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Livre numérique : la révolution attendra encore un peu

Publié le 16 novembre 2008 par Pierre Mounier
Les professionnels de l'édition ne cessent d'en parler : une nouvelle génération de liseuses est en train d'émerger. Pressenti comme l'objet miracle qui va faire entrer l'édition dans le monde du numérique, l'e-book est annoncé comme le Walkman du livre. En novembre 2008, il semble que nous soyons loin du compte...

Les professionnels de l'édition ne cessent d'en parler : une nouvelle génération de liseuses est en train d'émerger. Pressenti comme l'objet miracle qui va faire entrer l'édition dans le monde du numérique, le e-book est annoncé comme le Walkman du livre. Portable, léger, de lecture confortable, ressemblant au livre à s'y méprendre, la liseuse constituerait la solution de l'édition face à la révolution numérique. Et pourtant, le compte n'y est pas.

Sony annonce la

Sony annonce la "Reader Revolution". Capture du site du Sony Reader, 10 novembre 2008.

Et si on essayait de penser l'avenir de l'édition électronique sans se référer en permanence au bel objet qu'est le livre et aux nobles rayonnages des bibliothèques familiales ou des bibliothèques publiques ?

Sur le fond, d'abord. Les liseuses sont vendues comme des livres électroniques. De la même façon, en 1995, les médias décrivaient Internet comme une bibliothèque. La vertu de la métaphore facilite l'appropriation d'un objet nouveau par une société qui ne connaît, par définition, que des références passées. Cela peut fonctionner lorsque l'image est utilisée dans la phase de diffusion d'une invention, lorsqu'elle est conçue et qu'il faut convaincre. Cela fonctionne souvent avec difficulté lorsque la métaphore sert de tuteur à une invention. S'il avait fallu inventer Internet comme une bibliothèque dans les années 1960, le Web ne serait pas ce qu'il est devenu. Trente ans plus tard, initier le grand public au "world wide web" en faisant une référence erronée au modèle de la bibliothèque était une stratégie pédagogique, pas un modèle créateur. Malheureusement pour le livre électronique, il semble évident que la métaphore a constitué la matrice de l'invention de l'objet. Dès lors, c'est un objet que l'on a conçu, avant de penser un usage. Une continuité, que l'on souhaite mettre en place, avant de penser une adaptation à un contexte nouveau. On connaissait les vertus de l'objet livre. On a songé à les transposer mécaniquement au monde numérique. On a obtenu un monstre qui se révèle inutile, coûteux et lourd. Les liseuses d'aujourd'hui présentent les défauts du livre et quasiment aucune des qualités du texte numérique. Et si on essayait de penser l'avenir de l'édition électronique sans se référer en permanence au bel objet qu'est le livre et aux nobles rayonnages des bibliothèques familiales ou des bibliothèques publiques ?

Hypothèse n°1 : le livre est un optimum

Posons comme première hypothèses que l'objet-livre est une réussite parfaitement adaptée aux conditions matérielles et techniques d'une époque. Un optimum adapté aux contraintes particulières de l'imprimé, des pratiques d'écriture et des pratiques de lecture d'un contexte historique précis.

Hypothèse n°2 : l'objet-livre n'est pas l'objet de l'édition

Posons comme seconde hypothèse que l'objet de l'édition est l'expression de la pensée et de la sensibilité humaines, l'échange entre les hommes à travers le temps et l'espace. Un véhicule, une mémoire, un vecteur. L'objet de l'édition n'est pas l'objet-livre. L'objet de l'édition est le texte ; l'écriture du texte et sa lecture.

Hypothèse n°3 : le texte numérique n'est pas un livre

Posons comme troisième hypothèse que le texte numérique présente des caractéristiques spécifiques :

1. L'information numérique, en elle-même, est quasiment immatérielle : il est possible de s'émanciper, grâce à elle, du poids du bois qui constitue le papier.

2. Le texte numérique est reproductible quasiment sans coût spécifique.

3. L'information numérique circule avec une très grande fluidité.

4. Le texte numérique peut se doter de couches successives : il est annotable.

5. Le texte numérique est hypertextuel ; il est liable.

6. Le texte numérique est indexable par des robots, à tout moment et sans cesse, selon des logiques et des algorithmes qui ne cessent d'évoluer.

7. Le texte numérique relève de l'économie de l'attention et non de l'économie de la rareté.

Hypothèse n°4 : l'édition électronique constituera un nouvel optimum

Posons comme quatrième hypothèse que l'avenir de l'édition électronique se situe dans la mise au point d'un nouvel optimum, adapté au nouveau contexte. S'impose en effet la rencontre du texte édité et du numérique. En quoi les e-books de 2008 favorisent-ils la rencontre entre texte édité et numérique ?

Les e-books en 2008 relèvent d'une logique de numérisation

Procédons, pour l'instant, sans préjuger de ce qu'est le texte édité lui-même. Une telle question nous mènera trop loin pour aujourd'hui. Elle pourrait provoquer des angoisses existentielles dans l'esprit de certaines éditeurs, alors qu'elle devrait seulement susciter des questions ontologiques.

Explorons les sept caractéristiques mises en avant :

1. Immatériel ?

Les liseuses permettent d'embarquer dans un objet de quelques centaines de grammes des dizaines, des centaines, bientôt des milliers de livres. En cela, elles laissent de la place dans votre sac à dos ou dans votre coffre si vous partez en vacances avec des lectures de travail en retard ou des lectures appétissantes à dévorer... Score : +1.

2. Reproductible ?

Les liseuses permettent d'intégrer des livres en libre accès et de les reproduire à l'infini. Mais les éditeurs ont décidé, comme pour le MP3, de s'embarrasser de DRM (Digital rights management) pour leurs livres mis en vente. Il est notable d'assister à la mise en place de DRM pour les livres électroniques, au moment où l'industrie du disque en revient chaque jour un peu plus. Ne faut-il pas tirer quelques conclusions de l'expérience ? Il semble que les enjeux soient trop importants pour le permettre.

La FNAC vend donc un fichier epub au prix du livre papier avec une limitation de lecture sur cinq machines, pas une de plus. Il s'agit donc de fichiers définis comme périssables. Il ne sera pas possible de prêter ce livre, alors que c'est une "fonctionnalité sociale" fondamentale du livre. Il sera même impossible de consulter le livre électronique protégé par DRM dans les conditions réelles de la vie quotidienne. Le profil-type du lecteur de demain n'est-il pas celui d'un individu disposant d'un ordinateur au bureau, d'un ordinateur à la maison et d'une liseuse ? Trois machines, donc, au minimum. Or, les gestionnaires considèrent qu'un matériel informatique est renouvelé tous les 4 ans. Cela signifie que, dans 4 ans, le lecteur ne pourra pas lire le livre acheté aujourd'hui sur ses nouvelles machines. La hotline de la Fnac lui indiquera sûrement qu'il aurait été bien inspiré de conserver un vieux coucou à la cave pour lire les livres de l'époque. On appelle cela le progrès. Les administrateurs de parcs informatiques savent, par ailleurs, que les disques durs survivent moins de 4 ans en moyenne et que, virus, formatages et défaillances matérielles aidant, les fichiers stockés sur une machine sont en sursis, voire condamnés dès leur création. Et sont voués à disparaître à l'occasion d'un cambriolage, d'un incendie ou d'un geste brusque du petit dernier qui pousse papa à renverser la cafetière sur le MacBook dernier cri... Il paraît donc évident que les livres achetés aujourd'hui n'auront jamais la durée de vie des objets-livres. Ils sont fragiles, volatiles et, finalement, provisoires. Ils le sont techniquement. Ils le sont, encore plus, en raison des DRM qui les protègent.

En conséquence, ils devraient être vendus au prix d'une location. Ils sont vendus au prix de l'objet dont ils constituent une pâle copie numérique. Vendre un livre numérique à 3€ et un livre-objet à 30€ ne serait pas un contre-sens ni une dévalorisation du talent de l'auteur ou de la qualité du travail de l'éditeur. Ce serait une simple prise en compte des différences fondamentales entre l'univers analogique et l'univers numérique. Score : -1.

3. Fluide ?

Alors que l'information numérique circule avec une grande fluidité, les e-books semblent déployer leur talent à émuler les distances physiques qui existent, dans le monde analogique, entre les mots, les phrases, les paragraphes, les chapitres, les livres eux-mêmes. L'ergonomie des e-books se concentre sur la lecture linéaire, de la page 1 vers la page 999, supposée être celle du papier (ce qu'elle n'est pas). Score : -1.

4. Annotable ?

Les e-books ne sont actuellement quasiment pas annotables. Ils sont inférieurs au livre-objet, que je surligne, stabilobosse, corne, annote au crayon. Score : -1.

5. Liable ?

Les e-books ne sont actuellement quasiment pas liables, pas liés, pas liants. Ils restent des objets fermés. Les e-books relèvent d'une logique de numérisation. Pas d'une logique d'édition électronique. C'est particulièrement frappant dans le cas de la liseuse de Sony, qui ignore Internet : elle est alimentée en contenus par un câble USB et se paie le luxe d'ignorer l'existence de Wikipedia, du projet Gutenberg, de Revues.org... Score : -1.

6. Indexable ? Les e-books ne proposent quasiment aucune indexation, aucun moteur de recherche, aucune fonction transverse aux textes édités. Ils sont plats. Ils sont mornes. Ils pèsent comme une parpaing intellectuel. Score : -1.

7. Pléthorique ? L'offre d'e-books est indigente et mal balisée. Les liseuses guident le lecteur vers des supermarchés culturels et ignorent volontairement Wikipedia, Gutenberg, Feedbooks, Lemonde.fr, Maître Eolas, Wikio, Marmiton, etc. Score : -1.

Le Sony Reader, un bel objet

Sur la forme, ensuite. Le Sony Reader 505 est un bel objet. Son écran est magnifique (technologie "E Ink"). Il confirme les vertus annoncées de ce type d'affichage, supérieur en contraste et en stabilité aux plus beaux écrans LCD existant actuellement sur le marché. Mais, sur la liste des vertus, on s'arrêtera là.

Sony Reader 505. Source.

Une boîte vide

L'objet est cher (300€) et vendu sans contenu. Oui, ami lecteur, le premier livre électronique vendu à la FNAC est une coquille vide de tout contenu ! L'objet ne propose que des catalogues de livres Hachette. Ces catalogues sont de magnifiques contradictions pour un e-book à six pattes : ils vantent les mérites de livres qui n'ont -pour l'essentiel- pas encore de version numérique. Ces catalogues sont de simples listes. L'information est statique, non cliquable, inutile. L'architecte d'une ville nouvelle dépose-t-il dans ses rues flambant neuves des prospectus à la gloire des cités médiévales ? Ne peut-il s'appliquer à démontrer l'intérêt de sa ville nouvelle ?

Le créateur et le promoteur du livre électronique devront croire en leur invention. Les consoles de jeu sont livrées avec un jeu inclus, de façon à permettre un déballage au pied du sapin qui ne soit pas une frustration... De même, les e-books devraient être livrés avec quelques friandises à se mettre sous la dent. Le Père Noël Hachette-Fnac-Sony peut-il proposer de diffuser un Reader équipé des titres suivants ?

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un dictionnaire Robert,
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une encyclopédie,
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L'Encycopédie de Diderot et d'Alembert,
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La République de Platon,
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L'extinction du paupérisme de Louis-Napoléon Bonaparte,
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De la démocratie en Amérique de Tocqueville,
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Le Suicide de Durkheim,
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Le Peuple de Michelet,
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A l'école des sorciers,
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Lanfeust de Troy volume 1,
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Shining de Stephen King,
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un livre de cuisine, par exemple C'est moi qui l'ai fait.net,
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un bon guide de bricolage...

Contrairement à Fnac.com, Feedbooks propose un catalogue conséquent, multiformats Capture de la page d'accueil du site Feedbooks, 10 novembre 2008

Contrairement à Fnac.com, Feedbooks propose un catalogue conséquent, multiformats Capture de la page d'accueil du site Feedbooks, 10 novembre 2008

Une boite vide et lente

En outre, l'objet est lent, très lent. Il est lent à mourir. Le paradoxe est fort : le livre est bien plus rapide ! Un ordinateur ou un simple Palm le sont également pour consulter Wikipedia et Gutenberg... Il est étonnant d'avoir à attendre plusieurs secondes pour que s'affiche en 9 niveaux de gris un schéma vectoriel ou bitmap au format JPEG.

La fonction zoom : une copie à revoir de fond en comble...

A la lenteur s'ajoute la médiocrité des fonctions de lecture, au premier rang desquelles il faut compter la fonction zoom. Peu commode, défigurant souvent le texte, le zoom est la fonction la plus décevante du Sony Reader.

Une offre délibérément fermée

Enfin, l'objet souffre d'une fermeture de l'offre : la documentation incite le lecteur à aller sur Fnac.com pour acheter son livre. Si le Sony Reader est moins fermé que le Kindle d'Amazon (véritable monstre de fermeture propriétaire), il tente de recréer une autoroute de l'information confinant au monopole au profit de la Fnac et d'Hachette, partenaires officiels. C'est sans doute trop demander que Sony suggère d'aller sur une dizaine de sites d'édition électronique...

Pour mener l'expérience jusqu'au bout, j'ai acheté quatre ouvrages à prix d'or sur le site de la Fnac.

En quelques semaines, le catalogue est passé de quelques dizaines de titres de "tête de gondole" à plusieurs centaines, ce qui constitue un progrès notable, et annonce une amélioration rapide de la situation dans ce domaine.

Achat de 4 livres pour 48€ sur le site de la Fnac. Les classiques sont vendus à des prix intéressants. Les nouveautés sont terriblement chères.

Achat de 4 livres pour 48€ sur le site de la Fnac. Les classiques sont vendus à des prix intéressants. Les nouveautés sont terriblement chères.

Tout reste à inventer

N'en jetez plus, me direz-vous. Les vicissitudes actuelles des liseuses ne sont, par chance, que provisoires. L'édition électronique conserve un avenir magnifique. Mais il faudra s'armer de patience encore un petit peu. La pensée et la sensibilité humaines ont besoin de véhicule, et le texte numérique est une merveilleuse modalité pour cette finalité. La lecture mobile semble constituer un passage obligatoire pour permettre le succès de l'édition électronique. Le métro, le TGV, le bus, le taxi, la plage, le lit sont des lieux privilégiés de lecture, agréables et incontournables. Nous ne manquons pas d'écrans mobiles pour lire et relire Cicéron et Hergé, Baudelaire et Le Monde.

Aujourd'hui, je lis beaucoup plus sur mon petit téléphone Nokia que sur la liseuse Sony acquise pour des tests par le Centre pour l'édition électronique ouverte. J'utilise, pour cela, un vieil outil appelé navigateur web. Je peux cliquer sur un lien contenu dans un courriel pour en consulter le texte. Je peux utiliser Google reader pour consulter une sélection précise de contenus. D'un clic, j'accède à ma ressource. Je la lis aussitôt. Lorsque cette ressource propose un lien vers un autre texte numérique, je m'y rends d'un simple clic. J'ai accès à un maillage hypertextuel extrêmement dense et riche. Sur le front des e-books, tout reste à inventer. A moins que nous disposions d'une solution évidente sous nos yeux ?

Je proposerai prochainement un billet proposant une bibliographie en ligne sur le sujet des e-books.

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