La suspension du tournage d'un film taxé de propagande communiste sous la pression de la rue suscite des réactions. Dans un pays qui défend la pluralité, il s'agit d'un dangereux précédent, estime l'écrivain indonésien Indra Tranggono. L'histoire du cinéma indonésien ne manque pas de films interdits, notamment sous le règne du président Suharto [1967-1998]. Curieusement, en cette période actuelle de "réformes", la censure existe toujours. Elle vient de frapper Lastri, une œuvre d'Eros Djarot. C'est un terrible précédent pour la liberté d'expression dans notre pays, car le tournage du film a été suspendu à Surakarta [au centre de Java] par des groupes de citoyens, le Front de défense de l'islam et le Hezbollah Lune Etoile. Leur argument serait que Lastri fait l'apologie du communisme [le film, tiré du roman éponyme de Ita F. Nadia, raconte une histoire d'amour à trois, au moment du coup d'Etat militaire de 1965, entre une jeune Indonésienne membre de Gerwani – le mouvement des femmes affilié au Parti communiste –, un étudiant communiste et un gradé de l'armée]. Le Forum de communication pour l'expression artistique de Surakarta a manifesté devant le commissariat central de la ville afin de défendre Lastri. Le chef de la police a déclaré que le tournage n'était pas interdit, mais qu'il recommandait au producteur de reconsidérer son projet de filmer à Surakarta compte tenu des menaces qui pèsent sur le tournage. Cette condamnation de la rue qui frappe Lastri est bien plus dangereuse que la répression politique exercée sous la dictature aussi bien par le Bureau de censure du cinéma que par le ministère de l'Information. Dans le cas d'une interdiction procédurale, l'existence du film en tant qu'œuvre à part entière était respectée, car ni le Bureau de censure ni le ministère de l'Information ne prononçaient de condamnation en plein processus de création, comme c'est le cas aujourd'hui avec Lastri. Par ailleurs, il y avait encore un espace pour le dialogue, permettant au cinéaste de défendre son œuvre, même si, en fin de compte, l'autorité gouvernementale était seule à trancher. L'interdiction du tournage de Lastri par des groupes de citoyens prouve que la répression a subi une métamorphose en passant du régime autoritaire à la société civile. Mais le fond demeure le même. Il s'agit de supprimer la liberté d'expression. Cette interdiction montre aussi que le communisme fait encore de nos jours figure d'épouvantail, même s'il est en pleine débâcle, y compris dans son ancienne matrice soviétique. C'est également l'aveu d'un glissement du rôle des autorités gouvernementales et judiciaires vers la justice populaire. Ce précédent risque d'engendrer des "polices civiles" qui émettront des édits et des ordonnances. Elles pourront même condamner des aspirations alternatives qu'elles jugeront en désaccord avec leurs vues ou leur idéologie. Le stigmate subversif – que le régime de Suharto a si bien employé pour détruire ses ennemis – risque d'être à nouveau utilisé par ces "polices civiles". Enfin, cette interdiction peut favoriser l'émergence d'une culture monolithique hégémonique allant à l'encontre de la diversité culturelle de notre nation, où chaque ethnie et chaque individu a le droit d'exprimer sa créativité. La richesse de notre culture pluraliste peut s'en trouver menacée. Et si cette culture monolithique se renforce, il n'est pas exclu que cela conduise à la désintégration sociale de notre pays.
Indra Tranggono - KOMPASS (journal indonésien) - Photo DR