Depuis que j'ai quitté Marilyn. Je peux me permettre certains caprices comme celui de passer chez le coiffeur une fois par saison.
Ce jour-là, les clients se faisaient tout petits. Plutôt une bonne chose quand on recherche le calme et qu'on ne le trouve pas. Ces serviles accueilleurs vous servent un thé accompagné de muffins puis quand vous le désirez ils enchaînent avec un shampoing et un massage, l'eau est juste comme il faut, les spots ne vous décollent pas l'iris, l'éclairage est doux. Niveau accueil, c'est correct.
J'attendais Elodie, coiffeuse avec qui j'avais rendez-vous ; cependant ce fut un gros pou au crâne poli qui est venu à ma rencontre. Il m'a sorti, charmeur, son fameux "on y va mon grand ?", les yeux en coeur, le sourire tendre aux lèvres rougeoyantes, humectées à la canne à sucre. Je m'efforce, avec grande peine, de faire fonctionner quelques muscles de mon visage dans le but d'avoir l'air naturellement heureux dans ma réponse. "Vous êtes Elodie ?" "Elle arrive, elle arrive" me répond-il avec deux fois plus gaieté et trois fois plus de douceur. Je lui fais savoir que je n'ai pas une dent contre lui, que c'est juste le fait d'avoir pris rendez-vous avec Elodie. "Ha ha ha ha ha," son ricanement sonne on ne peut plus faux, trop accentué.
Elodie aurait été un grain plus belle si elle n'avait pas cette espèce de surplus de peau séché en forme de poche qui pend et qui se balance tel un macaque à une liane au centre de sa figure. Ce surplus, aussi appelé "nez"en français, du latin nasus, marque l'avènement d'un mal apocalyptique dans un univers déjà anéanti par la nature. Je peine à imaginer Elodie sans l'associer à cette immondice qui est son nez. On m'a beaucoup vanté son talent aux ciseaux, raison pour laquelle j'ai décidé d'ignorer certains petits détails sans grande importance.
Quand elle blablate, j'ai aussi quelque mal à m'accoutumer à son accent personnel où les "t" se confondent avec les "ts" ou les "tch". Inéluctablement la discussion démarre, inéluctablement la discussion dérape.
Elodie - Et t'es dans quoi toi ?
Marsyas - La logistique.

Logistique ou manutention, la nuance est faible. Juste une question d'esthétique.
Elodie - Logistsique ? C'est-tsa-tchire ? Ah ouais ! Ekcelle, Microsofte et tout nan ?
Je suis blasé au point de ne pas avoir la force d'esquisser un sourire. Après une légère hésitation, je lui sors mon fameux "c'est à peu près ça".
Coiffeur-lambda - Mais non, logistique c'est pas logiciel ! banane !
Elodie - Mais euh ! Banane toi-même ! Ah ouais logistsique ! Moi j'avais entendu logiciel moi ! Et lui il se paye ma tête pépère.
(silence)
Faut-il que je continue à jouer la comédie et à sourire comme Mickey ? Où diable me suis-je encore fourré ? Pourquoi faut-il que ça tombe toujours sur moi ? Je ne souris pas, je ne réponds pas. J'attends simplement qu'elle passe à un autre sujet.
Elodie - Donc c'est dans la logistique de quoi ?
Marsyas - Manutention. Manutention.
Elodie - Ah !
Ce "ah !"-là, quasi-étouffé, marquait une profonde méprise. Genre, "j'espérais un peu mieux quand même", "il ne doit pas être très intelligent celui-là", "t'as l'air intello mais tu ne l'es pas". Ce "ah !"-là est un "ah !" qui révolte, un "ah !" qui vous donne envie de bondir de votre siège et de... et de... lui dire de vous parler sur un autre ton. Toutes ces personnes dans la manoeuvre ne sont pas des abrutis finis, bon sang !
Ca parle sans répit. Elle parle à son pote le coiffeur-lambda. Le tapage vire à la politique. A la fin de chaque phrase, elle me zieute d'un oeil complice. Ne se doutait-elle pas une seconde que son complice, qui essaya à nouveau de sourire (en vain), était sur le point de péter les plombs. Ca parle un peu plus loin et ça tourne écologie. Son collègue semble rien capter à ses morceaux d'histoires. Apparemment, elle de même. Pipelettes à deux sous qui me prennent pour un con.
Elodie - Tu sais coiffeur-lambda, dans certaines régions d'Amérique du Sud, il y a encore des gros cons qui continuent à déboiser des forêts entières ! Cette bande d'égoïstes ! Ils peuvent pas penser un peu à autre chose qu'à leur couilles, merde ! Quand j'ai lu ça l'autre jour j'ai falli vomir mon café sur mon journal Le Monde.
Marsyas [dans sa tête] - Si tu savais Elodie... Si tu savais. Quand on touche moins de 0.1% du SMIC et qu'on a des gosses qui risquent de crever de la malaria, que ne ferait-on pas ? Tu sais ce que c'est que l'ethnocentrisme ? C'est le fait de considérer ça propre culture comme la culture idéale, celle qui prédomine sur toutes les autres. Parce que quand on gagne moins d'un dollar par jour on ne cherche pas à minimiser les externalités négatives que peuvent induire une production de climatiseurs. Parce que quand ton gosse se ruine les poumons dans les voirie à trier des immondices tu ne penses pas au dernier parfum d'YSL. L'Amerique du Sud c'est pas l'Europe, c'est quand même pas difficile à comprendre ça ! [tout haut] Latinos, tous des connards.
Car j'ai peur de la contrarier et qu'elle me coupe un bout d'oreille volontairement sans le faire exprès.
L'interminable déballage d'imbécilité continue.
Coiffeur-lambda : T'as vu vélib, c'est une super bonne idée. Comme ça moi quand je sors pas trop loin je prends le vélib-vélo.
Cliente-alpha : Ha ha ! Même en hivers ?
Elodie : Voilà ! Ca c'est une idée ! Moi je dis que le climat, enfin le réchauffement climatique c'est mauvais pour nous. Regarde, t'as vu le décalage des saisons et tout ? C'est important l'écologie ! On s'en fout car ça change rien dans l'immédiat ! Mais c'est les gens, c'est des cons, quand ils comprendront que c'est important ce sera déjà trop tard !
Ah la la les gens ! C'est pas avec quelques centaines de vélos aujourd'hui qu'on arrêtera les milliards d'automobilistes de demain. C'est pas si simple d'imposer des contraintes écologiques aux Chinois et aux Indiens lorsque nous même nous n'avions pas à respecter ces règles dans le temps.
Je ne sais pas pourquoi j'écoute ces balivernes. Depuis qu'Elodie a entendu le mot "manutention", elle veut se montrer aware. Je perds mon temps, je m'énerve pour rien. Je gaspille mon énergie. Ca y est, je ferme les yeux, je n'entends plus rien, je me concentre pour ne penser à rien. Je fais le vide de toutes mes pensées.
Quand j'ai rouvert les yeux, tout a changé.. J'ai oublié son caractère insupportable, j'ai oublié son accent péteux, j'ai oublié de lui tailler le larynx à coups de ciseaux dans la gorge, j'ai oublié de lui briser la mâchoire contre une marche d'escalier, j'ai tout oublié parce qu'elle a bien fait son travail et que je suis content de ma coupe. La bonne humeur revient. Je lui souris automatiquement. Elle me tend la main, j'hésite à la lui serrer, je lui serre la main. C'est notre pacte.
Photo chopée sur art.com
