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Interview : Alain Baron, Grand Reporter au quotidien économique La Tribune

Publié le 28 août 2008 par Infoguerre

Sébastien Demailly :

Quel est votre sentiment général sur la manière dont les médias traitent les défaites commerciales des entreprises françaises (PME/PMI notamment) à l’étranger ? Observez-vous une asymétrie de l’information de la part des médias entre les victoires et les défaites commerciales françaises à l’international ?

Alain Baron :

Je constate cette asymétrie de l’information effectivement. Je pense que cela est dû à un phénomène assez simple, c’est-à-dire que les entreprises sont très contentes de communiquer sur leurs succès, et par définition, sauf si c’est un grand contrat qui a été fortement médiatisé avant, quand elles échouent à des appels d’offres dont on n’a pas parlé dans la presse, elles n’ont tout simplement pas envie de communiquer dessus. Les entreprises sont extrêmement réticentes à parler des conditions de leurs défaites parce qu’il y a ce secret des affaires. Les entreprises n’aiment communiquer sur les détails d’une négociation, ne veulent pas dire pourquoi elles ont perdu un contrat parce que ça peut être une insuffisance de leur part. Elles peuvent plus facilement communiquer par exemple, quand elles subissent des pressions politiques. J’ai suivi beaucoup de voyages présidentiels, comme vous l’évoquiez tout à l’heure. Quand le Président se déplace on parle systématiquement des grands contrats d’armement, d’infrastructures, d’aéronautique, de centrales nucléaires etc. Il y a sur ces contrats un fort aspect politique. On connaît nos concurrents en général sur ces grands contrats : ce sont les Etats-Unis, la Chine, la Russie etc. Quand le Président français se déplace avec sa délégation, la visite est préparée en amont depuis longtemps, il y a de fortes pressions politiques qui s’exercent pour remporter ces gros contrats. Parfois ça marche et parfois non. Si ça ne marche pas, l’entreprise directement concernée par les négociations au niveau de l’Etat peut toujours dire qu’il y a eu une forte pression américaine ou russe déloyale etc. L’entreprise peut éventuellement communiquer sur cet aspect là mais pas sur les détails de sa défaite surtout si elle n’avait pas la meilleure offre.

Ca peut aussi être un cas où l’entreprise n’a pas été performante. Evidemment, dans ce cas l’entreprise n’a pas envie de communiquer là-dessus. Dans ce cas, si le journaliste, qui suit particulièrement l’entreprise en question ou le secteur d’activité de l’entreprise, obtient des informations en interne, il ne fera pas un papier dessus au journal le lendemain.

S.D : Justement, lors de ces voyages présidentiels, lorsque que l’on annonce dans un premier temps des montants de gros contrats, puis par la suite l’entreprise concernée annonce un autre montant, comment expliquez-vous les différences de montants annoncées ?

A.B : C’est normal en fin de compte. Lors de ces voyages, vous avez un mélange de journalistes du service de presse de l’Elysée et des journalistes de quotidiens nationaux qui sont invités. En plus vous avez les entreprises elles-mêmes qui communiquent. Du coup, on assiste parfois à des choses amusantes : par exemple, durant le voyage de Nicolas Sarkozy en Tunisie, il y a eu des annonces contradictoires entre l’Elysée et EADS sur le nombre d’AIRBUS qui avaient été commandés par TUNIS AIR. Je n’ai plus les chiffres exacts mais par exemple AIRBUS annonçait 20 commandes et de son côté, l’Elysée en annonçait 22 ou 23. Visiblement il y a avait un problème de communication. C’est assez fréquent vous savez. Alors évidemment, ensuite c’est au journaliste qui est sur place de vérifier ces informations en faisant utilisant ses contacts, soit à l’Elysée, soit à l’entreprise. L’Elysée, quelque soit son locataire, a toujours cette tentation de dire qu’elle a fait gagner tel gros contrat à un de nos grands groupes, en donnant son appui politique au bon moment. L’Elysée a tendance à faire de la « gonflette » des chiffres si je puis dire. Après c’est sûr que cela fait « désordre » quand il y a un décalage de montant annoncé. Effectivement, ce n’est pas compliqué de s’accorder et de savoir si il y a 20 AIRBUS ou 23 AIRBUS de commandés. Ce n’est pas compliqué à compter les AIRBUS.

Comme je vous disais, j’ai fait beaucoup de voyages présidentiels à une époque et on était toujours confronté entre les annonces de l’Elysée et les annonces de l’entreprise en question. Il fallait donc à chaque fois affiner l’information parce qu’il y avait toujours des imprécisions. Chaque voyage présidentiel donne très souvent lieu à une surenchère médiatique qui insiste lourdement sur le rôle clef du Président de la République etc. C’est de bonne guerre je dirais car les autres pays font la même chose. Quand le Président Bush Jr. Se déplace avec une escorte de chefs d’entreprises, les médias relaient très largement le rôle du Président dans la signature des contrats. C’est la même chose pour les officiels Chinois ou Russes quand ils se déplacent. Il ne faut pas croire que c’est uniquement une caractéristique française. C’est une guerre à la fois commerciale et médiatique et politique.

S.D : Donc le fait que les échecs commerciaux français ne soient pas plus relayés par les journalistes ne signifie pas que ça n’intéresse pas les journalistes ?

A.B : Les journalistes ont une tendance naturelle à s’intéresser d’abord à ce qui est annoncé. Toujours est-il que c’est beaucoup plus valorisant de dire que la France a gagné un grand contrat de centrale nucléaire ou 50 AIRBUS. Ce genre d’annonce est toujours plus intéressant à raconter que de dire que l’on a échoué dans tel ou tel pays. Je me souviens d’un voyage présidentiel avec Chirac. C’était un des derniers voyages de Chirac en Arabie Saoudite. On sait qu’il y a un très gros contrat militaire qui est en négociation depuis environ 15 ans, le contrat MIKSA, et qui n’est toujours pas fait. La presse en a beaucoup parlé car c’était un contrat avec de fortes résonances politiques, et puis un contrat militaire n’est pas neutre, il y a un aspect très sensible. Donc ce fameux contrat en Arabie Saoudite, pendant tout le voyage, le sujet avait été abordé tous les jours par les journalistes, l’entreprise en question [THALES] nous répondait qu’elle ne pouvait pas affirmer catégoriquement d’être en mesure de remporter ce marché. Finalement, après 15 ans de négociation, Ryad a finalement décidé de lancer un appel d’offres international l’année dernière. Sur ce cas, on en a quand même parlé mais on ne peut pas faire des tonnes de lignes sur ce sujet. On pourrait écrire davantage sur un échec commercial si on a carrément le scoop qui nous explique pourquoi finalement ce contrat n’a pas été fait avec THALES comme initialement prévu pendant les négociations. Ce cas est un contre-exemple pour votre sujet. Par contre, une fois que l’on a dit que le contrat n’est pas signé on va s’arrêter là, on ne va pas faire une enquête pour rechercher précisément les causes de cette défaite.

Autre contre-exemple : le cas du Rafale que DASSAULT n’arrive pas à vendre à l’étranger pour tout un tas de raisons. Tout le monde reconnaît que c’est un excellent avion. Sur ce cas, on en parle aussi c’est vrai, parce qu’il y a un fort contexte politique. Ce n’est pas leur faire injure que de dire ça, mais les Américains font tout pour empêcher toute opportunité d’exportations du Rafale. Les Américains saturent le marché en proposant de très importantes remises sur leurs vieux avions de chasse (F15/ F16). Et ceci quitte à ne réaliser que très peu bénéfices. C’est une véritable guerre économique à laquelle se livrent Américains et Français. On peut donc imaginer toutes les pressions politiques qui sont exercées par les Américains. DASSAULT a eu un échec à Singapour, en Arabie Saoudite, au Maroc. Ces défaites sont des exemples qui vous montrent que les journalistes parlent de ces défaites. Mais c’est vrai aussi que ça reste des contrats emblématiques.

S.D : Ce que vous dites fait écho à l’enquête parue récemment dans les Echos auprès des 2000 Conseillers du Commerce Extérieur de la France qui soulignaient que l’un des principaux handicaps des entreprises françaises restait celui du lobbying dans les réseaux locaux. Comment interprétez-vous cette réticence française envers le lobbying ?

A.B : Le Président Sarkozy en a fait allusion récemment durant son voyage en Afrique du Sud. Il a souligné que le lobbying faisait partie des insuffisances françaises pour remporter des marchés à l’étranger. Les Américains n’ont aucun complexe d’avoir recours au lobbying. Quand ils vont à la conquête de nouveaux marchés, les Américains se rendent dans le pays de manière concertée en faisant jouer tous les réseaux possibles en matière d’intelligence économique. Ce handicap vient d’un blocage culturel dans une certaine mesure. Cela vient également du fait que les entreprises françaises ont souvent tendance à arriver en territoire conquis.

S.D : Les journalistes sont saturés d’informations. Je suppose que lorsque vous recevez un dossier de presse, réalisé par des agences de communication privées d’un grand groupe, cela vous fait gagner énormément de temps dans la mesure où ces dossiers de presse sont très bien faits et professionnels. Finalement, n’y a-t-il pas un risque à ce que les journalistes deviennent en quelque sorte trop dépendants de ces agences de communication privées ?

A.B : Effectivement, ça se passe comme ça. Je me souviens que lorsque je participais au voyage présidentiel, les entreprises qui accompagnaient le Président avaient la liste des journalistes présents qui participaient au voyage. Les entreprises nous contactaient donc directement. Par exemple AREVA qui participait au voyage du Président dans tel pays parce qu’il espérait décrocher un contrat, savait très bien quel journaliste des Echos ou de la Tribune faisait le voyage. En général, on recevait un coup de fil ou un dossier de presse. En même temps un dossier de presse n’est jamais suffisant. Ca vous donne une base documentaire mais encore fois les entreprises ne disent pas tout évidemment. Il n’y a jamais les détails d’un contrat dans ce genre de contrat. Le service de communication d’AREVA va mettre par exemple : « AREVA concourt pour construire 10 centrales nucléaires ». On ne savait rien de plus, et dans ce cas c’est au journaliste ensuite de faire sa propre enquête.

S.D : Est-ce difficile de passer outre ces services de communication de ces grandes entreprises ?

A.B : Oui en général. Les grands groupes verrouillent souvent bien leur communication. Mais tout le savoir-faire du journaliste, c’est d’avoir d’autres sources que le service de communication d’une grande entreprise. C’est un savoir-faire que l’on acquiert au fil des années en allant à des déjeuners de presse, des conférences, des cocktails etc. C’est durant ce genre d’événement où il faut repérer les personnes qui détiennent des informations et qui acceptent de parler en « off » et qui vous disent de vous pencher sur tel dossier particulièrement parce qu’il va se passer quelque chose prochainement. C’est ce qu’on appelle avoir des « insiders » qui peuvent vous renseigner. C’est ce qui est intéressant pour un journaliste au fond, le fait d’avoir d’autres informations que celles données par le service de communication qui ne dit que le minimum.

S.D : Ca ne se passe pas pareil pour les PME je suppose ?

A.B : Dans les PME, le service de communication est moins étoffé et donc l’information est moins verrouillée. On arrive quand même assez souvent à être en contact avec le patron. Je connais beaucoup de PME où c’est souvent le patron qui gère la communication de son entreprise.

S.D : Si l’on prend le cas de la Chine, on s’aperçoit que la France a cédé du terrain vis-à-vis de l’Allemagne. On estime que les exportations françaises représentent environ 13% du total des exportations de la zone euro à destination de la Chine. Actuellement, un produit européen sur deux vendu à Pékin est d’origine allemande. Selon les statistiques de la Douane chinoise, la France se trouve au 4ème rang parmi les partenaires commerciaux de la Chine au sein de l’Union européenne, avec un volume d’échanges commerciaux de 13,39 milliards de dollars contre 41,8 milliards USD pour l’Allemagne en 2005. Enfin, la France ne réalise que 12% de ses exportations avec les pays dits « émergents » contre 17% pour l’Allemagne. Cet écart du commerce extérieur entre la France et l’Allemagne ne révèle-t-il pas une inadéquation des produits français avec les besoins indispensables des pays émergents en termes d’équipements ?

A.B : On peut dire ça comme ça. On peut également dire ça autrement. L’Allemagne a une spécificité depuis toujours, c’est-à-dire qu’elle a une très forte spécialisation dans les machines-outils et biens d’équipements. De quoi ont besoin en priorité la Chine, l’Inde et les autres pays émergents ? Ils ont besoin de s’équiper prioritairement en biens d’équipements, machines-outils etc. L’Allemagne est championne pour ça. Et la France, c’est clair qu’elle n’a pas ce tissu industriel.

S.D : Et pour le reste du monde. Comment expliquez-vous que la France ait autant de difficultés à se déployer en-dehors de ses zones commerciales traditionnelles ? En sachant que les zones de forte croissance, à savoir l’Asie et l’Amérique Latine, contribuent seulement à 20% du total de nos exportations alors que ces zones de forte croissance pèsent plus de la moitié du commerce mondial.

A.B : On s’est longtemps contenté de travailler sur nos terres habituelles de nos anciennes colonies, le Maghreb, l’Afrique etc. On s’est trop longtemps contenté de cette zone commerciale. C’est difficile de trouver une cause unique. Si on prend le cas de l’Afrique, il est clair que la France perd de son influence face à la Chine par exemple. Pourtant, vous ne trouverez pas d’articles faisant écho aux défaites françaises face aux chinoises. Le journaliste économique qui suit cette région déduit les pertes de marchés des entreprises françaises en Afrique à travers les succès des boîtes chinoises, c’est dans ce sens là que ça marche. Encore une fois, ce n’est pas les entreprises françaises qui vont communiquer d’elles-mêmes pour vous dire qu’elles perdent constamment des parts de marchés en Afrique.

S.D : Afin d’illustrer mon étude, avez en tête un cas récent de défaite commerciale française qui n’aurait suscité l’intérêt des médias français ?

A.B : Je n’ai pas vraiment d’exemples qui me viennent spontanément. En même temps, je dirai qu’il y a tous les jours des défaites commerciales. C’est normal, c’est la vie des affaires. Effectivement on n’en parle pas beaucoup dans la presse économique parce qu’encore une fois, on préfère parler des victoires qui sont un sujet plus porteur. Et puis analyser des défaites commerciales nécessite du temps et des moyens d’investigation qu’un journaliste n’a pas la plupart du temps. En plus dans le contexte actuel, où la presse est plutôt à la réduction des effectifs, il y a de moins en moins de place pour l’investigation. Les journalistes sont pris par la tyrannie de l’actualité au quotidien et ils n’ont pas forcément le temps de faire ce genre d’enquête, mais c’est vrai que c’est dommage.

S.D : Quel bilan dressez-vous du plan « Cap Export »1 lancé en octobre 2005 par l’Etat qui soutient les PME pour exporter davantage vers les marchés à fort potentiel notamment la Chine, l’Inde, les Etats-Unis, la Russie ? Le renforcement des effectifs dans les Missions Economiques en Afrique, Amérique du Sud, Asie, Russie est-il parvenu à reconquérir des nouvelles parts de marché jusqu’à présent ?

A.B : Je ne sais pas vraiment si on peut encore bien quantifier cette réforme. Je ne suis pas sûr non plus si le fait de renforcer les effectifs dans des Missions Economiques (ME) est forcément la solution au problème. Je pense qu’il faut surtout une meilleure coordination entre les acteurs locaux capables d’aider les chefs d’entreprises qui veulent se développer à l’étranger. On a assisté à une multitude d’organismes différents qui œuvraient en ordre dispersé pour soutenir les intérêts français. Bien souvent, les ME, les CCI et les business clubs locaux n’étaient pas suffisamment coordonnés. Par conséquent, on voyait des initiatives dans tous les sens et sur place, les étrangers n’appréciaient pas beaucoup ce manque de lisibilité de la France dans sa promotion du commerce. La force des Américains par exemple, c’est d’arriver à faire une « task force » qui agit en coordination avec l’appui des pouvoirs public derrière. Ca ne demande pas forcément un effectif important, mais une stratégie en amont entre tous les acteurs. Je pense que c’est dans ce sens là que la France doit accentuer ses efforts pour la promotion de son commerce extérieur.


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