par Chambolle
Tout commence aux premières lueurs de l’aube. Le pêcheur gagne l’une des deux rivières, le Doubs ou la Saône, qui marient ici leur courant. Son bachot l’attend, attaché à l’anneau d’un perré ou au tronc d’un des arbres qui bordent la rive. Il monte à bord, ouvre le cadenas acheté chez Gènot Duchassein, le quincaillier de la grande rue, puis il enroule soigneusement son amarre dans le caisson bricolé sous son banc. Le bruit des chaînons glissants contre le bordé de la barque est le premier plaisir du matin.
Ensuite il plante les rames dans leurs tolets et il s’en va vers des endroits dont lui seul connaît le nom. Aux moments qu’il sait, il se lève et, doucement, il fait glisser la gueuse de fonte qui lui tient lieu d’ancre. La barque hésite un instant et s’immobilise face au courant aux endroits précis où flottent des cubes de liège discrètement peint en vert. L’un après l’autre, il les saisit et, à lentes brassées régulières, il remonte les câbles où il a attaché ses nasses.
On a beau courir la rivière depuis plus de vingt ans et c’est à chaque fois, la même folle émotion. Qu’est-ce qui se débat dans les pièges d’osier ou de fil de fer ? Il voit d’abord des éclats verts, blancs ou cuivrés puis un remue-ménage d’écailles et de nageoires, et pour finir, chevesne ou sandre, barbeau ou poissons-chats, un sourire du triomphe ou une moue de la déception. Aujourd’hui, saint Pierre est avec lui. Dans le vivier, à l’avant du bachot, il a glissé un brochet, une tanche, une carpe, une anguille, une grosse perche. Pas de lotte de rivière (*) mais avec ce qu’il ramène, il est tranquille, il a de quoi faire SA pochouse !
Sur le coup de dix heures, il est chez lui. Le temps de boire un verre d’aligoté pour faire glisser le chèvre du casse-croûte et il se met au travail. Sur la table de bois que, pour être tranquille quand il officie, il a installée au fond du jardin, il écaille les poissons (sauf l’anguille qu’il écorche d’un seul geste vif et précis), il les vide et il les coupe en tronçons. Ensuite, il retourne dans la cuisine. Dans le grand placard de droite, il prend la vaste sauteuse héritée de sa tante Hélène. En a-t-elle fricassé, celle-là, des poissons, des gros, des petits, des moyens avec ou sans écailles. Il ne l’a connue que vieille dame, n’ayant plus pour passion que la cuisine et le tarot. Chaque jeudi, après le catéchisme, la tante, qui était aussi sa marraine, l’attendait pour le déjeuner. C’est elle qui lui a fait découvrir les écrevisses à la nage, le pâté de lièvre, les meringues à la rose, et la pochouse, son triomphe absolu « On v’nait de Chalon et d’Beaune pour en manger. Y avait même des Lyonnais… ». Après le dessert, quand elle faisait la sieste, il filait droit à la grande salle. En bas de l’armoire il y avait des albums pleins de vieilles photos. En les feuilletant, on comprenait vite qu’au café-restaurant du Carreloup les clients devaient trouver la patronne aussi appétissante que ses menus. Quelqu’un qui a fait le bonheur de tant de gens, avec tant d’entrain, ne peut qu’être en paradis. En ce moment, il en est sûr, elle le regarde, histoire de voir s’il n’a pas oublié ce qu’elle lui a appris. «- Oui marraine, d’abord un peu de beurre, ensuite les têtes des poissons avec les huit gousses d’ail. Pas épluchées, bien sûr, juste fendues ! Et non je n’oublie pas la feuille de sauge dans le bouquet garni… Le vin ? Depuis que le père Ravenot n’est plus là j’ai été obligé de me débrouiller. Son blanc qui faisait regiper les gencives et rapait le gosier, impossible d’en trouver à présent. Alors je prends de l’aligoté, le plus vert possible et j’ajoute une larme de vinaigre. Non, les têtes, je ne les noie pas, le vin, j’en mets juste à hauteur, avec ce qu’il faut de sel et un peu de poivre. Et maintenant je fais partir à grand feu et dès « qu’ça bouille », comme tu disais, je laisse mijoter une petite demi-heure. »
Une demi-heure, juste le temps de frire au beurre un bataillon de petits croûtons et de les frotter d’ail et l’Angélus sonne en même temps que grelotte le compte-minutes. Il passe au tamis le contenu de la sauteuse. Ce bouillon embaume ! Là-haut, la marraine fredonne un air des Noces de Figaro, celui qu’elle chantait toujours à la fin des dîners de famille. Saint Vincent, saint Laurent, saint Materne et saint Euphrosyne reprennent en chœur. Lui le sifflote tout en reversant, dans la sauteuse le bienheureux liquide qui ne tarde pas à y frémir d’allégresse. C’est l’heure de passer à table.
Pendant que la famille partage le saucisson de ménage, les radis, les tomates cerises et les œufs de cailles, les poissons mijotent. Au bout d’un quart d’heure, le tour est joué. Il dispose, en artiste, les morceaux de poissons dans le grand plat creux en faïence de Nevers chauffé au préalable à l’entrée du four. Bientôt, carpe, tanche, anguille, perche et brochet recouvrent le coq tricolore qui veille sur la Nation, perché sur un canon. Tout est maintenant affaire de souplesse et de rapidité. Il ajoute à la cuisson, qui doit être chaude, mais ne pas bouillir, une bonne cuiller de crème fraîche puis, en fouettant vigoureusement., Il y jette, découpés en petits cubes, cent cinquante grammes de bon beurre frais. Saint Materne, saint Laurent, saint Euphrosyne, saint Vincent et marraine Hélène soupirent de soulagement : la sauce est parfaitement réussie. Il en nappe les poissons et il apporte le plat sur la table avec la même révérence solennelle que le Grand Chancelier, l’ordre de la Légion d’Honneur quand on décore un nouveau Président. A ses côtés, son petit-fils, tient la jatte où sont entassés les croûtons frits, dorés à point.. Les yeux s’illuminent, les narines palpitent, les lèvres sourient. Pendant que son fils débouche la bouteille de Montagny, il remplit largement les assiettes qu’il distribue à la ronde. Enfin il s’assied et il goûte. La verte allégresse du Doubs, la sensualité tendre de la Saône, le mordant de l’aligoté, l’ironie de l’ail, la modestie de la sauge, la moelleuse douceur de la crème et du beurre et le petit rire aigu du vinaigre, tout est là uni dans une perfection sage. Une buée légère monte vers le ciel. Debout sur son nuage, Marraine entonne l’alléluia du Messie et le chœur des anges l’accompagne.
Chambolle
(*) La lotte de rivière est un poisson devenu quasiment mythique. Dans les temps fabuleux d’avant les guerres mondiales, une pochouse ne se concevait pas sans elle. Un dicton local rappelle les effets supposés de cet ingrédient et explique du même coup sa popularité.
« Pour un foie de lotte
L’homme vend sa culotte
Et la femme trousse sa cotte. »
Nota Bene : la pochouse est née native de Verdun sur le Doubs, Saône et Loire. Elle s’orthographie également pauchouse. Il paraît qu’il en existe à Seurre (Côte d’Or) une version où la liaison se fait à l’œuf et à laquelle on ajoute des lardons et des petits oignons. En comparant les deux interprétations et avant de se prononcer définitivement pour la manière verdunoise, Blaise Pascal aurait dit : « Vérité en aval du confluent, mensonge en amont ! »
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