Il faut être un peu gonflé pour enregistrer un disque de piano solo, qui n’est selon son compositeur, ni du jazz, ni de la musique classique ou contemporaine. Un disque comme surgi de nulle part, en réalité l’expression d’une personnalité attachante ayant accepté de laisser le heureux hasard guider ses idées et ses doigts sur le clavier, non sans avoir accompli au préalable un long cheminement, celui de la maturation et de la perception de toute l’exigence que requiert une discipline appelée improvisation, avant d’oser le fixer par un enregistrement. Une synthèse d’influences multiples à travers laquelle se dessine une création harmolodieuse, un néologisme colemanien (1) que le pianiste acceptera d’autant plus volontiers qu’il n’hésite pas lui-même, quand il le faut, à inventer des mots pour mieux traduire le sens de son travail. Avec ses Étranges Fantaisies, Jean-Michel Albertucci gagne le pari, risqué, d’une musique dont il concède qu’elle peut parfois paraître austère sous certains de ses aspects géométriques mais qui n’oublie jamais de célébrer l’essence même de la musique : le chant. Ici, rythme et mélodie se croisent sans cesse, dans une course un peu folle qui nous transporte dans un univers surprenant mais jamais déroutant. Avis aux amateurs, il y a là matière à une belle découverte dont je m’étais déjà rapidement fait l’écho dans une récente note de mon blog alternatif et quotidien.
Il me paraissait donc intéressant de prendre le temps de bavarder avec ce musicien, passionné et passionnant, et de lui accorder tout le temps nécessaire à l’explication de la genèse d’un projet qui germait en lui depuis de longues années. Rencontre avec un monsieur décidément étonnant…
MC : Jean-Michel, je te propose de commencer par une présentation sous forme de carte d’identité ?
Jean-Michel Albertucci : je suis né en 1957, j’ai commencé le piano à l’âge de trois ans – c’est ma mère qui a eu cette idée, qui a décelé une espèce de talent, enfin pas un talent mais plutôt un signe. Je suis entré au Conservatoire d’Aix-en-Provence à l’âge de 10 ans (je suis originaire de Vitrolles, près de Marseille). Puis c’est mon père qui est « rentré dans la danse » et qui voulait que je fasse des études sérieuses parce que je n’étais pas un manchot à l’école : donc j’ai fait des études d’ingénieur, à l’ENSEM (2), c’est pour ça que je suis venu à Nancy. J’y suis arrivé en 1978 et là, j’ai découvert une association qui s’appelait «NAJA», Nancy Jazz Action, dans laquelle il y avait pas mal de musiciens qui sont d’ailleurs encore en activité sur la région, notamment dans le cadre d’EMIL 13 : François Guell, Jean-Luc Déat, Pierre Boespflug, Jean-Pierre Douche, qui est le président actuel de Music Academy International (MAI). C’est dans cette association que j’ai découvert l’improvisation jusqu’à l’âge de 21 ans : j’avais une formation classique, j’avais essayé des choses, mais j’étais un peu réservé, un peu timide. J’avais tenté mes propres expériences mais pas vraiment avec des musiciens et c’est là que j’ai pu faire mes premières armes de jazz.
MC : A cette époque, tu enseignais, de quoi vivais-tu ?
JMA : J’étais étudiant, jusqu’en 82-83 et je faisais un peu de bal, je donnais des cours, j’étais aussi soutenu par ma famille. Quand j’ai eu mon diplôme d’ingénieur, je me suis rendu compte que ce n’était pas vraiment ma voie et je me suis dit : « C’est pas possible, ça va être la musique parce que l’autre versant, ça va pas marcher ». Enfin j’ai senti que ça ne pouvait pas coller, que je serais malheureux. C’est un choix qui n’a pas été fait d’une manière abrupte en un instant, ça a mis un peu de temps. Dans les années 80, j’ai donné pas mal de cours, j’ai aussi fait du bal, j’ai joué un peu de jazz… des choses comme ça. Ensuite j’ai été contacté par Bernard Struber qui était le directeur du département Jazz du Conservatoire de Strasbourg et j’ai enseigné là-bas de 1989 à 1996, avec de plus en plus d’heures, ça marchait bien. J’ai continué mon activité de musicien sur Strasbourg, sur Nancy, avec des rencontres, j’ai joué aussi dans l’Orchestre Régional d’Alsace de Bernard Struber. En 1996, il a été mis fin à mes fonctions : avec le recul, je me rends compte qu’il y avait le Conservatoire et l’Orchestre de Bernard Struber, tout ça était un peu mélangé, je ne me suis pas assez méfié. Il y a eu une espèce de désaccord dans le cadre de l’orchestre, ça a un peu contaminé tout le reste, il y a eu un divorce, qui s’est traduit par le fait que j’ai dû partir. En 1996, je me suis donc retrouvé le bec dans l’eau, j’ai un peu végété, je continuais toujours à faire des concerts, un peu de bal, du piano-bar, et puis j’avais les ASSEDIC à l’époque. Pendant 2 ou 3 ans, ça n’était pas terrible, je n’avais pas à m’inquiéter, mais bon…
En 2000, j’ai été contacté par Raoul Binot à Bar-le-Duc, et j’ai enseigné là-bas deux ans au CIM (3), mais c’était un contexte qui ne me convenait pas non plus très bien… En 2002 j’ai eu l’occasion de faire du piano-bar d’une manière assez importante, alors j’en ai profité pour arrêter et j’ai fait ça pendant 2 ou 3 ans.
Parallèlement, j’ai toujours eu des visées plus artistiques, il y avait toujours ce désir, cette pulsion. Je repars en arrière pour en revenir au CD : le solo c’est un truc qui me taraude depuis longtemps. A l’époque de la NAJA, dans les années 80, j’avais fait un concert en solo. Tous les ans, les groupes de la NAJA se produisaient, c’était une espèce de bilan de l’année écoulée, toutes les formations qui avaient travaillé pendant l’année se produisaient dans le cadre du festival NAJA. Une année, je crois que c’était en 83 ou 84, j’avais eu cette idée de faire un solo, parce qu’il y avait eu ce désir, et j’ai fait ce concert, mais rétrospectivement ce n’était pas bon du tout, parce que je n’avais pas saisi comment ça fonctionne. Ce qui laisse entendre que maintenant je l’ai saisi ! Je pense l’avoir cerné, l’avoir vécu très profondément. Je peux raconter aussi comment ça s’est passé. J’avais fait d’autres concerts, notamment aux Trinitaires à Metz et j’avais préparé une espèce de parcours, ce n’était pas une partition mais plutôt un cheminement possible sur des mélodies, des thèmes, c’était une espèce de bric-à-brac…
MC : Il y avait une trame à partir de laquelle tu improvisais ?
JMA : Oui, mais rétrospectivement je me rends compte que c’était un peu flou dans ma tête, j’avais envie de jouer en solo parce que je sentais que j’avais un truc à exprimer, mais je n’y arrivais pas. Au bout d’une demi-heure ou trente-cinq minutes, je me suis arrêté, c’était plutôt un échec. C’était dans les années 80, quand j’étais à Strasbourg et que je faisais surtout de l’enseignement. On repasse aux années 2000 maintenant : une amie flûtiste classique qui enseignait aussi a eu envie de faire de l’impro avec moi. Donc j’allais chez elle et puis on faisait de l’impro, comme ça. Ensuite il y a eu une violoniste puis un guitariste, Pascal Nicol, et on a fait un petit groupe, c’était très informel. À l’époque j’enseignais à l’école de musique de Vandoeuvre, et là, c’était en 2002 je crois, le directeur de l’école de musique, monsieur Milan, a demandé à tous les profs de présenter des jazzmen qu’ils connaissaient et donc à moi, de faire une proposition de groupe de jazz. C’est là l’origine du Vand’Jazz, le festival de jazz de Vandoeuvre. Donc j’ai proposé ce groupe-là, qui n’était pas vraiment un groupe de jazz, on a fait ce concert, mais à trois seulement – piano, violon, guitare – car la flûtiste qui était à l’origine du projet a eu un accident de voiture et ne pouvait pas être là. Dominique Répécaud, qui accueillait cet événement au Centre Culturel Malraux de Vandoeuvre, était là et ça l’a interpellé. On a discuté et il m’a fait comprendre que si j’avais un projet un jour, je pourrais toujours lui proposer. Ça a traîné plus d’un an dans ma tête, parce que je trouvais que ce qu’on faisait avec ce groupe-là n’était pas assez mûr pour être présenté devant un festival. Au bout d’un an, un an et demi je me suis dit : « Le solo ! ». J’ai un peu culpabilisé vis-à-vis des autres, parce que je me suis dit : « Il m’a fait cette proposition parce qu’il me connaît, mais peut-être que ça concerne aussi les autres. C’est peut-être un peu égoïste de me proposer moi tout seul », mais après j’ai balayé ça, je me suis dit : « Bon, allez on y va », donc je suis allé le voir et j’ai dit : « Voilà finalement j’ai un projet : piano solo ». C’était pendant l’été 2003, il m’a dit : « OK, mais je veux écouter ce que tu fais, il y a un studio là-bas », et il m’a proposé une journée d’enregistrement. J’y suis allé les mains dans les poches, avec mes doigts et tout le reste, et j’ai enregistré pendant une journée. Ensuite, j’ai récupéré les CD et c’est en les écoutant qu’il s’est passé un truc, c’est là que j’ai compris que j’avais compris qu’avant je n’avais pas compris, à savoir qu’en me réécoutant, j’ai été très très surpris d’entendre ce que j’entendais. Quand je parle de ça, j’ai une image qui est peut-être un peu prétentieuse, mais pendant certains passages, je me suis dit : « Si j’entends ça à la radio, je me demande qui est le pianiste, parce que… wow ! c’est incroyable ». Donc il y a eu un truc, celui de se surprendre soi-même, alors qu’avec le processus que j’avais avant…
MC : Tu ne l’avais pas perçu au moment où tu jouais ?
JMA : Oh non ! Il y a des choses qui sont construites dans ces enregistrements de l’époque. Mais même dans le CD il y a des choses comme ça. Il y a des constructions qui sont là et qui ne sont pas conscientes, c’est-à-dire que le simple fait de jouer, d’être avec l’instrument, d’avoir le jeu, l’action du jeu, il y a des choses qui ne peuvent pas se passer si on est là en train de réfléchir et à se demander : « Mais qu’est-ce que je vais pouvoir jouer ? », c’est-à-dire qu’il y a une stimulation de l’instrument à la fois sonore, kinésique,… les gestes, le corps qui bouge, les gestes, les émotions…
MC : Finalement tu es d’accord avec certains musiciens qui disent qu’une fois qu’on est sur scène en train de jouer, il est trop tard pour penser.
JMA : J’irais même plus loin, je dirais que c’est une fois qu’on ne pense plus que la chose se passe. Tant qu’on pense, on est dans une distance à soi-même, on est en train de s’observer, ça peut aller vers l’autoévaluation, voire l’autocritique, le jugement, c’est se demander : « Comment va être reçue ma musique ? ». Non, on ne peut pas être là-dedans, parce que sinon la chose ne se produit pas. Donc Dominique Répécaud a écouté les enregistrements que j’avais faits dans son studio, il m’a donné le feu vert et m’a programmé en 2004 au festival Musique Action. J’ai fait un concert qui a été assez bien reçu, j’ai eu de très bons retours. Après il ne s’est pas passé grand-chose parce que je n’avais pas de matériau. J’avais des traces du concert, comme il avait été enregistré, mais je ne suis pas allé frapper aux portes avec, je n’ai contacté personne. L’association EMIL 13 m’a proposé de faire un concert le 1er juillet 2005 pour son festival. Il a aussi été enregistré, j’ai la trace, mais comme je n’ai fait de démarche dans aucun sens, il ne s’est rien passé, et c’est en discutant par la suite avec la productrice du label EMD à Nancy que je lui ai parlé du concert que j’avais fait au CCAM à Malraux. Elle a voulu écouter, je lui ai donné le CD et elle m’a dit : « On fait un CD ». J’ai dit oui ! Là je commençais à comprendre comment faire, parce que ce genre de façon de faire de la musique, c’est un peu paradoxal. On est dans une proposition un peu hasardeuse : on va rentrer sur scène, et la règle c’est : « Je ne sais pas ce que je vais jouer et c’est parce que je ne sais pas ce que je vais jouer, parce que je me mets volontairement devant une sorte de table rase que les choses vont pouvoir se produire », et effectivement ça se produit.
MC : C’est pour cette raison que tu cites sur le CD ce que dit Nietzsche sur le hasard dans « Le Gai Savoir » ?
JMA : Oui, il est clair que c’est lié. C’est une sorte d’explication. Avant d’entrer en studio pour enregistrer le disque, j’ai essayé de comprendre ce qui se passait. Mais le problème c’est que si on veut trop cerner les choses avant, on va jouer ces choses là, et on ne va pas pouvoir aller vers des choses plus inconnues qui pourraient se présenter. C’est tout un dosage à faire, le CD est sorti maintenant, ça fait deux ans que je l’ai enregistré : je commence de plus en plus à maîtriser, ou disons maîtriser le fait de ne pas maîtriser ou, du moins, ne plus en avoir peur du tout. Au contraire, c’est un énorme stimulant.
MC : C’est le risque et ses contrôles ?
JMA : Voilà, et c’est la possibilité d’assumer musicalement l’échec momentané : on peut se tromper quand on monte sur scène et qu’on ne sait pas ce qu’on va jouer. Avec le parcours que j’ai, il y a une mémoire, toute une accumulation de choses, tout un background qui fait qu’on ne sait pas ce qu’on va jouer mais qu’on n’est pas complètement démuni. Il y a quand même un bagage dans lequel on peut puiser. En étant sur scène, même s’il se produit un blanc, on va utiliser cette chose-là, en faire quelque chose de positif et de spectaculaire, au sens d’être sur scène et de proposer quelque chose à un public qui est là, qui a payé sa place. C’est un raisonnement un peu marchand, mais les gens sont là, on n’a pas le droit de les utiliser comme des cobayes avec qui on va jouer, il faut quand même proposer quelque chose de substantiel. Je pense que j’atteins une phase où si je monte sur scène en solo, il va se passer quelque chose, c’est sûr, je ne sais pas quoi, mais ça va se passer.
MC : Tout à l’heure tu as dit que ce désir de solo remontait assez loin. À cette époque, avais-tu des disques ou des expériences similaires comme références, des exemples de musiciens qui ont pu créer ce désir ou ce besoin là chez toi ?
JMA : Je ne me suis jamais posé la question en ces termes-là, ce n’est pas exactement la question des influences mais plutôt du format solo : d’où vient ce désir ? Je peux essayer d’y répondre en improvisant ! Il y a déjà le fait de la formation classique. Si on prend par exemple le jazz et le classique, c’est vrai que dans ce dernier, y compris la musique du XXe siècle, le piano est l’instrument soliste par excellence, c’est celui pour lequel il y a le plus de répertoire solo. Évidemment il y a la musique de chambre, les concertos, mais il y a une littérature en solo qui est sans égale. Dans le jazz, c’est un peu différent, il y a du solo mais ce n’est pas vraiment le centre de la chose. On peut dire que le trio jazz est plus centré sur le piano, mais c’est surtout un instrument accompagnateur, enfin beaucoup plus que dans le classique. Venir du classique, et donc avec inconsciemment avec le piano comme instrument roi, l’instrument soliste, fait que ça m’a peut-être donné cette idée. Ensuite, j’ai un très vague souvenir, celui d’avoir vu à la télé – et soit dit en passant, de nos jours, ça ne pourrait absolument pas se reproduire – un concert de Cecil Taylor ; et ça, je pense que ça m’a marqué. Sinon, je suis quelqu’un d’assez solitaire et d’assez introverti, bien que ça n’apparaisse pas forcément.
MC : Donc ta personnalité se prête aussi à une expression en solo ?
JMA : Oui c’est vrai, et ce disque, je le vois comme ça, et d’après les retours que j’ai, j’y projette pas mal de choses d’un monde intérieur.
MC : Ce qui est amusant, c’est que bien avant qu’il sorte on avait eu l’occasion de parler du disque toi et moi, et à chaque fois, tu me mettais en garde : « Attention, ce n’est pas du jazz ! ». Alors tu le définis comment ? Ca veut dire quoi être du jazz, ne pas en être ?
JMA : Je crois que si j’ai pu faire ce disque – parce que… j’ai l’âge que j’ai et on me dit : « C’est votre premier CD », mais ce n’est pas le premier sur lequel je joue, mais c’est le premier sous mon nom – c’est parce qu’on me l’a proposé. Et j’ai accepté, ne sachant pas ce qu’il y aurait dessus, mais étant parfaitement conscient et assez fort moi-même pour me dire qu’il y aurait dessus une substance intéressante. Et encore une fois, rétrospectivement je me dis que j’ai bien fait, car si j’avais fait un CD avant, au vu de ce qu’est ce disque et de ce que j’ai compris, je me dis que ça aurait été faire un CD pour faire un CD, ce qui n’a aucun intérêt et que je ne voulais absolument pas faire.
MC : Il y a un musicien français qui a ce gimmick : « Graver, c’est grave »…
JMA : Oui, je ne sais pas qui c’est (4), mais je pense qu’il y a là une vraie question. On ne doit faire un disque ou publier un livre que si on a quelque chose à dire. Si c’est pour occuper le terrain, ça n’a aucun intérêt et ça peut même être contre-productif. Alors pourquoi j’ai fait ce CD ? Justement parce que ce n’est pas du jazz, ce n’est pas de la musique classique, car c’est une musique qui n’est pas écrite, qui n’est pas pensée puis jouée, elle est jouée, et ce n’est pas de la musique contemporaine, au sens où on l’entend…
MC : Et ce n’est jamais « bruitiste » par ailleurs…
JMA : Non, enfin je ne crois pas. Ce sont toutes ces choses à la fois que j’ai réussies, enfin ce n’est pas à moi de dire ça… Disons que j’ai le sentiment d’avoir réussi une synthèse qui est très personnelle, et c’est peut-être ça qui fait son intérêt, entre des choses extrêmement disparates qui m’ont influencées : exprimer ce qu’il peut y avoir de commun entre le jazz tout à fait traditionnel comme le be-bop, que j’ai pas mal travaillé et que j’aime beaucoup – mais ça n’a aucun intérêt de faire un disque de be-bop actuellement, entre Chopin et d’autres musiques classiques que j’adore, Cecil Taylor, et de la musique contemporaine. Je pense avoir réussi non pas une espèce de mélange, je ne sais pas trop comment appeler ça, pas fusion car c’est connoté, mais une création. C’est une création qui n’est pas ces choses-là, mais qui est autre chose.
MC : Et cette démarche-là qui définit ton disque, est-ce que tu imagines pouvoir l’appliquer à une forme qui ne serait pas forcément en solo ? à deux, trois, quatre ? Ou alors le solo est-il irrémédiable chez toi si tu réenregistres ?
JMA : Il y a deux directions qui sont d’ailleurs d’actualité pour moi. Dans ce disque, il y a un morceau – encore une fois ça peut paraître prétentieux, mais c’est comme ça, c’est sincère ! – qui me fascine de manière assez incroyable, c’est le numéro 9, « L’Oiseau Intérieur », parce je le trouve structuré. On entend une construction, un cheminement, il dure six minutes et pendant ces six minutes, ça cause, il y a un début, un développement, une fin. J’ai contacté un concertiste classique, qui joue aussi de la musique contemporaine, et qui est prêt à jouer ce morceau si j’arrive à en faire la partition, parce qu’il peut donner lieu à une pièce de concert, comme s’il était composé. C’est une direction pour que ma musique ne soit pas uniquement improvisée et qu’elle puisse me survivre, il faut une partition. Il y a une autre direction, qui est l’improvisation collective, et là j’ai un groupe avec trois autres musiciens, qui sont Franck Turpin, saxophoniste, Eric Hurpeau, guitariste et Alexandre Ambroziak qui est batteur. On a déjà joué ensemble, mais on ne répète pas régulièrement parce que je ne veux pas qu’on répète, sinon ça n’a pas de sens. Répéter voudrait dire se répéter, chercher à cerner les choses, et c’est le même processus que dans le solo. Est-ce que ce concept peut s’appliquer à un groupe ? Je pense que oui, mais je dois réussir à faire partager ce que je ressens par rapport à cette façon de faire de la musique aux autres musiciens. Alors ça se partage peut-être avec des mots en discutant, mais ça se partage beaucoup en agissant, c’est-à-dire en jouant ensemble. Et par mon jeu, je peux leur faire ressentir comment on peut faire ça ensemble.
MC : Il y a deux mots qui m’ont interpellé dans ton disque, le premier dont on a déjà parlé c’est le hasard, et l’autre qui me semble quand même faire référence à un musicien de jazz, Ornette Coleman, c’est rythmolodie. Or, Coleman c’est un petit peu le penseur de l’harmolodie, ce mot n’est pas le fruit du hasard ?
JMA : Non ce n’est pas un hasard ! Sur le disque, il y a quatre morceaux font partie d’une série (5). Dans l’enregistrement que j’ai fait, qui a duré trois jours, il y avait 100 pièces improvisées, et quand on réécoute toute la série chronologiquement, ça dure 11 heures et demie ! On se rend compte qu’il y a des séquences, des choses qui reviennent, et il y a toute une série de morceaux qui sont basés sur une idée que j’avais et que j’ai exploitée, un ensemble de variations sur une idée, une harmonie. Je voulais que des extraits de ce groupe de pièces figurent sur le CD et j’ai essayé de faire un choix, qui a été très difficile : pour ces quatre pièces-là, j’ai passé beaucoup de temps à hésiter, j’écoutais une pièce en me disant : « Ça, c’est vraiment bien », puis je la réécoutais le lendemain en me disant : « C’est pas possible, c’est nul », donc il y avait une espèce d’ambiguïté totale. Je ne devrais peut-être pas le dire, mais a posteriori, vu le retour que j’ai eu sur ces pièces-là, je n’aurais peut-être pas dû les mettre, mais enfin c’est fait, elles y sont, et voilà. Alors effectivement, c’est une référence à Ornette Coleman, un hommage à quelqu’un qui a su passer outre les notions théoriques traditionnelles qu’on attribue à la musique : pour lui « harmolodie », c’est un mot qui est formé avec « harmonie » et « mélodie », ça veut dire que soit il n’y a plus ni harmonie ni mélodie, soit il y a les deux en même temps et on ne sait pas trop les distinguer. Alors pourquoi Diagonale, Verticale, Horizontale… ? Parce qu’en théorie musicale, l’harmonie c’est l’aspect vertical, ce sont les accords, la partition. Si on accroche une partition au mur, les accords sont verticaux, ils sont empilés, et la mélodie est horizontale, ce sont les notes qui se suivent, c’est le chant, l’aspect mélodique. C’est pour ça qu’on parle d’aspect horizontal et d’aspect vertical. L’harmolodie, ça serait l’aspect diagonal : ni vertical, ni horizontal. C’est pour cette raison que j’ai choisi ces termes-là. Rythmolodie, c’est un peu un clin d’œil… qui ne veut pas forcément dire grand chose.
MC : Et en même temps, si on s’arrête à la sémantique, on peut aussi très bien se dire que rythmolodie est un mot qui convient bien à un piano qui est à la fois un instrument mélodique mais percussif et rythmique.
JMA : Oui, tout à fait, le mélange entre harmonie et mélodie, on peut très bien le faire entre rythme et mélodie, en se disant qu’on peut transformer une mélodie juste en transformant son rythme ou alors prendre le même rythme et jouer les notes et ça transforme… il y a différentes possibilités de connexions. Quand on chante une mélodie, on chante en même temps son rythme, donc on peut modifier une mélodie en modifiant uniquement son rythme, les choses sont quand même un peu imbriquées et c’est ça que j’ai voulu dire. Mais les retours que j’ai eus sur ces pièces, c’est qu’elles sont tout de même un peu austères.
MC : Deux ans après l’enregistrement du disque, est ce que tu te dis qu’aujourd’hui il y aurait quelque chose de différent ou bien que de toutes façons c’est une page qui est tournée et que tu continues ton chemin ?
JMA : Depuis que j’ai enregistré ce disque, disons que le fait même d’enregistrer ces 11 heures et demie, ces 100 pièces, il y a eu cette action de le faire, ensuite il a fallu tout écouter pour faire des choix, et le fait de tout écouter est en soi une expérience : réécouter m’a réalimenté, m’a transformé et si j’avais fait une autre séance d’enregistrement après avoir tout réécouté, j’aurais peut-être encore évolué. C’est un peu l’état dans lequel je suis aujourd’hui : depuis ce moment là, j’ai compris certaines choses de ce que je fais, j’ai objectivé, cerné certaines choses, ce qui fait que le bagage dont je parlais tout à l’heure, avec lequel je suis arrivé à mon premier concert en solo, s’est non seulement étoffé mais il s’est structuré, et je peux désormais aller puiser des choses plus précisément, j’ai tout un attirail d’éléments sonores dont je peux disposer.
MC : Et dans les temps à venir, tu as des projets de concerts en solo ?
JMA : Non, je n’ai absolument aucun projet de concert, le CD vient de sortir (le 13 novembre), la production se charge des relations presse. Pour ma part il faudrait que je trouve un agent, parce que je ne suis pas très fort en démarchage. Il est hors de question qu’en j’envoie le CD comme ça tous azimuts, car je sais ce qu’il advient dans ce genre de démarche, les CD sont placés en classement vertical la plupart du temps. Ma démarche personnelle ça sera des envois ciblés, ou bien si je rencontre des gens que ça intéresse personnellement et précisément de prendre connaissance de mon CD, je ferais comme ça.
Interview réalisée le vendredi 28 novembre 2008, entre 14 heures 45 et 16 heures
Merci à ma Fraise de fille pour sa belle et rapide retranscription de cette heure d’entretien.
Cet entretien fera prochainement l’objet d’une publication
dans le magazine Citizen Jazz.
En écoute, « Horizontale », un court extrait du disque Etranges Fantaisies
On peut se procurer le disque directement sur le site du label EMD
(1) Ornette Coleman est en effet l’inventeur du concept d’harmolodie
(2) ENSEM : Ecole Nationale Supérieure d’Electricité et de Mécanique à Nancy
(3) CIM : Centre d’Initiation Musicale, Conservatoire à rayonnement communal de la ville de Bar-le-Duc
(4) Cette phrase est de Christian Vander, leader de Magma.
(5) Pièces 3 à 6 de l’album “Etranges Fantaisies” : Horizontale, Circulaire, Diagonale, Verticale.