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L’occidentalisme, l’autre visage de l’orientalisme

Publié le 17 novembre 2008 par Gonzo
American-Israeli playground

Jocelyne Saab : American-Israeli playground

Pour ses soixante ans, la cinéaste libanaise Jocelyne Saab avait imaginé une double exposition de ses travaux actuels qui se tournent désormais vers la photographie. En définitive, elle aura également eu droit à un de ces petits scandales qui agitent régulièrement la scène culturelle arabe.

Pas de problème pour l’exposition qui se tient jusqu’au 29 novembre à la galerie Agial (Générations) près de Hamra à Beyrouth. L’ancienne journaliste et correspondante de guerre y propose une série intitulée Soft Architecture. Exaltation de la beauté des formes plastiques issues des traditions bédouines, ces photos abstraites sont également une manière de rompre avec une certaine idée de la vie nomade, que l’on est prêt à trouver belle sans doute, mais dépouillée de toute sophistication esthétique alors que ces architectures mouvantes recèlent, sous l’objectif de la photographe, toute une complexité méditative.

Duallook

Duallook

La même volonté de rompre avec les clichés sur le monde arabe se retrouve dans la seconde exposition, Sense, Icons and Sensitivity, qui, en revanche, a connu quelques problèmes dans la mesure où ce travail sur la manière dont la mondialisation transforme aujourd’hui la sensibilité arabe approche de trop près deux domaines en quelque sorte « sacrés » : la religion et la politique.

Jocelyne Saab travaille sur le kitsch[1]. Sur les marchés aux puces de Beyrouth, du Caire ou de Paris, elle part à la recherche de ces artéfacts de la culture populaire qui sont également les « icônes » de la culture de masse contemporaine. Mis en scène sous l’objectif de la photographe, ces déchets de la société de consommation globalisée accèdent au statut d’œuvres d’art à part entière et expriment poétiquement (et politiquement) le ressentiment et la frustration de l’Orient face à l’Occident.

En contrepoint aux célèbres analyses d’Edward Saïd, Jocelyne Saab travaille donc sur « l’autre visage de l’Orientalisme », cet « occidentalisme » qu’elle cherche à dévoiler, notamment en illustrant à sa façon le regard arabe (et oriental) sur « la femme occidentale », symbolisée par la chevelure blonde aux ondulations tentatrices de la célèbre Barbie (dont ces chroniques ont proposé un commentaire sur Fulla, leur version arabe récemment commercialisée). Dans ses clichés, l’artiste fait subir à Barbie une suite de métamorphoses qui sont autant de commentaires sur la réalité arabe contemporaine.

Un article en arabe publié dans le Hayat donne à Jocelyne Saab l’occasion de s’expliquer sur sa démarche : Je cherche le lieu où je vais faire la photo, je trouve les personnages que je veux prendre, je me saisis de ces icônes et je les mets dans le lieu que j’ai trouvé, je les fais se regarder et elles deviennent des acteurs à travers la sensibilité que je leur prête. Je ne les utilise pas comme des poupées de plastique. Je les fais se regarder pour que l”image donne l’impression d’une petite histoire.

Travaillant sur l’allusion, le sous-entendu et plus encore sur l’ironie, cherchant à dévoiler ce que la société adore tout en se refusant à le reconnaître, les créations de Jocelyne Saab peuvent susciter des malentendus. En dépit d’une inauguration des plus officielles au Planet Discovery dans le centre ville de Beyrouth, quelques-unes des cent images proposées au public ont paru trop audacieuses pour être maintenues sur les murs.

Deux en particulier ont fait scandale. Celle qui ouvre ce billet, intitulée American-Israeli playground (Terrain de jeux israélo-américain) n’a pas plu du tout, avec une sorte de cimetière où courent des Barbie nues en arrière-plan de photos du Christ et de Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah. Non plus que French Can Can in Bagdad, où les petites Barbie portent pour tout vêtement des billets de banque à l’effigie de Saddam Hussein.

French Can Can in Bagdad

French Can Can in Bagdad

Propriétaire des lieux, la société Solidère étroitement associée à la famille Hariri, a donc décidé de les décrocher, avec quelques autres photographies, histoire de noyer le poisson et de tenter de faire croire que la peur de toucher à ce qui relève des symboles politiques et religieux n’était pas à l’origine de cette autocensure (en effet, aucune instruction officielle, ni plainte d’aucune sorte, n’ont été raportées).

Certes, les photos incriminées ont été accueillies par la galerie Agial sur son site (où vous pouvez donc voir une sélection du travail de Jocelyne Saab), et également dans une salle discrète, ouverte uniquement à ceux qui en font la demande. C’est mieux que rien sans doute, mais c’est tout de même ennuyeux pour des images que leur créatrice aurait voulu confronter au regard d’un large public, celui-là même qui partage cette « colère populaire contre le conflit israélo-arabe » et plus largement la politique américaine au Moyen-Orient.


[1] Kitsch : Caractère esthétique d’œuvres et d’objets, souvent à grande diffusion, dont les traits dominants sont l’inauthenticité, la surcharge, le cumul des matières ou des fonctions et souvent le mauvais goût ou la médiocrité (http://www.cnrtl.fr)
East meets West

East meets West

Quelques liens : entretien de l’artiste à l’AFP (en anglais) et un article (en anglais) sur le site NowLebanon.
Jocelyne Saab a également fait parler d’elle lors de la sortie de Dunia en 2005, un film sur la danse et le désir qui avait fait scandale par son ton et par le traitement qui avait été donné à la question de l’excision dans l’Egypte contemporaine. (Bande-annonce et infos sur le film en suivant ce lien.)
Photos : Jocelyne Saab


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