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Le château de Barbe-Bleue 1

Publié le 16 décembre 2008 par Porky

24 mai 1918 : création à l’opéra de Budapest du Château de Barbe-Bleue, œuvre de Béla Bartok.

La Barbe-Bleue : sans doute le conte le plus connu de Perrault et celui qui se laisse le moins oublier. Il faut dire aussi qu’il a de quoi hanter les mémoires : un vrai film d’horreur. Ca démarre doucement, lentement, avec une situation tout ce qu’il y a de plus normale et banale (un couple vu dans sa vie quotidienne, avec vaisselle, meubles, belle-sœur, beaux-frères etc.) et puis la terreur surgit, et ne vous lâche plus jusqu’à la fin. On a beau savoir que l’héroïne ne subira pas le sort des autres épouses, on tremble quand même pour elle et avec elle, jusqu’au dénouement qui la libérera du monstre qu’elle a épousé. Finalement, John Carpenter n’a pas fait mieux avec son Halloween, la nuit des masques.

Car tel apparaît bien Barbe-Bleue dans le conte : un monstre. Un ogre surgi des temps immémoriaux, prêt à tuer celle qui lui désobéira. Faut-il voir dans le fameux et sinistre Gilles de Rais le modèle de la Barbe-Bleue ? Peut-être, disent certains critiques ; sûrement pas, disent d’autres. Quelle importance ? Barbe-Bleue appartient au domaine du mythe et, par cette caractéristique, se voit donc livré à de multiples interprétations.

Bien sûr, la psychanalyse n’a pas manqué de se pencher sur cette histoire : la clef du mari ouvre la porte du « petit cabinet de l’appartement bas » ; l’épouse désobéissante entrant dans cette pièce découvre des cadavres pleins de sang. Une clef, une serrure, une porte qui s’ouvre, du sang. Il ne faut pas être grand clerc pour décoder le symbole : le phallus de l’époux perce l’hymen de la jeune épousée : voilà de quoi satisfaire les freudiens. De toutes façons, c’est bel et bien une histoire de couple, et dans toute histoire de couple, il y a cette… péripétie.

Si Perrault, en 1695, n’avait aucune idée de la psychanalyse, il était cependant au fait de la tradition littéraire bien ancrée dans son temps qui consistait à raconter, à travers des contes à première vue anodins, des histoires beaucoup plus crues d’où la sexualité était naturellement loin d’être absente. Barbe-Bleue ne fait pas exception à la règle. Certes, les auteurs du 17ème siècle ignoraient l’inconscient, mais ils savaient parfaitement manier le symbolisme de la métaphore et filer cette dernière sur tout un conte, laissant le lecteur libre de choisir son niveau de lecture.

Imagine-t-on cette histoire devenir un livret d’opéra ? Impossible. Trop violente, trop sanguinaire, trop sadique, du moins dans sa version originale. La montrer telle quelle était impensable. Pourtant, un certain nombre de compositeurs s’y attaquèrent malgré tout, tant à la fin du 18ème qu’au 19ème siècle, en y apportant des variantes et des modifications plus ou moins importantes. A part celui d’Offenbach, aucun des avatars musicaux du conte n’a réellement surnagé. Il faut dire que la musique de cet opéra bouffe, brillante s’il en est, n’invite guère à l’horreur et au sérieux, surtout quand on sait que l’épouse se prénomme Boulotte et qu’il y a, entre autres personnages, un certain roi Bobèche… Bref, on l’aura compris, ce Barbe-Bleue ne se prend pas un instant au sérieux, d’où peut-être, le fait qu’il n’ait pas, comme ses confrères, sombré dans l’oubli.

Le conte de Perrault inspirera cependant Maeterlinck qui, en 1902, écrira Ariane et Barbe-Bleue, œuvre qui deviendra par la suite un opéra grâce à Paul Dukas qui mettra cette pièce en musique. C’est à cette œuvre que se réfèrera le librettiste du Château de Barbe-Bleue, Béla Balázs qui travaillera en collaboration avec Béla Bartok.

Le début du vingtième siècle voit surgir un regain d’intérêt pour le thème de Barbe-Bleue. Ariane et Barbe-Bleue est une réécriture du vieux conte et au mythe de l’ogre tuant ses femmes vient se greffer un second mythe, celui de l’Ariane antique, celle qui donna à Thésée le moyen de ressortir du labyrinthe de Cnossos après avoir tué le Minotaure et participa ainsi avec lui à libérer la Grèce d’un tribut annuel de victimes. L’Ariane de Maeterlinck et de Dukas est la figure même de la libératrice, celle qui veut sauver ses sœurs, épouses successives de Barbe Bleue. Plus libre que l’héroïne antique qui se laisse abandonner sur l’île de Naxos et ne fait que pleurnicher, cette Ariane érige en devoir la désobéissance face à l’homme, face au mari. Par sa volonté, elle parvient à ouvrir les portes derrière lesquelles sont emprisonnées les autres femmes ; mais déception : les femmes ne veulent pas être libres, elles aiment leur esclavage et refusent de partir alors qu’on leur ouvre la porte de leur prison. Totalement aliénées, elles représentent ce que dénonce Maeterlinck dans sa pièce : l’attitude de soumission ancestrale de la femme à l’homme. Ariane est généreuse envers Barbe-Bleue, réduit à un rôle insignifiant, mais elle ne semble pas vraiment l’aimer, ce qui empêche l’œuvre d’avoir une réelle profondeur. Elle n’a pas à lutter contre elle-même et finalement, le drame tourne court.

Le livret de Béla Balázs emprunte certains éléments à la pièce de Maeterlinck : d’abord, les femmes ne sont pas mortes, elles sont également séquestrées. Ensuite, le rôle prédominant est donné à la dernière épouse, nommée ici Judith. Enfin, cette dernière tente, elle aussi, de faire la lumière sur Barbe-Bleue. Mais le drame est autrement poignant, car il est avant tout question d’amour et de connaissance de l’autre, éléments absents du conte de Maeterlinck. Chez ce dernier, l’image finale était celle d’une Ariane triomphante et d’un Barbe-Bleue humilié, vaincu. Rien de cela dans Le château de Barbe-Bleue. Personne n’est vainqueur, ni lui, ni elle, ni l’amour, ni le couple. Et Barbe-Bleue n’est plus un monstre : c’est un être profondément humain, tendre, doux, et dont les prières de plus en plus pressantes mettent en valeur l’indiscrétion et l’avidité de la quête de Judith. Aucun féminisme dans ce livret ; mais une tragédie où l’amour se détruit lui-même après s’être exalté, comme par une fatalité inhérente à lui-même. C’est la simple tragédie des rapports homme / femme.

C’est aussi, paradoxalement, la tragédie de la lumière et de la connaissance. Judith veut faire entrer la lumière dans le château de Barbe-Bleue ; cette maison qui pleure, qui gémit, qui souffre, c’est bien sûr l’âme du prince. Grande preuve d’amour et de générosité que de vouloir apaiser les souffrances de celui qu’on aime, faire entrer joie et bonheur là où ne règne que la tristesse. Mais Judith va se prendre au piège de la connaissance : en ouvrant les portes, elle va entamer un processus de dévoilement de la personnalité de son mari ; sa quête de l’autre va devenir trop exigeante, trop indiscrète. Elle va prendre le pas sur l’amour, qui en était pourtant à l’origine et ce sera la catastrophe. Barbe-Bleue est mis à nu par étapes successives. Démarche qu’il refusera d’abord, puis qu’il acceptera, qu’il souhaitera même quand il croira à la possibilité d’une totale communion amoureuse, mais qu’il finira par subir comme une sorte de viol de son moi le plus intime. Le drame est d’autant plus terrible que le héros pressent malgré tout que l’ouverture des portes aura une issue tragique.

Ces portes cachent des spectacles d’épouvante mais que l’amour de la jeune femme réussit à transfigurer. Aussi Barbe-Bleue l’invite-t-il alors d’une façon plus pressante à ouvrir les autres portes, celles qui dissimulent ses trésors de tendresse, les richesses de son monde intérieur. L’ouverture des deux dernières portes achève de donner du prince un portrait splendide : c’est d’abord le lac de larmes, symbole des souffrances sans bornes du héros et qu’il voulait, par pudeur, cacher à Judith. Et puis les trois premières femmes, toujours vivantes dans la fidélité du souvenir, devant lesquelles Barbe-Bleue tombe à genoux. C’est leur amour qui a permis au prince d’être ce qu’il est, de bâtir et d’épanouir sa personnalité. Ainsi Barbe-Bleue ne renie-t-il rien de ce qu’il a fait, de ce qu’il est ; il a un passé, comme tout le monde, ni pire ni meilleur que celui de n’importe quel homme au monde.

Quant à Judith, mue au début par la toute puissance de l’amour qui lui commande d’ouvrir les portes afin de libérer l’être aimé de sa souffrance, elle ne résiste pas au désir de plus en plus puissant de vouloir connaître l’autre jusque dans les moindres recoins de son âme. Barbe-Bleue, à la cinquième porte, la supplie de renoncer à son parcours initiatique ; mais elle ne peut plus reculer. Et lorsqu’elle voit paraître les trois autres femmes, elle comprend tout à coup qu’elle vient de perdre l’amour de son époux et qu’elle ne sera désormais plus qu’un souvenir, comme les précédentes épouses. L’amour n’est plus possible quand l’autre s’est introduit trop loin, et par effraction, dans les replis les plus intimes de vos souvenirs. Mais Barbe-Bleue n’en renie pas pour autant son amour pour Judith. Il la pare splendidement, en remerciement de tout ce qu’elle lui a apporté. Leur amour n’a certes pas duré longtemps, mais ils ont vécu plus pleinement et plus intensément. Au fond, tout n’est pas négatif dans l’amour, même s’il doit immanquablement mourir un jour : telle est la leçon du Château de Barbe-Bleue.

L’opéra ne comporte qu’un acte et ne dure qu’une heure. Mais c’est une heure de constante tension. L’action a été resserrée au maximum ce qui permet une concentration d’énergie dramatique exceptionnelle. Tout se lézarde et s’écroule avec une rapidité effrayante ce qui met en valeur l’impression que le couple est totalement impuissant à résister plus d’un instant aux forces qui cherchent à le détruire. Vouloir connaître intégralement l’être aimé est quelque chose de naturel, mais qui se révèle dangereux, et mortel. En progressant à tâtons, comme une somnambule, dans le château de Barbe-Bleue, Judith met de plus en plus en péril non seulement son couple, mais l’amour de Barbe-Bleue pour elle et la possibilité d’être heureuse avec son mari. Cela voudrait-il dire que l’amour ne peut vivre que dans l’ignorance, l’aveuglement ? Peut-être. Mais peut-il s’accommoder indéfiniment de cette ignorance ? On retiendra aussi de cette histoire cette vérité mélancolique : l’amour ne s’épanouit que le temps d’une illusion, ou lorsqu’il est illusion ; et de toute façon, il n’est que précarité…

ARGUMENT : Le prologue explique, pendant le lever du rideau, qu’une très vieille et mystérieuse histoire va être contée. Puis il disparaît, laissant la place à Barbe-Bleue qui introduit Judith, sa nouvelle épouse, dans sa demeure.

Judith est vivement impressionnée par les lieux mais rassure son mari : elle a tout quitté pour l’épouser, sa famille, son fiancé ; elle l’aime, elle ne le reniera pas. Barbe-Bleue ordonne alors que soient fermées les portes extérieures du palais. Judith regarde autour d’elle : l’humidité, l’obscurité, la tristesse des lieux l’oppressent mais elle affirme vouloir faire entrer la lumière dans cette maison. Elle aperçoit alors les sept portes intérieures, toutes fermées à clef.

Désirant ouvrir la première porte, elle supplie Barbe-Bleue de lui en donner la clef, ce qu’il fait. Elle ouvre. Une lumière rouge sang éclaire tout à coup la salle où ils se trouvent. Judith décrit les objets qu’elle voit, des chaînes, des poignards, des pieux ; la vue du sang l’horrifie. C’est la chambre des tortures. Mais elle se reprend : son action ne peut être que bénéfique puisque la lumière éclaire l’intérieur où elle doit vivre. Elle demande les autres clefs.

Deuxième porte : La luminosité rouge de la scène devient encore plus forte ; l’ouverture de la porte découvre la salle d’armes. Là encore, du sang, partout. Judith commence à s’y habituer et n’est plus effrayée. Barbe-Bleue tente de lui résister mais cède enfin à ses désirs : il lui remet les trois clefs suivantes, en exigeant qu’elle ne pose pas de questions.

Troisième porte : La lumière qui inonde la salle n’est plus rouge, mais dorée. C’est la salle des trésors. Judith y pénètre un instant et ressort avec un manteau d’apparat et des bijoux. Mais ces derniers sont maculés de sang ce qui diminue fortement l’admiration de la jeune femme.

Quatrième porte : Elle s’ouvre sur un magnifique jardin, plein de rosiers en fleurs ; mais Judith aperçoit du sang au pied des arbustes. Barbe-Bleue parait ne rien entendre et presse sa femme d’ouvrir la cinquième porte.

Cinquième porte : Déluge de lumière : éblouie par cette clarté, Judith ne voit rien. C’est Barbe-Bleue qui lui décrit le contenu de la salle. Il s’agit simplement de son empire. Mais cela laisse Judith indifférente. Elle constate une fois de plus, désabusée cette fois, la présence du sang projetée par les nuages. Barbe-Bleue lui fait remarquer que la lumière a totalement envahi la demeure : sa femme doit arrêter à cette porte son enquête. Mais Judith insiste, éperdument. Barbe-Bleue lui tend la clef de la sixième porte.

Sixième porte : L’obscurité tombe sur la salle alors que Judith ouvre la sixième porte : C’est une vallée de larmes que contient la pièce. Les époux la contemplent, figés. Ils s’embrassent néanmoins et Judith demande quelles sont les femmes que son mari a aimées avant elle. Barbe-Bleue ne veut pas répondre ; Judith s’emporte, dévoile soudain le fond de sa pensée : ce sang présent derrière chaque porte, c’est celui des femmes assassinées. Et elles se trouvent là, mortes, dans la septième salle. Barbe-Bleue lui tend alors la dernière clef.

Septième porte : De la pièce dont Judith vient d’ouvrir la porte sortent les trois épouses précédentes du prince ; elles sont vivantes et richement parées. Judith n’en croit pas ses yeux. Barbe-Bleue chante un hymne à leur gloire puis elles s’en retournent sans avoir dit un mot. Judith comprend que son sort va être de les suivre ; elle tente de résister, en vain. Barbe-Bleue la pare des bijoux et du manteau venant de la troisième salle. Silencieusement, Judith pénètre dans la septième pièce. L’obscurité croît de nouveau et Barbe-Bleue disparaît dans les ténèbres.

VIDEO 1 : L’arrivée au château – Elizabeth Laurence (Judith)

VIDEO 2 : La première porte (la chambre des tortures) – Silvia Sass (Judith) 

 

 


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