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Les vrais écrivains n’ont plus rien à dire (peut-être) ?

Publié le 21 novembre 2008 par Perce-Neige
Quoiqu’on en pense, Frédéric Flament s’en sort plutôt bien. Si l’on excepte, toutefois, certains désagréments. Comme celui, majeur il est vrai, de n’avoir pas encore tout à fait retrouvé l’usage de la parole, deux mois et demi après l’accident. Et de devoir rester immobile, ou presque, toute la sainte journée, à se morfondre comme un con sur son lit d’hôpital. Ou bien, encore, d’avoir à se nourrir d’une bouillie vaguement caramélisée, aux effluves entêtantes de camembert sucré, que l’infirmière de service, jacassant, sans aucun égard pour lui, avec sa collègue de la chambre voisine, lui injecte directement, seringue après seringue, dans la sonde qui lui sort du museau. Sans parler de ces gémissements, réellement pitoyables, qui ponctuent le moindre mouvement de son bassin en vrillant, fût-ce légèrement, ce qu’il a pu sauver de sa jambe gauche, embrochée d’une myriade de vis et de clous qui la maintiennent à l’air libre, trente centimètres au dessus des draps. Certes son sourire s’apparente désormais davantage à une contraction douloureuse de l’hémisphère sud de son visage qu’à une mimique véritablement harmonieuse, et sensuelle. Mais personne ne conteste vraiment que ce rictus halluciné rappelle, tout de même, ce délicieux visage d’autrefois, immortalisé si souvent par les plus grands photographes (Frédéric Flament, explosé d’innocence et de joie, sur les marches de Gallimarre, arborant, d’une main, le V de la victoire et exhibant, de l’autre, Rien ne va, tout de suite après l’annonce du prix Renoncule). Sans compter qu’il parvient, sans trop de peine, à servir de son bras droit. Le gauche, n’en parlons plus, le choc terrible de la portière avant, rabattue violemment contre le volant et la carrosserie, l’ayant réduit, en l’espace d’un instant, à une masse infâme de chair sanguinolente et proprement écœurante. Mais, pour le reste, Frédéric Flament allonge la main droite à peu près normalement et peut même tout à fait vous retenir par le bras, si vous daignez passer à sa portée. C’est, en substance, ce que le professeur Jean-François Lemercier, l’esprit manifestement accaparé par diverses préoccupations, tant professionnelles que privées d’ailleurs, tente, en quelques phrases, car son temps est compté, d’expliquer à cette journaliste, Jennifer Michon, qui aspire, comme quelques autres cette semaine-là, à pouvoir accéder à la chambre cinq cent huit de la clinique orthopédique Saint-Nicolas des Fontaines. « LiThéRature, vous connaissez, je suppose… Non ? Le mensuel en prise di-rec-te avec l’actualité de l’imaginaire, ça ne vous dit rien ? » lui glisse-t-elle en inspirant une grande bouffée d’air. « Peut-être… » répond-il, avant d’ajouter : « Pour Frédéric Flament, je vous aurai prévenu ! » tandis que son esprit, toujours aussi accaparé, s’éclipse pourtant brusquement des turbulences catastrophiques du CAC 40, pour se fixer, quelques secondes mais tout de même, sur le décolleté avantageux de la journaliste qui opine du bonnet à chacun de ses mots. « Vois-tu, je n’avais pas réalisé à quel point le corps commande l’esprit, chéri ! » dira-t-elle plus tard, à son rédacteur en chef de mari, le soir même en fait, après une séance de frotti-frotta plutôt expéditive, soyons francs. C’était, d’ailleurs, précisément sur la difficile question de la dualité du corps et de l’esprit qu’elle avait, d’abord, pensé commencer l’interview de Frédéric Flament juste avant de se raviser, une fois refermée la porte de la chambre, préférant évoquer alors, dans un premier temps, l’environnement réconfortant dont il bénéficiait, la perspective arborée que l’on découvrait par la fenêtre, et l’honneur, pour elle, d’être là, oui, ici même, et de pouvoir approcher celui dont les romans avaient, de fond en comble, bouleversé l’image que se faisait le grand public (au sens noble) de la littérature. « En introduisant, dans le texte lui même, une désinvolture du langage tout à fait à l’unisson du monde contemporain. Je ne me trompe pas ? »avait-elle demandé en cherchant dans le regard étrangement brillant de Frédéric Flament un signe quelconque témoignant de son approbation. « Car la désinvolture est une forme de liberté, non ? Ou plutôt un chemin, d’ailleurs ! Une route sinueuse, et semée d’embûches, qui nous rappelle, à chaque seconde, que le paradis se mérite ! Je me trompe ? » avait-elle fait en rougissant un peu au moment où dans un effort désespéré pour se tourner vers son invitée, Frédéric Flament avait, en s’appuyant inconsidérément sur sa cheville valide, laissé entrevoir, de son anatomie, beaucoup plus que ce que Jennifer Michon en attendait, il faut bien le dire. Et puis, sans faire la moindre allusion au cri proprement guttural qu’avait pourtant accompagné la malheureuse manœuvre, et son issue défavorable, la journaliste dont le décolleté ne cessait d’envoyer des sms à la terre entière, s’était finalement approchée du lit plus encore qu’elle ne l’avait fait jusqu’à présent au point de percevoir, cette fois, un maelström d’odeurs assez déplaisantes au fond et qu’un reste de lucidité lui évitait de chercher à identifier. « Car je vais vous faire une confidence, monsieur Flament » avait-elle murmuré presque en se parlant à elle-même. « Je ne crois pas à l’enfer ! Et quand je vous vois dans cet état, désormais si magnifique, si terriblement vivant, si prodigieusement présent, presque christique, je ne plaisante pas, je me dis que vous aviez raison sur toute la ligne… La Transparence des songes, était un chef-d’œuvre prémonitoire, ni plus ni moins…. Bon Dieu quelle puissance que celle de la littérature ! » avait-elle dit en fermant les yeux sur une espèce de bonheur intérieur qu’elle croyait avoir perdu depuis longtemps, depuis la mort de son père, en fait, dans des circonstances jamais totalement élucidées, si vous voyez ce que je veux dire (le corps nu qui flotte dans l’étang, des traces suspectes autour du cou, et une lettre d’adieu à ses proches, bien en évidence sur la berge). Sauf que Frédéric Flament n’avait rien répondu à son propos, ayant juste ébauché un balancement de la tête qu’il aurait, sans aucun doute, fallu (pensera-t-elle un jour) enregistrer quelque part pour l’éternité dans un format quelconque (Bon Dieu, oui) pourvu que l’on puisse conserver en lieu sûr le souvenir de cette fulgurance. D’autant que trois borborygmes baveux s’étaient alors échappés de ses lèvres. Comme autant de témoignages d’une pensée toujours en mouvement. « J’ai comme le sentiment qu’il nous prépare quelque chose… Un nouveau départ… Un chef d’œuvre, c’est sûr…. » avait-elle conclu, un peu songeuse, le soir même, avant de sombrer, bientôt, elle aussi dans un vertige de somnolence et d’apesanteur, au plus profond des ténèbres, dans l’immensité, peut-être, de l’espace intersidéral

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