Un lundi à 19h03 Sophie prend une interminable inspiration. C'est comme si c'est le dernier bol d'air qu'elle avale. En fait, c'est juste le dernier d'une vie qui se conjugue au mode espoir. Espoirs de lendemains meilleurs, d'imprévisibles, de bouleversements... Espoirs d'en finir avec sa routine, de vivre un tsunami qui engloutisse ses habitudes trop quotidiennes.
A 19h03, Sophie vient prendre conscience que ses illusions sont vaines. Elle a beau rêver, croire que demain sera un autre jour, il sera toujours et encore juste un jour un peu plus pareil qu'aujourd'hui.
Pour Sophie sa vie ne tient qu'à un fil qui va de la naissance à la mort. A l'instar des équilibristes, elle marche sur ce fil. Si elle peut faire un faux pas et tomber, avancer est terriblement excitant quand l'on a assez de hauteur pour regarder sa vie avec distance et humour. Mais, à 19H03, Sophie a perdu tout intérêt pour l'aventure en ayant la désagréable impression que son fil de vie se situe désormais à dix centimètres du sol.
A 19 h 04, Sophie expire en fixant son tablodvi du salon. Des messages défilent sur l'écran. Ses amis racontent sans pudeur tant leurs errances quotidiennes que leurs rêves et désespoirs. Elle ajoute ses maux à leurs mots en écrivant :
Je vais pousser le bouton de ma vie sur off.
Les réponses affluent :
C'est une façon comme une autre de faire des économies d'énergie.
Si Dieu twitte donne moi son log, j'ai deux ou trois mots à lui raconter.
Pour l'enterrement, évite le mercredi, avec les enfants, je ne pourrais pas venir.
Sophie ne se formalise pas. Dans le tablodvi, on n'a pas le temps de s'attarder sur le malheur des autres.
Dommage !
Tu vas me manquer.
Sans toi, mon fil va être dépeuplé.
Au mieux, on peut s'inquiéter de la perturbation de son propre écosystème. Qu'est-ce qui t'arrive ?
Enfin, parfois un interlocuteur virtuel vous accorde quelques secondes de son précieux temps.
Je ne veux plus de cette vie linéaire. Hier, aujourd'hui, demain... J'ajoute des jours mais rien ne change.
Je ne crois plus à mon imprévisible.
J'en ai assez de connaître l'autre avant de le rencontrer.
Sur ce sujet, Sophie peut composer des millier de posts. Tous raconteraient qu'elle ne supporte guère ces rencontres professionnelles et personnelles où ses interlocuteurs connaissent tout d'elle : son histoire, ses bons mots, les films qu'elle regarde, sa passion pour Kant et les coquetiers anciens, sa consommation calorique journalière, son nombre moyens de longueurs de piscine... Elle a l'impression que cette hyperinformation sur l'autre a surtout diminué l'envie de connaître l'autre. On n'a plus l'aura de l'inconnu qui donne envie de séduire.
J'ai tout vécu. Plus rien ne m'étonne.
Avec ce dernier message, Sophie a l'impression d'avoir fait le tour de ses bonnes raisons de se déconnecter définitivement de la vie. Elle jette un dernier coup d'œil sur son tablodvi.
Si ne rien change dans ta vie, c'est peut-être parce que tu ne changes rien.
Je ne change rien. J'ai tout essayé. Rien n'y fait. C'est la monotonie.
On fait tous toujours un peu plus de la même chose. Et si tu faisais maintenant quelque chose que tu n'as jamais fait.
Cette suggestion intrigue Sophie qui se demande ce qu'elle n'a jamais fait.
L'introspection est longue tant elle est persuadée avoir tout fait pour changer sa vie. Elle a déménagé, changé de boulot, de lunettes, de mari, de raisons de vivre, s'est déconnectée pendant des semaines, a fait le tour du monde... Sa vie est toujours aussi terne et sans relief.
Je n'ai jamais été au Marché Joyeux.
Alors qu'elle écrit cela, un sourire amusé s'affiche sur son visage. Quand le Marché Joyeux s'est installé dans le quartier, elle a participé au vol des oiseaux de mauvaise augure qui prédisait la mort rapide de cette boutique. Cela semblait si évident à l'heure où tout le monde faisait ses courses en ligne. Un commerce ayant comme clients les quelques personnes qui voulaient vivre comme hier ne pouvait être rentable.
Alors le Marché Joyeux va changer ta vie.
Sophie soupire. C'est toujours comme cela dans tablodvi, personne n'écoute l'autre. A ce moment critique de sa vie, cette surdité chronique de tous ses prétendus amis l'agace. Elle déconnecte son tablodvi.
A 19H16, la nuit est tombée. Sophie estime que mettre sa vie sur le bouton off alors que le soleil l'a déjà fait n'est pas courtois.
Pour se distraire avant le petit matin, elle décide d'aller faire un tour au Marché Joyeux. A défaut de lui changer sa vie, cela lui aéra la tête. Terminer sa vie avec des pensées qui sentent le moisi serait regrettable. Quand elle ouvre la porte du Joyeux Marché, Sophie a le sentiment d'entrer dans un passé très dépassé. Des objets s'amoncèlent dans un désordre apocalyptique. Dans un coin, un barbu enfoncé dans un fauteuil en cuir plein peau lit.
Bonjour Madame. Que puis-je pour vous faire plaisir ?, dit-il en levant la tête. Madame ?Sophie s'étonne. Avec le boum des identificateurs d'inconnus, il est devenu habituel qu'on salue les inconnus avec leur nom et prénom. C'est une sorte de politesse qui signifie : "Ne vous fatiguer pas à vous présenter, je peux avoir toutes les informations sur vous que je désire."
- Je suis de la vielle école, celle d'avant le tout numérique. J'aime prendre le temps de découvrir les inconnus, répond l'homme. Qu'est-ce que vous désirez ?
Je ne sais pas... Rien... Si, un cahier...Pourquoi un cahier ? En se posant la question, Sophie hausse les épaules. Sans doute parce qu'il n'y a pas d'objet plus inutile depuis que l'on peut écrire sans stylo sur n'importe quelle écran et que les mots sont immédiatement traités, corrigés, analysés, traduits.
L'homme lui présente des modèles à lignes, à carrés, de couleurs différentes. Elle est mal à l'aise car elle n'a plus l'habitude de choisir. Quand elle achète sur le Net, le moteur de décision lui indique le meilleur choix pour elle et n'a plus qu'à cliquer.
Elle prend un cahier à petits carreaux, grand format, couverture rouge, 400 pages.
De retour chez elle, elle se sent contente de ce cadeau qu'elle s'est faite à elle-même. Alors qu'elle s'apprête à écrire quelques mots, elle s'aperçoit qu'elle n'a pas de stylo. Elle remet son manteau. Quand elle arrive devant le Marché Joyeux, la grille est descendue.
Sophie est sidérée. Habituée aux boutiques du Net ouvertes 24 sur 24 qui livrent en moins de 30 minutes, elle ne se ne souvient pas qu'hier les magasins fermaient. Quand le soleil se lève, Sophie décide de retarder de quelques heures la mise sur off de sa vie, car elle a envie de retrouver la sensation du crayon qui glisse sur une feuille de papier.
Alors que le barbu emballe les crayons et stylos choisis, il lui demande :
J'aimerais écrire.
Alors pour les crayons et les stylos, c'est cadeau. Laissez-les glisser sur le papier, acceptez que votre imagination vous emporte là où vous n'avez jamais envisagé d'aller, jouissez de vos mots.
Pendant des jours et des jours, elle remplit toutes les pages du cahier. Elle n'a pas oublié son projet de mettre sa vie sur off, mais rien ne lui interdit de le retarder.
Quand elle a fini son remplissage, elle se demande ce qu'elle va faire de ce cahier. Si après sa mort, on le trouve, on le scannera, analysera et l'on publiera des choses qu'elle n'a pas envie que d'autres sachent.
C'est donc cela le jardin secret dont les anciens parlaient, s'exclama-t-elle comme si le ciel vient de lui tomber sur la tête.La découverte est si impressionnante qu'elle décide de s'accorder encore un répit avant de mettre sa vie sur off.
Pour occuper ce temps, elle déchire les pages du cahier, les assemble. Quelques heures plus tard, les 400 pages griffonnées sont devenus une robe. Elle l'enfile et sort du placard un miroir à l'ancienne, c'est à dire qui renvoie une image réelle et non corrigée par un arsenal de logiciels.
Elle contemple des heures sa robe de papiers écrits. Mais la fatigue aidant, elle se dit qu'il est temps de la faire disparaitre. Elle réfléchit et décide d'aller noyer ses mots, sa robe et pourquoi pas elle-même.
Le lendemain, elle prend la direction de la mer. Quand elle arrive, le soleil brille, le ciel est colorié en bleu carte postale, la mer est d'huile et la plage déserte. Sophie considère que ce sont les conditions idéales pour pénétrer dans la monde d'où on ne revient jamais.
Sans attendre, elle entre dans l'eau et nage jusqu'à ce que la mer engloutisse sa robe.
Nager nue est un tel bonheur que Sophie décide d'aller se reposer quelques minutes sur la plage avant de repartir nager jusqu'à l'épuisement.
Quand elle arrive sur la plage, elle a la surprise de voir un homme qui l'attend avec une serviette. Ne pouvant la refuser, elle se met à paniquer en disant :
Je vous ai suivi. Vous aviez un tel sourire que je n'ai pas pu faire autrement. C'est comme si vous aviez quelque chose à l'intérieur de vous qui rayonnait... J'adore votre robe en papier.
Ils discutent des heures durant. Jules, parce que l'homme s'appelle ainsi, l'invite à diner. Sophie accepte ensuite de lui donner son coeur et son corps. Après tout, elle n'en aurait pas besoin dans son monde off, alors au moins qu'ils servent.
Au petit matin, Jules dit :
Tu habites là ! Mais, tu n'as pas peur.
Jules s'amuse. Il n'ignore pas que chez les tablovidiens, son quartier est considéré comme pestiféré. Ces adeptes des technologies ne comprennent pas qu'à l'époque de l'hyperconnexion des individus ne soient pas connectés au grand réseau des réseaux. Ils les ont nommés les refuzTic et mettent dans le même sordide panier ceux qui ont choisi de vivre autrement leur vie et ceux qui n'ont pas les moyens financiers et culturels de technologiser leur vie quotidienne.
Jules invite ses amis à un atelier de création de vêtements en papiers écrits. Tous applaudissent l'initiative en imaginant qu'on va approcher les porteurs de ces habits originaux pour lire les mots écrits. Cela créera du contact, du lien et autant d'instants heureux.
Sophie les écoute. Ils sont bruyants, tiennent des propos désordonnés. Le ton monte, redescend. L'animation qui règne dans la pièce la bouleverse à tel point que des larmes de bonheur roulent sur son visage. L'émotion vient du fait que cela fait tant d'années qu'elle n'a pas vu une dizaine de personnes dans une même pièce. Dans son monde, chacun est derrière un écran et se déconnecte souvent sans prévenir.
Inquiète que cela ne dure pas, elle demande à Jules :
Facile. En nous nous nourrissant de tous les sourires. Gagner de l'argent sera peut-être plus délicat.. Je vais y réfléchir.
Le soir, Jules propose au groupe de troquer les robes contre de la nourriture, des heures d'électricités, des cours pour les enfants, des tickets de transports et toutes les autres choses dont la bande d'amis a besoin.
L'information se répand rapidement et les demandes d'échanges affluent. Sophie s'étonne tant de la générosité des plus pauvres que de l'imagination de ces privés de connexion au réseau des réseaux.
Le succès de l'aventure fait des jaloux qui ne tardent pas à se manifester. Quelques jours plus tard, Jules reçoit une interdiction d'exercer ce commerce illégal.
Jules a le moral en berne. C'est pour lui, la fin de l'aventure. Sophie ne partage pas son abattement. Elle retourne chez elle, allume son tablodevi et raconte à ses amis virtuels l'épopée des robes de papier.
Cet inhabituel récit éveille l'attention des tablovidiens. Les questions, étonnements défilent, sont redirigés... Dix minutes plus tard, des millions de personnes sont au courant de l'interdiction d'exercer que Jules a reçu. Les pouvoirs publics sont alertés.
La médiatisation n'est pas vaine. Le lendemain, Jules a la surprise de recevoir une annulation de l'interdiction d'exercer et des milliers d'offres de rachats, contrats... A la fin de la journée, il aime encore plus Sophie car grâce à elle il peut réaliser son rêve : donner du travail à ses voisins de cœur et de vie.
Quant à Sophie, elle met ce jour-là sur off son projet de déconnexion de la vie et sur "on" son tablodvi. Jules approuve, car il a découvert que cette machine à fabriquer de l'isolement peut être un puissant diffuseur d'espoirs.
Photo Flick R