L’obscurité de la grotte était totale. Elle ne reconnaissait ceux qui l’entouraient qu’à leur voix, à la forme des visages qu’elle touchait du bout des doigts, pour être bien sûre qu’il ne s’agissait pas encore d’une ruse de son séculaire ennemi. Mais les paroles échangées au cours de ces retrouvailles la rassurèrent très vite. Il s’agissait bien Martin, d’Arnaud et de Philippe. Et tous les trois contaient la même histoire : le collier leur avait été transmis au premier par Missia elle-même, au second par Martin et au troisième par Arnaud. Et, à chaque fois, le scénario était identique. Le collier rendu, il y avait eu contact avec les mains de l’autre… et perte de conscience, disparition, et réveil dans les ténèbres infernales. « Catherine a dû subir la même transformation, dit Philippe une fois les récits terminés. Et votre mère aussi, probablement. Ce qui m’inquiète (sa voix tremblait légèrement), c’est qu’elles auraient dû elles aussi être projetées ici alors que les… heu… les autres prenaient leur place. Or, ce n’est pas le cas… » « Elles sont sans doute sur une autre plate-forme, comme moi, dit Missia qui se voulait rassurante. Ne crains rien, je suis sûre qu’elles sont encore en vie. Nous allons les retrouver. » « Oui, mais comment ? » demanda Monsieur le Maire dont la superbe avait totalement disparu. « S’écarter de la paroi serait un suicide, dit Arnaud. Nous ne voyons strictement rien et nous risquons de tomber dans l’abîme. » Il y eut un silence que Missia rompit d’une toute petite voix. « Je suis désolée, murmura-t-elle. Tout ceci est ma faute. Cette affaire du collier m’a fait oublier le danger et pire, je n’ai pas voulu écouter les avertissements que j’ai reçus. Si j’avais laissé le bijou dans la cabane d’Asphodèle, comme on me l’a conseillé, rien de tout ceci ne serait arrivé. » « Qui, « on » ? » interrogea Martin, curieux. « Je ne sais pas, dit Missia. Une voix, en moi, m’a ordonné de le reposer mais je n’ai pas obéi… » « Veux-tu dire que, quelque part, nous avons des… heu… appuis surnaturels ? » dit Arnaud. Elle hocha affirmativement la tête. « J’en suis à peu près sûre. Mais j’ignore qui. » Alors que Philippe allait intervenir, Missia et Arnaud poussèrent un même gémissement. « Oh mon Dieu, ça recommence… » chuchota Missia et Martin, qui la tenait dans ses bras, la sentit tout à coup s’affaisser, puis commencer à disparaître, tandis qu’il ne serrait plus contre lui que quelque chose qui devenait de seconde en seconde plus impalpable. « Philippe ! » appela-t-il, affolé, d’une voix stridente. Une flamme jaillit tout à coup du gouffre et illumina la grotte. Un bras vêtu de noir se tendit vers eux. Puis un rire sinistre éclata à leurs oreilles. Au même moment, Missia reprit forme et Martin sentit de nouveau la chaleur de son souffle contre son cou, le poids de son corps entre ses bras. « Et bien, ricana une voix qu’elle avait appris à reconnaître, on veut me fausser compagnie ? Pas si vite, ma belle enfant. Pas si vite… »
« Ce n’est pas normal, murmura Sigrid en contemplant la cendre grise qui gisait sur le plancher. Ils devraient être revenus… » Louis s’approcha du lit, s’agenouilla, toucha du doigt ce qui restait de Missia et d’Arnaud. « Eux ont bel et bien disparu. Les rubis ont agi comme prévu. » Sigrid le rejoignit en hâte. « Catherine et sa mère sont réapparues immédiatement après la dissolution, dit-elle. Il s’est passé quelque chose. Le pouvoir des rubis a été contrarié par une force plus grande que la leur. » « Pas plus grande, répliqua Louis, sinon, ils n’auraient pas été détruits. Mais cette force interfère entre eux et nous. C’est lui, à coup sûr. » Il se releva, l’air soucieux. « Descends à la chapelle, dit-il. Evoque-le et demande-lui conseil. Je reste ici pour voir si l’autre n’essaie pas de revenir les chercher… »
En toute hâte, Sigrid sortit de la chambre et descendit au rez-de-chaussée. Parvenue dans le salon, elle alluma une lampe, puis ouvrit une petite porte dérobée. Le bras tendu en avant, elle s’engagea prudemment dans l’escalier qui conduisait vers une sorte de petite cave, dépourvue de fenêtre. Le sol en terre battue amortit le bruit de ses pas. Elle posa la lampe sur une table, à l’entrée de la pièce. Elle se dirigea vers le mur du fond, contre lequel avait été bâti une sorte d’autel et retira le tissu qui protégeait les objets disposés dessus. Apparut d’abord un portrait, appuyé contre le mur, puis un pan de tissu sombre, soigneusement étalé entre deux plaques de verre. Elle se saisit des bougies posées à chaque extrémité de l’autel et, retournant vers la table, les alluma à la flamme de la lampe après en avoir ôté le verre protecteur. Elle revint vers l’autel, enfonça les bougies dans leurs supports puis s’agenouilla et joignit les mains.
Elle resta ainsi longtemps, abîmée dans une sorte de prière. Et, comme dans l’église, une voix s’éleva tout à coup dans l’ombre, sur sa droite. « Que veux-tu ? Pourquoi m’as-tu encore appelé ? » « Les rubis n’agissent qu’à moitié, murmura-t-elle. Nous avons pu en détruire quelques uns mais nous n’avons pas pu récupérer Missia et Arnaud. » « Les rubis n’y sont pour rien, dit la voix, calme et profonde. Il a utilisé son pouvoir de protection. Ne cherchez plus à rétablir la situation dans ce monde-ci. Il vous faut descendre, l’affronter en face. La marque vous ouvrira les portes. Mais faites vite. Il ne va pas tarder à conclure… »
« Décidément, vos amis ont le don de contrecarrer mes plans, dit la voix, toujours aussi sarcastique. Ils sont très forts, je l’avoue. J’ai déjà perdu quatre de mes serviteurs. Mais il me reste toi, mon cher Martin, toujours en train de garder tes moutons dans la montagne. Et j’avoue que me servir de toi, qui portes le nom de mon plus détestable ennemi, me fait grand plaisir. Evidemment, tu n’as pas le collier. Mais tant pis. Rosette et toi vous passerez de cette arme. » Il y eut un silence. Les quatre jeunes gens, transis de terreur, n’osaient presque pas respirer. « Vous achèverez ce que les autres ont commencé. Je sais où se trouvent Catherine et sa mère ; pour l’instant, elles sont inaccessibles. Mais je pense que dans peu de temps, vu la réussite de mon plan, elles seront privées de leurs protecteurs. Ce sera alors à toi d’agir, mon très cher Martin… Et quand tout le village sera à moi… » Le rire éclata de nouveau, moqueur et terrible. « Ne rêvez pas, reprit la voix. Ne vous faites aucune illusion. Ce lieu sera votre dernière demeure avant l’éternité dans mon royaume… » Le flamboiement cessa d’un seul coup, la voix se tut, et les ténèbres emprisonnèrent de nouveau la grotte dans leur étau d’horreur.
(A suivre)