Le « non » irlandais (Alain de Benoist, 14 juin 2008, Junge Freiheit)
En 1987, un citoyen irlandais nommé Raymond Crotty avait fait valoir devant la Cour
suprême de son pays qu’étant donné que toute modification des traités européens exigeait un
amendement à la Constitution irlandaise, et que tout amendement à cette Constitution devait
être approuvé par référendum, il en résultait nécessairement que tout changement d’un traité
européen devait être lui aussi être approuvé par référendum. La Cour suprême lui avait donné
raison. C’est donc grâce à Raymond Crotty que les Irlandais ont pu, le 12 juin, se prononcer
sur le traité de Lisbonne. Avec le résultat que l’on connaît : 53,8 % pour le « non ».
L’histoire retiendra donc que le seul peuple qui a pu s’exprimer directement sur le traité de
Lisbonne a dit « non ». Mais elle retiendra surtout que les autres peuples s’en sont vu dénier la
possibilité, alors que les sondages ont révélé que 75 % des Européens auraient voulu pouvoir
le faire.
Les causes du refus que les Irlandais ont opposé à un texte jugé « incompréhensible » sont
évidemment multiples. Les préoccupations liées à l’immigration ont joué un rôle, tout comme
celles concernant l’agriculture, le chômage ou l’avenir des services publics. Les Irlandais
tiennent en outre beaucoup à la neutralité de leur pays, effective depuis la proclamation de la
République en 1937 (ils ne sont pas membres de l’OTAN) et craignent une obligation
d’augmenter les dépenses militaires dans le cadre européen et de participer éventuellement à
des guerres lointaines, comme celle qui se déroule aujourd’hui en Afghanistan. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle, afin de ne pas conforter les Irlandais dans leurs craintes, le
Livre blanc sur la défense et la sécurité définissant les grandes orientations stratégiques de la
France pour les quinze prochaines années n’a pas été rendu public avant le 12 juin !
« C’est une immense déception », a déclaré le Taoiseach (Premier ministre) irlandais Brian
Cowen, qui n’en a pas moins reconnu que « le peuple s’est prononcé ». « Les peuples refusent
de se laisser dissoudre dans une Europe à la fois technocratique et antisociale », a constaté,
plus réaliste, l’ancien ministre français de la Défense Jean-Pierre Chevènement.
Que va-t-il se passer maintenant ? Nous l’avons déjà dit (JF, 6 juin) : tout va être fait pour
ne pas tenir compte du vote des Irlandais, dont on assure déjà un peu partout qu’il n’est pas un
obstacle « insurmontable ». Au Parlement européen, dès février dernier, 499 députés avaient
déjà voté contre une motion promettant simplement de tenir compte du référendum irlandais !
Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, dans une déclaration conjointe, ont donc tout
naturellement appelé à poursuivre le processus de ratification. On leur dit d’arrêter, donc ils
continuent ! Simultanément, certains pensent déjà à négocier avec l’Irlande des dérogations
(opt-out) sur certains points – comme on l’avait fait avec le Danemark lorsque celui-ci avait
en 1992 rejeté le traité de Maestricht – avec l’intention avouée de faire repasser les Irlandais
aux urnes sur la base d’un texte « aménagé ». Mais qui garantit que les Irlandais accepteront
de revoter et, s’ils le font, qu’ils modifieront leur vote comme ils l’avaient fait en octobre
2002 à propos du traité de Nice ? Que se passerait-il s’ils disaient à nouveau « non » ?
Dans l’immédiat, il est clair que l’Union européenne se trouvé en réalité confrontée à une
nouvelle crise de grande ampleur, et que celle-ci va peser lourdement sur la présidence
française, qui doit entrer en vigueur le 1er juillet et apparaît d’ores et déjà comme la première
victime du vote irlandais. Le Luxembourg a été le premier à dire que le traité de Lisbonne ne
pourra pas entrer en vigueur au 1er janvier prochain. La République tchèque, présidée par
l’eurosceptique Vaclav Klaus, pense même qu’il est mort-né.
Le Français Nicolas Dupont-Aignan n’a pas eu tort de déclarer que « les Irlandais
aujourd’hui, comme les Français et les Néerlandais en 2005, ne sont pas hostiles à l’Europe ».
L’opposition au traité de Lisbonne n’est pas en effet seulement le fait des « souverainistes »,
hostiles à toute forme de supranationalité. Elle provient aussi de ceux qui ont beaucoup espéré
de l’Europe, et qui croient même toujours à la nécessité d’une Europe politiquement unifiée,
mais qui constatent que l’Union européenne, présentée comme une solution pendant des
décennies, est aujourd’hui devenue un problème.
Ces derniers veulent une Europe qui soit à la fois une puissance autonome et un creuset de
culture et de civilisation capable de jouer un rôle de régulation par rapport au processus de
globalisation dans un monde resté multipolaire. Ils constatent que l’Union européenne,
soumise à une idéologie purement fonctionnaliste, ne s’est dotée d’aucune souveraineté
politique, économique ou militaire, qu’elle est incapable de mettre en oeuvre une politique
indépendante et qu’elle se pose de plus en plus en simple zone de libre-échange alignée sur
Washington. Ils veulent une Europe qui soit à l’écoute des peuples et qui les protège. Ils ont
une Union européenne sans légitimité démocratique, qui interdit aux peuples de s’exprimer,
les rend plus vulnérables et adhère sans aucune esprit critique à un système néolibéral qui les
réduit à l’état de marchandises.
Le grand enseignement du vote irlandais est qu’il révèle une fois de plus l’ampleur
significative du fossé qui sépare le peuple de la classe politico-médiatique toutes tendances
confondues. Comme en France en mai 2005, non seulement le gouvernement de Brian
Cowen, mais tous les grands partis de droite et de gauche, ainsi que tous les grands syndicats
liés aux partis, s’étaient prononcés en Irlande pour le « oui ». Et pourtant, ce sont les partisans
du « non » qui l’ont emporté.
Mais il y a aussi d’autres leçons à en tirer. La première tient dans le constat que le vote
d’un petit peuple de quatre millions d’habitants (moins de 1 % de la population européenne) a
suffi à bloquer l’imposante machine bruxelloise. Il est vrai que le peuple irlandais a résisté
pendant sept siècles à la puissance anglaise ! C’est la métaphore du grain de sable. L’autre
leçon, c’est qu’en Irlande voici quelque jours, toujours comme en France en 2005, un « non
de droite » n’aurait pas été plus capable de l’emporter à lui seul qu’un « non de gauche ». La
victoire du « non » n’a été rendue possible que par l’addition des refus de droite et des refus
de gauche. C’est une consécration supplémentaire des nouveaux clivages transversaux qui
tendent aujourd’hui, sur un nombre croissant de problèmes, à se substituer au vieux clivage
droite-gauche.