Voilà un opéra qui devrait plaire au sieur Solko (je suis sûr qu’il ne le connaît pas et il va falloir combler cette importante lacune) : l’héroïne, au fond, ce n’est pas le personnage éponyme de l’œuvre ; c’est bel et bien la ville de Paris, et son petit peuple : peuple d’ouvriers, de couturières, de grisettes montmartroises, d’artistes bohèmes… Bref, tout un monde qui a disparu avec la naissance du vingtième siècle, après la boucherie de la première guerre mondiale.
Créé en 1900, l’opéra fit d’abord scandale. Comment, on osait mettre en scène une fille du peuple, un ménage d’ouvriers, un artiste de Montmartre et tout un menu fretin dont la vie, les désirs, les joies et les chagrins n’intéressaient personne ? Ce n’était pourtant pas la première fois qu’on représentait au théâtre le petit peuple de Paris. Mais le public de l’Opéra Comique préférait, et de loin, les perruques poudrées 18ème siècle de Manon ou le romanesque de Mignon à l’exhibition de jupons retroussés ou au spectacle d’une famille d’ouvriers mangeant sa soupe du soir autour de la table. L’œuvre connut malgré tout un triomphe et sa popularité fut telle qu’elle a survécu à tous les caprices possibles et imaginables de la mode, des époques et du goût. Miracle ? Non, génie tout simplement. Alliance parfaite entre le livret et la partition.
Gustave Charpentier écrivit la première esquisse du livret pendant son séjour à la villa Médicis à Rome, entre 1888 et 1890. Ce serait, dit-on, la transposition d’une aventure qu’il avait vécue à Montmartre vers 1882 avec une jeune ouvrière. De retour à Paris, Charpentier reprend Louise en 1893. Il avait modifié le livret sur le conseil de ses amis écrivains, partagés entre les tendances naturalistes et les tendances symbolistes. Ils se rencontraient au cabaret de Chat Noir, mais Charpentier fréquentait également le Théâtre libre d’Antoine, le théâtre de l’Oeuvre où il eut la révélation des pièces d’Ibsen, dont le livret de Louise conserve certaines traces.
Né et ayant grandi dans un milieu populaire, le compositeur était sensible aux idées anarchistes et socialistes. On les retrouve dans Louise, notamment le socialisme montmartrois dans le tableau du Couronnement de la muse à l’acte III. Mais c’est surtout l’amour sensuel et la liberté individuelle qui sont, dans cet ouvrage, mis en exergue.
Qualifié d’opéra « naturaliste », Louise ouvre la voie en ce qui concerne le livret à une nouveauté : on ne chante plus en vers, mais en prose. De plus, le vocabulaire est souvent familier, parfois cru, ce qui ne contribua pas peu au scandale de la création. Mais ce souci de réalisme n’est qu’une façon de faire comprendre, par le détour du symbolisme, ce qui se cache derrière les mots les plus anodins et les choses les plus simples de la vie. Il y a, dans le personnage du Père, à la fois compréhensif et borné, une sorte de grandeur bouleversante, qui naît justement de ce double côté des êtres et des comportements.
Mais ce sont tous les personnages de l’opéra qui sont attachants, même ceux qui semblent a priori antipathiques : Louise allie la candeur à la passion, la grâce d’une jeune fille naïve à la rage de l’amante qu’on emprisonne alors qu’elle ne désire qu’une chose au monde : vivre, et vivre libre, envers et contre tout. Son personnage évolue constamment dans l’œuvre, jusqu’à la fin. La mère, en qui sommeille une Louise brimée et mal résignée, aigrie, jalouse, reste malgré tout émouvante dans cette figure de femme qui a subi son destin. Julien, c’est l’artiste charmeur, un brin superficiel, coureur, mais sympathique. Quant au père, c’est la figure la plus douloureuse de l’ouvrage. Son grand défaut est de trop aimer sa fille ; mais en dépit de tout ce qui fait de lui un homme trop attaché aux conventions de son milieu, il possède une noblesse naturelle, et sa résignation à une condition sociale qu’il ne conteste plus le rend d’autant plus pathétique dans son aveuglement. Comment pourrait-il comprendre les désirs de Louise, lui qui ne peut s’accrocher qu’à son univers étriqué et à ses règles morales dérisoires ?
Sur le plan musical, Louise est un mélange entre l’opéra comique dont il utilise les situations (des gens simples qui aiment et souffrent), les éléments musicaux (recours au pittoresque, aux éléments populaires, aux couplets de mirliton) et l’opéra qui demande de grandes voix lyriques à l’intérieur d’une forme ambitieuse et très codifiée. L’opéra ne contient pas vraiment d’air, à part celui de Louise à l’acte III mais des ariosos comme le grand monologue du père au dernier acte, ou la sérénade de Julien qui s’intègrent dans l’action sans la suspendre. Fait surprenant et totalement hors des conventions lyriques de l’époque : le ténor (Julien) n’apparaît pas au dernier acte ! Extravagance qui passe d’ailleurs inaperçue, tant cet acte IV est chargé en émotion dramatique…
Pour finir cette présentation, précisons cependant que l’intrigue de Louise est quasiment universelle. C’est l’histoire des amours contrariées d’une jeune fille par ses parents ; l’héroïne finit cependant par se libérer de leur tutelle. Charpentier a voulu placer cette donnée universelle dans le Paris du 19ème siècle. Paris est à la fois le décor et un personnage à part entière et c’est bien le Paris d’après la Commune, dont les traces humaines et matérielles n’ont pas encore disparu, malgré l’écoulement du temps. Et le Paris que Charpentier décrit, c’est celui de la « bohème », terme synonyme de liberté, cette liberté chantée par Julien et Louise au début du troisième acte. Ceux qui vivent ainsi ne sont pas des filous mais des artistes, peintres ou écrivains ; c’est la bohème que Murger dans ses Scènes de la vie de bohème (1851) a mis à la mode. Le bohème s’oppose au bourgeois ; il est pauvre mais il a le sens artistique, ce dont est dépourvu le riche bourgeois. Il vit en communauté, il connaît l’insouciance et se préoccupe peu du lendemain, préférant l’instant présent. Chez Murger, l’opposition est assez factice puisque le bourgeois envie la liberté du bohème et ce dernier ne rêve que de s’embourgeoiser. Dans Louise, l’affrontement entre ces deux mondes est plus vrai –en atteste la constante présence du peuple. Il n’en reste pas moins vrai que Charpentier peint ses bohèmes en utilisant des stéréotypes anciens : il en fait des jeunes gens gais, exubérants, portés sur les amours faciles avec les grisettes et la pauvreté ne semble pas être un fardeau bien lourd. Quant à la butte Montmartre, sur laquelle se déroule l’action, elle est « sacrée » non pas à cause du Sacré-Cœur mais parce que c’est de là que partit la révolte de la Commune en 1871. Les artistes s’y sont réfugiés parce que le peuple de Montmartre a l’impression, géographiquement parlant, de dominer les quartiers riches de la capitale, ceux qui ont été repris aux Communards par les Versaillais au cours de la Semaine Sanglante.
Argument – ACTE I – Paris, fin du 19ème siècle. Avril. Début de soirée. Julien, jeune bohème, est à sa fenêtre et chante une romance à l’intention de Louise, sa voisine, dont les parents ne sont pas encore rentrés. La jeune fille a promis de s’enfuir avec lui mais elle n’y croit pas trop ; elle aime cependant l’entendre raconter l’histoire de leur rencontre. Pendant ce duo, la mère revient et épie les deux jeunes gens sans se montrer. Louise aperçoit tout à coup sa mère : fin de la chanson, la mère l’entraîne à l’intérieur et tout en se moquant de sa fille, raille les mœurs dissolues de Julien. La réplique de Louise ne se fait pas attendre : si ça continue, elle risque d’en faire son amant pour de bon. Le retour du père impose silence aux femmes. Le dîner a lieu dans une atmosphère morose, rendue encore plus lourde par le père, fatigué, et qui accuse les artistes de vivre une existence de plaisir avec l’argent des autres. Puis, le père essaie malgré tout de donner le change : l’argent a une fin alors que lui, il a un foyer, une fille qu’il adore. Cela, personne ne pourra le lui enlever.
Il évoque la lettre qu’il a trouvée en rentrant et qui vient de Julien : ce dernier renouvelle sa demande en mariage. Le père se demande s’il ne faudrait pas l’inviter mais la mère, hors d’elle, manque révéler ce qu’elle a entendu auparavant. Louise proteste, ramasse une gifle et le père, qui n’a rien compris, tente de la raisonner. Elle répond à ses questions en fille bien sage tandis que la mère chante quelques couplets bourrés de sous-entendus et tourne le face-à-face en dérision.
ACTE II – Premier tableau – Avril, petit matin, au pied de la butte Montmartre. C’est l’heure où les chiffonnières, les glaneuses, les laitières, envahissent la rue. Un noctambule séduit les jeunes filles pauvres ; incarnation des Plaisirs de Paris, il renverse en partant un vieux chiffonnier, fou égaré à la recherche de sa fille, partie bien des années auparavant au bras de ce dandy. La rue s’anime, avec l’apparition des gardiens de la paix, de la balayeuse. Puis, survient Julien au milieu d’un groupe de bohèmes : ils sont fiers d’être des génies en puissance et méprisent la société. Julien veut enlever Louise à la porte de l’atelier où elle travaille si ses parents ont encore refusé sa proposition de mariage. Les voix de la Ville qui s’élèvent alors lui donnent bon espoir.
Les ouvrières arrivent, libre, coquettes. Louise les suit, escortée de sa mère. Mais à peine cette dernière est-elle partie que Julien somme la jeune fille de choisir entre ses parents et lui. Louise, troublée, promet de réfléchir et rentre à l’atelier. Julien reste seul.
Deuxième tableau – Plus tard, dans l’atelier. Les discussions entre les ouvrières vont bon train. On parle chiffons, spectacle. Le silence obstiné de Louise finit par intriguer. On l’interroge : est-elle amoureuse ? L’une rappelle ses souvenirs, l’autre s’interroge sur l’attrait des hommes, une autre entre dans les confidences intimes et évoque la voix de Paris, l’appel du plaisir. Sous les fenêtres, Julien vient donner une sérénade. Les ouvrières applaudissent, Louise se tait. Julien insiste tant et si bien qu’il finit par énerver les ouvrières et il est contraint de partir sous les quolibets. N’y tenant plus, Louise feint un malaise et sort. Ses camarades la voient par la fenêtre partir avec Julien.
ACTE III – Montmartre, soleil couchant, devant une maisonnette – Louise chante son grand air « depuis le jour où je me suis donnée… » dans lequel elle remercie Julien de lui avoir fait connaître cette vie si merveilleuse. Elle lui confie à quel point elle s’est transformée physiquement et moralement grâce à l’amour. Dans un duo de plus en plus passionné, ils unissent leur voix pour adresser une prière à la cité protectrice afin qu’elle protège leur liberté. Puis, envahis par le désir, ils rentrent dans la maisonnette. Bohèmes et grisettes envahissent le jardinet ; le cortège du Plaisir apparaît, précédé d’une farandole et de cabrioles burlesques. Louise et Julien sortent de la maisonnette. Sur un char escorté par les filles de joie, le Noctambule, devenu Pape des Fous, couronne Louise Reine de la Bohème et Muse de la Butte sacrée. Un chœur s’élève, bientôt interrompu par l’irruption de la mère. C’est la débandade générale dans les lazzis et les quolibets.
La mère vient annoncer à Louise que son père est souffrant et qu’elle seule peut faire quelque chose pour lui. Il semblait avoir accepté la fuite de sa fille mais le silence de la jeune fille a eu raison de lui. Louise et Julien troublés, hésitent ; le passage du chiffonnier, muré dans sa folie, achève de les convaincre. Ils se séparent et la mère promet qu’on n’empêchera désormais plus Louise de revenir.
ACTE IV – L’été – Chez les parents de Louise, le soir. Le père a repris le travail mais l’atmosphère familiale est très lourde. Louise n’est pas repartie, et ne repartira pas ; elle travaille chez eux désormais. Le père ne veut plus croire au bonheur pour les pauvres, victimes de la société et de leurs enfants. A l’attendrissement qu’a suscité en lui la réminiscence de la naissance de sa fille succède soudain la colère contre celui qui a brisé ce bonheur familial.
Louise s’insurge contre les serments qui n’ont pas été tenus mais sa mère l’envoie dire bonsoir à son père. Ce dernier tente de la réconforter, la prend sur ses genoux, comme autrefois. En vain. C’est la liberté qu’elle veut, celle qu’on lui avait promise. Incapable d’admettre la transformation de sa fille, le père refuse. Louise se lance alors dans un hymne au droit absolu d’être libre, reprenant en cela les paroles de Julien du troisième acte. Le père laisse éclater une jalousie possessive tandis que s’élèvent les voix de la Ville. Louise s’exalte de plus en plus et le père, hors de lui, la chasse définitivement de la maison. Effrayée, elle s’enfuit.
Le père, désespéré, l’appelle dans l’escalier. Inutilement. Louise est partie. Dans son impuissance, il ne lui reste plus qu’une ressource : maudire Paris.
En ce qui concerne les enregistrements audio de Louise, il faudrait arriver à mettre la main sur celui réalisé en 1956 par Berthe Monmart, Louise idéale et absolue. Malheureusement, je crois qu’il est introuvable sur le marché. Mais il reste heureusement celui d’Iléana Cotrubas, entourée d’un somptueux Gabriel Bacquier dans le rôle du père, d’une honnête Jane Berbié dans le rôle de la mère, d’un inattendu Placido Domingo dans celui de Julien et dirigé par Georges Prêtre, et celui de Felicity Lott, géniale, dirigée par Sylvain Cambreling. Pour Georges Thill, sublime, l’enregistrement de 1935, avec Ninon Vallin hélas assez peu convaincante.
VIDEO 1 : Acte III – Air de Louise, « depuis le jour » : Mireille Delunsch.
VIDEO 2 : Acte IV, final. C'est toujours Mireille Delunsch qui est Louise.
Vous pouvez également entendre l'air de Louise par Felicity Lott en cliquant sur ce lien ; et Léontine Pryce en cliquant ici.