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Les nanotechnologies : nouvel instrument dans la stratégie de puissance de la Fédération de Russie

Publié le 11 décembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

Dans la course à la domination du marché des produits issus des nanotechnologies, la Fédération de Russie s’est dotée en 2007 d’un outil inédit : une société publique de capital-risque, la Russian Corporation of Nanotechnologies (CRNT ou Rusnano) qui dispose d’un budget de 130 milliards de roubles (3,6 Md€). Mais au-delà des objectifs affichés de renforcement de la recherche et de développement de l’innovation, l’organisation et les modes d’action de Rusnano suggèrent des capacités offensives à ne pas sous-estimer.

Le contexte

Après les années noires de la décennie 1990, le retour de la croissance économique depuis le début des années 2000 ravive le désir de la Fédération de Russie de retrouver la place et le rôle de “grande puissance” qu’elle revendique en héritage de l’ex-URSS. Cependant la faiblesse relative de son économie, encore trop dépendante des revenus tirés de ressources fossiles épuisables dont le cour est sujet à forte variation, associée notamment à un faible développement dans le secteur des hautes technologies, que ce soient les technologies de l’information et de la communication (TIC) -à l’exception du logiciel-ou les biotechnologies, sont, à l’évidence, incompatibles avec une telle ambition. Dans cette perspective, la diversification de l’économie comme le renforcement de l’industrie sont des questions dont la porté va bien au-delà du développement normal du pays, elles sont au cœur de la stratégie de puissance des dirigeants russes.


Le constat

L’intérêt pour les nanotechnologies apparaît publiquement à partir de 2006 dans des discours officiels du président VLADIMIR POUTINE où il appelle de ses vœux la création d’un programme dédié à leur développement en Russie, en soulignant que le pays pourrait rapidement devenir un des leaders mondiaux dans ce domaine à très fort potentiel.

À l’époque, un tel affichage a dû en faire sourire plus d’un, en considérant que les nanotechnologies font l’objet d’une course au leadership mondial depuis la fin des années 1990, dominée par les États-Unis, le Japon, l’Allemagne, la Corée du Sud, la Chine, la France et la Grande-Bretagne. En effet, ces pays en ont fait un axe prioritaire de leur politique de recherche et d’innovation et celui-ci est en général soutenu par un financement annuel ou pluriannuel souvent conséquent - le plus important, le budget de la National Nanotechnology Initiative (NNI) (1) américaine représente, en 2006, 1,351 Md$ - destiné à renforcer des infrastructures et à soutenir des projets de recherche amont ou de recherche et développement (R&D).

Pour comprendre cet engouement, il faut se souvenir que les nanotechnologies concernent l’ensemble des techniques visant à produire, manipuler et mettre en œuvre des objets et des matériaux à l’échelle du nanomètre, soit 10-9 mètre. Et à cette dimension des propriétés physiques, chimiques et biologiques nouvelles peuvent apparaître qui rendent possibles des applications inédites dans des secteurs aussi variés que l’énergie, l’environnement, la santé, l’agroalimentaire ou la défense. Après une période de “hype” au début de la décennie, le principe de réalité s’est imposé et au lieu de créer de nouveaux marchés avec des produits radicalement innovants, les nanotechnologies sont plutôt dans une phase d’irrigation de l’industrie en augmentant significativement les performances de produits existants. Ainsi Lux Research (2) estime qu’en 2007 la production mondiale de tels produits “nano-enabled” a représenté un volume de 147 Md$ avec une prévision pour 2015 de 3000 Md$.

Dans ces conditions, après le relatif échec dans les TIC et les biotechnologies, les nanotechnologies apparaissent comme une troisième vague dans le secteur des hautes technologies que la Russie ne peut et ne doit ni ignorer ni manquer si elle veut avoir les moyens de ses ambitions et ne pas rester définitivement reléguée dans le rôle de simple fournisseur de matières premières.

Or, du point de vue des ressources humaines en science et en technologie, la Russie dispose du quatrième stock mondial de chercheurs, avec une longue tradition d’excellence dans des disciplines scientifiques comme les mathématiques et la physique, reconnues mondialement. À noter aussi le niveau d’éducation élevé de la population générale et le nombre d’étudiants par rapport à la population totale qui est le plus élevé parmi tous les pays de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) (3).

C’est à la Russian Corporation of Nanotechnologies (RCNT ou Rusnano) (4), entreprise publique créée par la loi fédérale n°139-03 du 19 juillet 2007, qu’échoie la mise en œuvre de la politique russe pour les nanotechnologies. Elle doit ainsi contribuer à la diversification économique du pays en portant la production russe dans le secteur des nanotechnologies à 3% du marché mondial à l’horizon 2015. C’est donc avant tout un instrument de politique d’innovation industrielle et non de politique scientifique comme pour la plupart des autres pays. D’ailleurs l’organisme dépend directement du président russe qui en choisit aussi le Directeur général ; Léonid MELAMED d’abord, Anatoly CHUBAIS ensuite, à partir de septembre 2008. Tous deux sont des proches de POUTINE et de Medvedev, mais surtout Anatoly Chubais est l’ancien directeur d’Électricité de Russie RAO Unified Energy System.

Parmi les missions de Rusnano on note bien sûr l’aide organisationnelle et le soutien financier à des projets de (R&D), le soutien financier à la formation de spécialistes, mais ce qui retient l’attention c’est le volet sélection et financement de projets innovants pouvant déboucher sur des marchés, autrement dit des “start-up”. Ainsi, Rusnano apparaît comme une “société publique de capital-risque” pour la création de partenariats entre l’État, la science et des investisseurs privés. Dotée d’un budget conséquent de 130 milliards de roubles (soit environ 3,6 Md€) issus du Fond de Stabilisation, elle peut financer des sociétés russes comme étrangères avec la condition qu’une partie de la production se fasse sur le sol russe. Elle propose en fait un environnement complet pour la création d’entreprises dans le secteur des nanotechnologies : infrastructure, certification, évaluation des risques, commercialisation.

Un observatoire imprenable

Favoriser l’implantation de sociétés étrangères sur son territoire n’a, en soi, rien d’original. Par contre, attirer des “startup” étrangères dans le cadre d’un processus de sélection pour un financement par capital-risque est assez rusé ! En effet, pour espérer être financées les entreprises doivent d’abord se dévoiler sans aucune assurance de réussite. Cette position de sélectionneur offre des avantages évidents : cartographie des acteurs, des connaissances, des technologies, des marchés, etc. Ainsi, pour sa première année de fonctionnement Rusnano aurait déjà reçu 618 demandes (5) de financement dont deux seraient déjà validées et cinq autres en cours d’examen.

Autre dispositif de “captage d’informations” l’organisation annuelle du “Nanotechnology International Forum Rusnanotech” (6) dont l’objectif est de permettre aux entrepreneurs dans le secteur des nanotechnologies d’aborder toutes les questions de science, technologie, fabrication, investissement, sécurité, etc. Parmi les thèmes de l’édition 2008 qui se déroulera en décembre, certains comme les nanotechnologies dans la construction, pour la mécanique, pour le gaz et le pétrole, l’industrie chimique, etc. sont directement ciblés sur les besoins immédiats de l’industrie russe. De même, l’organisation dans le cadre du forum de l’“International Competition of Scientific Papers in Nanotechnology for Young Researchers(7) apparaît aussi comme un outil de cartographie des jeunes chercheurs et de leurs laboratoires.

Un instrument de politique étrangère

Les nanotechnologies semblent fournir des opportunités de discussion et de partenariat que d’autres sujets ne permettent pas. Ainsi les dirigeants de Rusnano déploient depuis l’origine de la société une énergie importante dans le but de formaliser des liens avec des pays étrangers : Chine, Corée du Sud, Taiwan, Israël, Indes, Grande-Bretagne, États-Unis... Rusnano apparaît aussi comme un facilitateur avec des pays de la sphère d’influence historique de la Russie : Kazakhstan...

Cette capacité de projection associée aux moyens financiers dont dispose l’entreprise lui donne une capacité d’influence à l’étranger pour le moins inattendue chez un organisme dédié à l’innovation technologique.

Et si c’était vrai ...

Dans la plus pure tradition soviétique du “nous pouvons faire mieux et plus fort que les États-Unis”, la première chaîne de la télévision russe a présenté en septembre 2007 une vidéo (8) montrant l’explosion réussie d’une bombe aéroportée. Particularité : ce serait la plus puissante bombe conventionnelle du monde, 44 tonnes équivalent TNT (autant qu'une petite bombe nucléaire, la contamination en moins) alors que la puissance de la plus puissante bombe américaine du même type n’est que de 20 tonnes équivalent TNT. Le “Père de toutes les bombes”, c’est son nom (faisant écho à la "Mère de toutes les bombes", nom de la bombe américaine) est une arme de type thermobarique, dont le principe repose sur une double explosion, la première éventre le réservoir et disperse un composé volatil, la seconde crée une dépression par combustion du composé volatil dispersé sur zone. D’après des analystes, l’effet supérieur de la bombe russe serait obtenu en utilisant des nanoparticules dont la particularité est notamment d’être très réactives. Elle serait ainsi la plus puissante de sa catégorie et la première à exploiter des nanotechnologies.

Cette application est symbolique à au moins deux titres, d’une part elle confirme la capacité russe dans le secteur des nanotechnologies et d’autre part, comme application militaire, elle suggère que la Russie utilisera son savoir faire nouveau pour le renouvellement de son armement et par là, restaurer progressivement sa puissance militaire.

Conclusion

En se dotant d’une “société publique de capital-risque” comme fer de lance de sa politique pour devenir un des leaders mondiaux sur le marché des produits à base de nanotechnologies, la Fédération de Russie a manifestement fait le choix du pragmatisme et de l’offensif en sautant l’étape “recherche”. Consciente du potentiel de ses ressources intellectuelles dans une perspective d’assimilation de nouveauté mais surtout de son retard industriel, elle s’est directement dotée d’une structure taillée et affûtée pour accélérer (par tous les moyens ?) les transferts de technologies dont elle a cruellement besoin. De fait, au-delà de son rôle évident d’organisation et de soutien à la politique nationale d’innovation dans le secteur des nanotechnologies, la “Russian Corporation of Nanotechnologies” apparaît comme un observatoire, un système de captage sophistiqué et un bras armé capable de se projeter hors du pays en soutien d’une politique économique voire étrangère ; ce qui va bien au-delà des prérogatives d’une classique structure d’innovation.

Enfin, en arrière plan se dessine la modernisation de l’armement qui conditionne aussi la crédibilité russe dans le concert des grandes puissances mondiales, sans oublier la compétition avec l’adversaire historique : les États-Unis.

Christian HARBULOT

Source du texte : INFOGUERRE


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