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Le frisson du veau

Publié le 19 novembre 2008 par Jlhuss

sans-titre-112268587991.1227075437.jpg - Je déteste les caresses après l’amour. Toutes celles qu’on veut avant, de préférence crescendo. Rien à dire d’ailleurs, tu as trouvé le tempo, le doigté. Je serais bien difficile ! Mais après l’heure, c’est plus l’heure, comme disait mon grand-oncle colonel. Passé le plaisir, et le brin de toilette qui s’en suit à l’âge du confort, je n’aime que sombrer dans le sommeil, tu comprends ? Ce naufrage après la tempête, c’est divin, du moins comme le serait l’ivresse des immortels s’ils apprenaient que les nuits leur sont comptées.
- Moi, juste après l’amour, j’ai souvent comme une décharge par tout le corps. Une sorte de soubresaut. Vous connaissez ?
- J’ai vu ça avec mon second mari, un polonais romantique. Nous appelions ça le frisson du veau. Les premiers temps, ça m’attendrissait, puis ça nous faisait rire. Ensuite je ne l’ai plus supporté, ni son frisson ni toute sa personne : il a changé d’étable… Comment ? Tu ne sais pas ce qu’est le frisson du veau ? Après sa goulée, quand il lâche enfin le pis, son mufle encore tout moussant de lait comme un fromage, le veau frissonne. Mais oui. Tous les paysans savent ça. Les raseurs expliquent : phénomène naturel de choc thermique entre le ventre réchauffé et l’air ambiant. Mon oeil ! Moi je dis : tressaillement d’aise, de contentement, de réconfort quasi métaphysique dans l’immensité terrifiante des prairies du monde. Comme nous ce soir, le veau se dit : qu’est-ce que c’était bon, ce flux chaud d’un corps à l’autre, toute cette voracité tendre, cette tiédeur, ce don, ce court échec à la mort.

- Et la vache, vous pensez qu’elle le voit, le frisson de son petit ?
- Evidemment ! Tu les crois bêtes ? Au premier veau, c’est comme une récompense pour elle, une reconnaissance plus délicate que le rot. Elle a aimé le souffle, les coups de museau dans le pis, la succion gloutonne. Mais ce frisson, c’est le couronnement paisible de son effort, ce qui lui donne l’envie de brouter consciencieusement jusqu’à la prochaine.
- Pourquoi vous dites le premier veau ? Et les autres ?
- Disons qu’ensuite, fatalement la joie n’est plus sans ombre. Si elle en a eu deux, trois, de ces petits qui frissonnent de plaisir avant de beugler de détresse quand le fermier vient les lui prendre, tu comprends, pas folle la vache, elle se dit que ce n’est pas la peine de s’attendrir, elle se fait la tête d’une vache qui fabrique du veau sans se poser de question, elle ne veut même pas savoir s’ils frissonnent après le pis, elle sait trop qu’ils frissonneront bien autrement dans le camion qui les emportera. Ça vous refroidit un mammifère, cette pensée-là. Et encore, elle ne peut pas connaître l’abattoir, puisque aucune bête n’en revient.
- Arrêtez, vous allez me dégoûter de la viande.
- Ah non ! Il t’en faut, et de la saignante, je veux des amants vigoureux.
- J’aime bien votre histoire de vache triste. Moi, la mienne, ce serait plutôt une histoire de petit veau tout seul. Au douzième étage d’une tour à Vitry. Après les devoirs il fait le dîner car la mère rentre tard, elle a pas le temps de savoir s’il frissonne, d’ailleurs elle a jamais eu de lait pour lui, elle en voulait pas vraiment de ce veau, on lui a collé ça dans le ventre à la va vite sans lui demander son avis, vous voyez ? Elle l’a gardé je sais pas trop pourquoi, sûrement que c’était encore le moins compliqué.
- Alors ?
- Alors ce bâtard de veau, dès seize ans, la rue. Puisque pas de lait, de l’herbe, si vous voyez ce que je veux dire. Il retournait chez sa vache de temps en temps, il lui apportait de quoi brouter. Elle avait même plus faim. Elle restait assise des heures sans bouger, sans le voir. Un été le veau s’est tiré sur la Côte d’Azur. Comme il a une petite gueule sympa, il est devenu livreur, garçon de café, et maintenant liftier dans les palaces. Les ascenseurs, vous savez bien, madame, ça mène aux chambres.
- Et les chambres, où est-ce que ça mène ? Tu le sais, toi ?
- Avec vous je sens que ça mènerait trop loin. Moi, j’ai vite le vertige.
- Et moi le mal de mer… Allons, tu as raison, une chambre est une chambre, on ne gagne rien à décloisonner.
- La prochaine fois, si vous voulez, vous pouvez demander que ce soit Maxime qui vous monte le champagne, ou les croissants. Il sait faire sans histoire, lui, pas le genre à frissonner.
- Trop aimable… Maintenant, rhabille-toi. C’était bien. Prends de l’argent dans mon sac, ce que tu crois que ça valait.
- Mais d’abord, une caresse, madame, une caresse après l’amour. Vous voulez bien quand même ? Une seule.
- Vas-y. Rapide. Choisis-la bien.
- Seulement avec le nez, le bout du nez contre vos seins lourds pendants sur moi.
- La caresse du veau content, c’est ça ?
- C’est ça. La petite caresse du veau avant le frisson…

Arion

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