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Lundi 3 novembre 2008, Souvenirs de Lisbonne

Publié le 22 novembre 2008 par Memoiredeurope @echternach

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J’enchaîne des mondes qui ont certes une histoire commune, mais pour la visite desquels je manque un peu de temps. Chacun raconte en effet une partie de l’histoire commune de l’Europe, mais le petit fragment que je regarde sur le moment possède un éclat particulier qui fait qu’il est unique et mérite une loupe pour être détaillé. Mieux, il suffirait que je puisse, comme Alice, me rapetisser pour pouvoir y pénétrer et comprendre de l’intérieur. 

Un lieu a toujours une histoire qui se sédimente sur la durée et, même si certains détails s’effacent, un ensemble de faits s’accumulent comme des calques qui pour les familiers se nomment des souvenirs, une mémoire et une nostalgie. Notre nostalgie de visiteur est en quelque sorte adoptée, empruntée, au mieux partagée. Mais elle n’est jamais vécue. Et si, comme moi, on a la possibilité et la chance extraordinaire de revenir, ou le plaisir d’être revenu plusieurs fois, cela reste de l’ordre d’une petite échelle dont la signification temporelle est minime.

Je suis reparti de Lisbonne ce dimanche en milieu d’après-midi pour atteindre Oviedo tard dans la nuit, d’autant plus tard que l’aéroport des Asturies constitue un compromis entre plusieurs villes et qu’il faut parcourir soixante kilomètres en taxi pour atteindre la capitale régionale. Et puisque, depuis que je suis arrivé près de l’Atlantique espagnol, il pleut de manière continue, je me suis enfermé dans l’hôtel, un peu comme si j’étais dans mon bureau. Et si je prends le temps de consulter la correspondance électronique quotidienne, il me reste suffisamment – j’allais dire de loisirs – pour classer les photos et trier les souvenirs.

J’ai eu droit à un peu de liberté dans Lisbonne l’ensoleillée, dans l’après petit-déjeuner et jusqu’au rapide sandwich d’avant départ. Et je n’ai pas pu faire autrement que de pratiquer la descente vers la Praça do Comércio par la rue de l’or – Rua do Ouro ou Rua Aurea - …sur les traces de marches précédentes datant d’il y a un peu plus d’un an. Puis de faire un détour par la Praça do Municipio, dire bonjour à l’Hôtel de Ville, avant de remonter par la Rua da Praa vers le Praça dos Restauradores avec son Eden Théâtre Modern Style et l’ancien Café Condes devenu un hard rock café.

Des vérifications en quelque sorte, tandis que la ville célèbre les textes d’un écrivain longtemps honni pour sa dénonciation du fascisme de la période Salazar et de la Guerre en Angola - qu’il a connu de près en tant que médecin lors de son service militaire (Le cul de Judas), un écrivain souvent mal compris par sa recherche d’un style heurté, parfois cassé en morceaux, mais un écrivain qui mériterait le prix Nobel de littérature : António Lobo Antunes. La ville se fait sans doute pardonner ses péchés d’ignorance et célèbre en fait celui qui a reçu le 21 juillet dernier le Prix Camões (attribué en 2007) dans le cadre solennel du Monastère de Jésuites qui est malheureusement trop loin pour que je puisse m’y rendre aujourd’hui.

Je ne connais pas suffisamment la langue portugaise pour lire les citations qui sont affichées ici et là dans la ville, mais j’ai au moins la possibilité d’en reprendre une, extraite de « L’ordre naturel des choses » : « …le vacarme commence au moment où l’on se tait et où l’on entend les pensées des autres se déplacer à l’intérieur d’eux comme les pièces d’un moteur détraqué qui essaient de s’ajuster. »

Ma liberté aujourd’hui c’est surtout de serpenter lentement, en respirant tout aussi lentement, vers le jardin botanique, puis le quartier du Bairro Alto et du Chiado.La lumière il est vrai est très belle ! Une chance. Et les touristes sont peu nombreux dans les rues hautes, à l’exception du café « A Brasileira » tandis que les habitants s’ébrouent sur le pas de leurs portes, dans les courses du matin ou la lecture du journal du dimanche. 

Au détour d’une place un hommage à Alfredo Keil né à Lisbonne en 1850. Une petite plaque surgit au pied d’un arbre fleuri de rose. Je découvre sur internet qu’il est aussi peintre et archéologue…et auteur du chant patriotique « O Portuguesa », l’hymne national portugais. Comme quoi on sait tout sur tout et rien sur le Portugal. 

Je suis toujours surpris par les inévitables tramways, présents de pente en pente, et laissant la trace luisante des rails derrière eux, comme une bave d’escargot. Il sont semblables aux wagons des jeux de mon enfance : On mettait une bille dans la carcasse de métal creuse et peinte qui descendait en tirant un autre wagon semblable qui montait. Puis une fois atteint le bas et la délivrance de la bille obtenue, un mouvement inverse s’amorçait et ainsi, perpétuellement, jusqu’à ce qu’on se lasse de placer des billes translucides et qu’on retourne voir les copains pour tenter de leur ravir un calot.

Linge, azulejos et pavés. Une sorte de symphonie, sinon de couleurs, du moins de témoignages d’une identité très singulière. Derrière le linge, on entend vaguement des conversations et des femmes qui se lèvent pour préparer le déjeuner et tancer les gamins. Les lavandières du Portugal ? Azulejos sous un balcon privé. La vie d’un saint racontée en trois scènes. Marie et son fils adoubent un futur évêque. Bleu, jaune et vert. C’est somptueux et toujours surprenant, surtout dans l’abandon d’une façade qu’il faudrait restaurer. Pavés luisants dans le soleil rasant, le soleil froid de novembre, pavés des rues qui retombent vers la mer. Grandes cascades qui semblent ruisseler de marches en marches. Quelques rambardes scellées au sol, comme des bouées de sauvetage pour ceux qui sortent des bars un peu éméchés. Et puis, plus loin, un arbre, en plein milieu de la rue, un végétal qui fraie son chemin dans une croissance étiolée, vers un soleil rare.

Tout semble finir par descendre vers la mer, en effet, comme si la ville, déjà renversée par un tremblement de terre qui fit trembler l’Europe en 1755 et qui fit réfléchir Candide et son maître Pangloss, pouvait encore se produire et transformer de nouveau les maisons fragiles en sédiment maritime. Alors on se prépare et on s’entraîne à glisser.

Et peut-être finalement que les habitants des quartiers hauts ont fait leur la réflexion de Pangloss : « Car, dit-il, tout ceci est ce qu’il y a de mieux. Car, s’il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont. Car tout est bien ». Mais… « Un petit homme noir, familier de l’Inquisition, lequel était à côté de lui, prit poliment la parole et dit : « Apparemment que monsieur ne croit pas au péché originel ; car, si tout est au mieux, il n’y a donc eu ni chute, ni punition. »

Qui peut vivre sans rêves schizophrènes dans une ville qui craint la chute et la punition et chante ses regrets ?Alors les rêves sont partout. Dans les affiches qui se recouvrent mutuellement et se couvrent elles-mêmes de graffitis le temps d’annoncer un nouveau concert, une nouvelle vedette éphémère, un site web pour les bonnes fortunes, une fête de quartier. Mais les graffitis se confondent eux-mêmes avec les silhouettes qui signalent les bars à jazz et les portraits que les étudiants placent régulièrement à la mémoire de Pessoa.

Entre pavés, murs délavés, balcons couverts de draps, fenêtres percées à l’encan, reflets et contre reflets, se dessinent des tableaux semblables aux escaliers de Sam Szafran.

Et puis soudain, une église vient se placer sur le chemin dans une impasse. Elle se situe sur une place qui fait balcon vers des horizons un peu brouillés.

Des bougainvilliers se fanent un peu. Le silence est tendu.

On attend qu’un romancier surgisse et que le roman sorte des murs.

« L’autre jour, je me trouvais dans un quartier périphérique de Lisbonne où vit l’un des personnages de “La mort de Carlos Gardel”. J’étais arrêté à un feu rouge et je m’attendais à ce qu’il surgisse d’un instant à l’autre, je me demandais dans quel café il irait. C’est un personnage absolument secondaire pour moi, je me suis surpris à y penser comme s’il était réel. » écrit Antunes.

Un peu plus loin une fumée s’élève d’un cône de métal. Un homme écorce les fruits avec patience. Il est vrai que les marrons sont chauds et que le temps de l’hiver approche.

Mais qui se soucie du temps qui passe ?

Photographies : entre les ruelles et les tramways, Antunes et Pessoa ressemblent à des rêves effacés. 


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