En effet, alors que les tensions continuent de s’exacerber (nous sommes en 1580), et que chacun s’emploie de son côté à constituer la flotte la plus puissante, car il est évident que la victoire se décidera sur mer, surviennent des événements directement liés à la volonté politique d’Elizabeth, et qui décideront dans quelques années de l’issue de la bataille. Un certain Adam Dreyling, neveu du fondeur Löffler de Büchsenhausen, fuit le Tyrol et les territoires de la famille catholique des Habsbourg. Un Anglais se présentant comme un marchand de cuivre a réussi à le convaincre de se mettre au service de l’Angleterre protestante, et à organiser sa fuite. Car ce Dreyling est précieux : il aurait mis la main sur un des plus grands secrets d’État des Habsbourg : la technique de coulée des canons. À Büchsenhausen, l’art de la fonte des canons est uniquement connu du vieux maître fondeur et transmis de père en fils depuis des générations. Adam Dreyling a travaillé pendant des années comme compagnon dans la fonderie de son oncle. Il en a sans doute profité pour espionner la technique de coulée qui conférait aux canons de la maison Löffler leur spécificité et leur supériorité. Adam Dreyling a sans doute aussi copié les plans du four, les tableaux des alliages particuliers du bronze ainsi que les gabarits utilisés pour fabriquer les fameux « Feldschlangen », des canons à tube allongé. Il détenait ainsi les mesures et les calibrages des fûts conçus par Löffler. Si Dreyling a pu observer des années durant la coulée des canons et même si son oncle prenait toutes les précautions pour lui cacher l’essentiel, il doit connaître bien des secrets : la chauffe du four, le moment précis de l’ajout de l’étain durant la fonte et la technique de coulée dans des moules enterrés debout.
La fuite du jeune homme parvient rapidement aux oreilles des autorités. Il faut donc faire vite, très vite. Une des sorties de l’Empire des Habsbourg, par le col de Brenner vers le sud, mène à la république de Venise. Quelques jours après leur départ d’Innsbruck, Adam Dreyling et son compagnon anglais atteignent la frontière. Mais le séjour vénitien sera bref, les espions sont trop nombreux à Venise, et Dreyling doit gagner l’Angleterre au plus vite. Il arrive à Londres en 1580, quelques semaines après sa fuite du Tyrol. Sir Walsingham, membre écouté du gouvernement et chef des services secrets anglais – probablement à l’origine du repérage et du retournement du jeune Dreyling - sait qu’il ne reste plus beaucoup de temps avant une offensive espagnole de grande ampleur. Dreyling se met donc au travail très rapidement, dans une fonderie mise à disposition. Les premiers canons coulés, il se livrera devant les officiers britanniques à un exercice comparatif entre les canons usuels, et ceux qu’il propose. La supériorité du nouveau procédé est éclatante (solidité, portée, légèreté), il est donc décidé d’en équiper la nouvelle flotte anglaise de manière systématique. C’est la première fois que l’armement est envisagé ainsi, à l’échelle industrielle, qui permet l’homogénéité des armes et des munitions, et l’entraînement efficace des marins sur un type de canon donné. C’est à l’opposé de ce que pratique au même moment l’Espagne, qui est obligée d’embarquer une diversité fort complexe de munitions pour les différents canons d’un même bateau, ce qui ralentit en outre les cadences de tir. De nouveaux navires plus fins, plus légers, plus maniables, équipés de canons légers et résistants, d’une portée très supérieure aux canons espagnols : l’avenir devient plus clair pour l’Angleterre. Nous sommes en 1585.
Le 30 mai 1588, l’Armada espagnole, constituée de 130 vaisseaux et de 20 000 marins fait route sur l’Angleterre. Les Espagnols veulent imposer leur suprématie en combattant bord à bord. Ils savent que les Anglais disposent de vaisseaux plus rapides et plus maniables, et surtout de canons d’une plus longue portée. Pour autant, ils ont une telle confiance en Dieu, qu’ils ne doutent pas de l’issue de la bataille. Le 29 juillet 1588, des gardes anglais repèrent l’Armada espagnole au large de la côte près de Lands-End. Protégés par l’obscurité, les vaisseaux anglais sortent des ports et font cap à l’ouest en longeant la côte. À l’aube, ils surgissent dans le dos de l’Invincible Armada qui progresse en formation de demi-lune très compacte. Une semaine durant, les Anglais suivent les Espagnols à distance, les harcelant sans interruption avec leurs canons en restant hors d’atteinte du feu de l’ennemi. Les Espagnols commencent à douter : aucun vaisseau anglais ne s’approche assez près pour être abordé. Les canons à longue portée des Anglais plongent les Espagnols dans une fureur impuissante. En face des côtes hollandaises, les Anglais envoient de vieilles coques en feu vers les navires espagnols qui mouillent pour la nuit. Plusieurs galions sont anéantis. Démoralisée et désespérée, la plus grande armada jamais réunie jusqu’alors se donne vaincue. Les Espagnols battent en retraite. Après la défaite de l’Armada, l’Angleterre s’apprête à devenir une puissance mondiale. Belle illustration d’une lutte de longue haleine, remportée par un « faible » rusé et déterminé, face à un « fort » trop sûr de lui.
Caroline Fel
Source : http://www.arte.tv/fr/connaissance-decouverte/aventure-humaine/Le-fabuleux-destin-des-inventions/Feu-sur-l-armada-espagnole/737616,CmC=737618.html (émission diffusée le 22 janvier 2005 à 20h45).