitation pour les rendre compatibles avec la vie sauvage. Je partage avec Robert Hainard l’exigence d’une nature pleine, de territoires sans empreinte humaine, une rivière libre de ses mouvements, une parcelle de montagne sans moutons et sans télésiège, un coeur de forêt sans exploitation...

La synthèse de ces deux exigences aboutit à un territoire mosaïque fait de parcelles aux degrés de naturalité variés, où se côtoient des espaces très humanisés, des territoires vierges et tous les degrés intermédiaires. Mais aucune région ne devrait être dépourvue d’espaces sauvages laissés à leur dynamique propre.

L’exigence de Nature est la revendication la plus radicale de l’histoire contemporaine, la plus riche d’évolution sociale, la plus pleine de sens.

Antoine Waechter - Publié dans le recours aux forêts N° 8 - 1999

Bibliographie de Robert Hainard :

1943 - Et la Nature ? Réflexions d’un peintre. Éditions Gérard de Buren, Genève, 1943. Réédité en 1994 par les éditions Hesse, Genève.

1946 - Nature et mécanisme. », préface de Ferdinand Gonseth Éditions du Griffon, Neuchâtel, 1946. Épuisé. Réédition sous le titre « Le miracle d’être », en 1986 et 1996, préface originale de Ferdinand Gonseth et de Philippe Lebreton, par les éditions du Sang de la terre, 62 rue Blanche, 75009 PARIS. Prix 98 FF. Tél. 01 42 82 08 16.

1949 - Les Mammifères sauvages d’Europe (en 2 volumes). Éditions Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1949 (2e éditions en 1961 et 1962). Réimpression en 1972. Nouvelle édition augmentée en 1986. Épuisé.

1966 - « Jagd mit dem Skizzenblock » Rotapfel Verlag, Zurich, 1966. Traduction française : Chasse au crayon. En dessinant les bêtes sauvages. Éditions de La Baconnière, Neuchâtel, 1969.

1967 - Défense de l’image. Éditions de La Baconnière, Neuchâtel, 1967. Nouvelle édition augmentée en 1986. Épuisé.

1970 - Une morale à la mesure de notre puissance, expansion et nature. Ouvrage à compte d’auteur, distribué par le Mouvement Homme et Nature, Bernex (Genève), 1970. Édité par Le Courrier du livre, Paris, en 1972.

1973 - Les réserves naturelles de Suisse, éditions Avanti, André Eisele, Lausanne, 1973. Épuisé.

1975 - Croquis de terrain. Éditions Payot, Lausanne, 1975. (Prix Suisse du meilleur livre de l’année).

1979 - Quand le Rhône coulait libre ... Éditions Tribune, Genève, 1979. (Prix Jean-Sainteny en 1980).

1980 - Philippe et Eugénie Hainard. (En collaboration avec son fils et ses soeurs). Éditions de La Baconnière, Neuchâtel, 1980. Épuisé.

1983 - Images du Jura sauvage. Éditions Tribune, Genève, 1983.

1986 - Le guetteur de lune. Choix de textes. Préface de Jean-Philippe Grillet et Jacques Hesse. Éditions Hermé-Tribune, Paris - Genève, 1986.

1989 - Croquis d’Afrique. Éditions Hesse, Lausanne, 1989.

1991 - Le monde plein, Éditions Melchior, Genève, 1991.

Source Laurent Ozon


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