Monsieur le Maire commençait à regretter d’avoir accompagné Arnaud et Missia. Le chemin était rude, la montée difficile et son séjour dans le rêve du Pied Fourchu n’avait pas amélioré ses capacités respiratoires, pas plus qu’il ne lui avait enfin donné le goût de l’exercice physique. Au bout donc d’un petit quart d’heure de marche, il s’arrêta et s’installa commodément sur un gros rocher. « Continuez sans moi, dit-il en se faisant plus essoufflé qu’il n’était réellement. Je n’en peux plus. Vous me retrouverez tout à l’heure, lorsque vous redescendrez avec Martin. » Missia insista. « Il faut que tu viennes avec nous, Philippe. Nous ne sommes pas encore hors de danger puisque nous n’avons plus de protection. Notre seule chance de contrer l’ennemi, c’est de rester groupés. » Mais Philippe hocha négativement la tête : pas question de faire un pas de plus et d’ailleurs, cette escapade ne convenait pas du tout à sa dignité de Premier Edile du village. Et puis, tiens, en parlant de village, justement, il fallait absolument qu’il aille à la mairie pour savoir ce qui s’était passé pendant son absence ; sans parler, bien sûr, de Catherine à retrouver. Missia, réellement en colère, allait lui déverser sur la tête un certain nombre d’appellations malsonnantes mais Arnaud l’en empêcha. « S’il ne veut pas venir, qu’il reste ici, dit-il. Ne perdons pas de temps en dispute inutile. Il faut retrouver Martin et après nous aviserons. » « Quand même, répliqua Missia de sa voix la plus féroce, dans le genre… » mais elle ne put achever sa phrase ; son frère, grâce à une extraordinaire coordination de mouvements, posa sa main sur la bouche de la jeune fille tout en l’entraînant vigoureusement vers le sommet de la montagne. Philippe, resté seul, s’étira longuement puis, après un dernier regard aux silhouettes qui s’éloignaient, se leva et redescendit tranquillement vers la vallée.
Dissimulé derrière un rocher, Martin les regardait gravir la pente ; il ne voulait pas se montrer tout de suite et préparait soigneusement l’entrevue qui allait avoir lieu dans quelques instants. Jouer le rôle du jeune berger amoureux de Missia n’était certes pas difficile ; donner le change sur ses véritables sentiments non plus. Ce qui allait requérir toute son adresse, ce serait de faire fonctionner le piège de façon à ce que ses ennemis touchent au même moment le bâton. Car il était évident que si seul l’un d’eux disparaissait, les autres comprendraient tout de suite ce qui se passait. La défection de Philippe lui donna grande satisfaction. A trois, ils étaient quasiment imprenables. Leur nombre réduit à deux, ils devenaient beaucoup plus vulnérables et le séide satanique était persuadé qu’il n’aurait aucun mal à remplir sa mission. Même s’il fallait se méfier de ces deux-là comme de la peste car ils avaient déjà réussi à tromper la vigilance du Maître et à s’enfuir. Ayant soigneusement concocté un plan d’attaque, Martin sortit de derrière son rocher et s’avança à la rencontre du frère et de la sœur.
« Réveille-toi, réveille-toi, bon sang ! » Il la secouait sans ménagement mais la jeune femme refusait d’ouvrir les yeux. Inerte, elle ne pouvait que respirer lentement, par saccades, comme si son corps avait été trop affaibli par l’effort qui lui avait été imposé par le Protecteur. « Ce n’est pas le moment de lâcher prise, gronda Louis en la secouant plus fort encore. On a besoin de nous, nous devons intervenir ! » C’était en vain qu’il essayait de faire reprendre conscience à Sigrid. Son enveloppe charnelle avait épuisé toutes ses ressources. Il dut s’en convaincre lorsque tout à coup, apparut derrière la tête de la jeune femme une lumière vive, dorée. « Oh non ! s’écria-t-il avec un geste de désespoir. Ne quitte pas ce corps ! Seul, je n’ai pas assez de forces pour le combattre. » Mais la lumière grandissait lentement et devenait plus brillante de seconde en seconde. Horrifié et impuissant, il la regardait s’épanouir dans la pièce, tandis que, sur le divan, la Sigrid mortelle commençait à disparaître. Alors, sans plus réfléchir, il se précipita dans la chapelle d’en bas, alluma fébrilement les bougies, et, agenouillé, commença à réciter une incantation. « Elle ne peut plus t’être utile, dit soudain la même voix qui avait résonné quelques jours auparavant dans l’église. Le Protecteur a usé ses dernières forces. Tu vas devoir affronter seul le danger. Il ne reste à présent d’elle que son rubis. Prends-le, mets-le à ta main gauche. Tes pouvoirs en seront décuplés. » Puis elle se tut et Louis comprit qu’il ne lui fallait désormais compter que sur lui-même. Il remonta dans le salon. A la place où était étendue Sigrid, il n’y avait plus que le rubis. La lumière dorée elle-même avait disparu. « Seul ton esprit mortel peut s’épouvanter, chuchota Sigrid à son oreille. L’autre ne craint rien et ne connaît pas la peur ni les regrets. Continue. Je suis avec toi. » La montagne, avait dit le Protecteur. Tout était en train de se jouer là-haut. Les innocents ne pouvaient être que Missia, Philippe et Arnaud. Et le Pied Fourchu avait dû se servir de l’unique pion qui lui restait dans le village, à savoir le faux Martin. « Je suis avec toi », répéta Sigrid. Une vague d’énergie parcourut le corps de Louis et le fit trembler. Lorsque le phénomène cessa, il ferma les yeux et concentra toutes ses forces à prononcer une autre incantation.
Lorsqu’elle vit Martin apparaître devant ses yeux, Missia poussa un cri de joie et se précipita vers lui. Le jeune homme lâcha son bâton et ouvrit grand les bras. « Seigneur, comme c’est bon de te revoir », s’écria-t-elle en se serrant contre lui. Elle ne vit pas la grimace que ne put retenir le jeune berger en entendant son premier mot. Elle n’échappa pas à Arnaud mais le jeune homme mit cela sur le compte de l’émotion. « Enfin, nous te retrouvons, dit-il en s’approchant du couple enlacé. Nous avons tous été dispersés. Où t’es-tu retrouvé ? Devant la cabane d’Asphodèle ? » « Exactement, murmura Martin en répondant de son mieux aux démonstrations d’affection de sa fiancée. Je me suis même demandé ce que je faisais là. » « Tu te souviens de quelque chose ? » interrogea Arnaud. « Pas vraiment, fut la réponse, prudente et laconique. Je n’ai que de vagues bribes. Et vous ? » « Moi, je me rappelle exactement ce qui s’est passé, affirma Missia qui, visiblement, n’avait pas l’intention de lâcher son compagnon de sitôt. Quelle horreur ! » « Il faut redescendre au village, dit Arnaud. Philippe nous attend un peu plus bas. » « Mais, je ne peux pas… » commença Martin et il s’arrêta aussitôt. « Je veux dire, reprit-il, j’ai trouvé mon troupeau dans la montagne. Je ne comprends pas ce qu’il fait ici. » « Ton double l’y a amené », expliqua Missia. « Ah ! fit le faux berger, comme s’il venait de comprendre quelque chose d’important. C’est donc ce qu’ils voulaient dire lorsqu’ils m’ont aidé à me relever… » Il y eut un silence. Missia se rejeta en arrière et fronça les sourcils. « Qui, « ils » ? De qui parles-tu ? » demanda-t-elle, étonnée. « Mais, fit Martin de sa voix la plus innocente, Louis et Sigrid, bien sûr. Ce sont eux qui m’ont aidé. Ils étaient dans la cabane et je les ai vus sortir en me réveillant. Ils m’ont même donné ce bâton qui, parait-il, devrait nous protéger… Et d’ailleurs, il a suffi que je le touche pour que tout redevienne normal et que je vous retrouve. »
(A suivre)