« La rencontre avec le livre, comme avec l’homme ou la femme, qui va changer notre vie, souvent dans un instant de reconnaissance qui s’ignore, peut être pur hasard. Le texte qui nous convertira à une foi, nous ralliera à une idéologie, donnera à notre existence une fin et un critère, pouvait nous attendre au rayon des occasions, des livres défraîchis ou des soldes. Il peut se trouver, poussiéreux et oublié, sur un rayon juste à côté du volume que nous cherchons. L’étrange sonorité du mot imprimé sur la couverture usée peut arrêter notre œil : Zarathoustra, West-Ostlicher Divan, Moby Dick, Horcynus Orca. Tant qu’un texte survit, quelque part sur cette terre, fût-ce dans un silence que rien ne vient briser, il est toujours susceptible de ressusciter. Walter Benjamin l’enseignait, Borges en a fait la mythologie : un livre authentique n’est jamais impatient. Il peut attendre des siècles pour réveiller un écho vivifiant. Il peut être en vente à moitié prix dans une gare, comme l’était le premier Celan que je découvris par hasard et ouvris. Depuis ce moment fortuit, ma vie en a été transformée, et j’ai taché d’apprendre « une langue au nord du futur. »
George Steiner, Ceux qui brûlent des livres. 2003.