Sadr City piétine dans les eaux pestilentielles. Les pluies de l'hiver ont fait déborder les égouts. Les canalisations n'avaient pas été entretenues depuis des lustres. Les combats du printemps dernier entre l'armée américaine et les miliciens de l'armée du Mehdi de Moqtada al-Sadr leur ont donné le coup de grâce. Les eaux puantes débordent sur les chaussées et transforment le quartier en marécage nauséabond.
Le sergent MacDonald était de ceux-là, sans cesse sous le feu des miliciens. « On a eu de la chance, notre peloton n'a pas perdu d'hommes. Mais on a quand même laissé 20 millions de dollars de matériel. Deux chars Abrams, détruits, brûlés. Le premier par un EFP [mine improvisée capable de percer les blindages] et le second par un RPG [lance-roquettes à double tête explosive]. Chaque fois, le réservoir de carburant a été touché et le feu a pris aux munitions. »
Aujourd'hui, le sergent est fatigué. « C'est déjà ma quatrième rotation en Irak », soupire-t-il dans sa moustache. Et pourtant, cette fois-ci, cela n'a rien à voir avec son précédent séjour. « On était au nord de Baakouba, dans la province de Diyala. Il y avait des tueries tout le temps. Je me souviens, notre dernier jour, on a fait le tour du secteur avec les mecs qui devaient nous remplacer, pour leur présenter le coin. Au bord d'une route, on a trouvé des sacs-poubelle. On s'est approchés lentement, et là on a vu qu'ils étaient pleins de têtes ! » Le sergent pousse un juron. « On a appelé les flics irakiens pour leur demander de venir nettoyer tout ça... »
A Sadr City, l'argent de la reconstruction coule désormais à flots. Trop longtemps délaissé, le quartier voit enfin arriver les milliards. Armée américaine et gouvernement irakien ont compris que la popularité du rebelle chiite Moqtada al-Sadr se nourrissait de ce terreau de misère. Ils tentent, finalement, d'y remédier. « Mais ils sont où, ces milliards ? s'emporte Tarek, commerçant chiite du marché de Jamila, en désignant autour de lui les amas d'immondices. Pouvez-vous m'expliquer pourquoi on n'a toujours pas d'électricité ? Pourquoi notre eau est polluée et rend nos enfants malades ? Pourquoi ces rues sont toujours aussi sales ? Tout cela, c'est à cause de la corruption du gouvernement. Maliki prend les milliards et il reste enfermé dans son palais ! » « Je vais vous dire , dit-il encore en baissant la voix, sur le ton de la confidence. Saddam, on le détestait mais, à l'époque, c'était quand même mieux. Au moins, le pays fonctionnait. Aujourd'hui, c'est seulement le chaos... »
Le chaos, Cheikh Mohamed en est protégé. Il a le ventre gras sous sa dish-dasha blanche, le sourire obséquieux sous une barbe rase. Cet opportuniste a parfaitement compris tout ce qu'il peut gagner à se faire l'intermédiaire entre les forces américaines et la population. Il s'est imposé comme le protecteur des marchands du souk de Jamila, et il tente de déboulonner le conseil municipal mis en place par les Américains au début de l'occupation. « Ce ne sont que des débauchés ! Le jour, ils se la jouent bien pieux, propres sur eux, mais si vous allez à la municipalité la nuit, vous verrez que ce n'est qu'un night-club ! Tous les membres du conseil passent leurs soirées à boire avec des filles ! » L'argument semble toucher les officiers américains. Sans vouloir imposer leur puritanisme anglo-saxon aux Irakiens, ils admettent qu'ils ne sont pas satisfaits des performances du conseil municipal. Résultat, c'est décidé, Cheikh Mohamed sera probablement leur poulain local pour les élections provinciales qui se tiendront fin janvier. Reste à lui donner l'argent pour qu'il puisse se rendre populaire. « On aime beaucoup ce que vous faites , lui confie un capitaine américain chargé des actions civilo-militaires, mais ce serait plus facile si vous vous transformiez en ONG. On pourrait plus facilement débloquer des fonds...-Pas de problème », répond le cheikh avec une vigoureuse poignée de main. La politique, poursuite de la guerre par d'autres moyens...
Un improbable Big Ben
Changement de lieu. Changement de milieu. Le quartier d'Adhamiya est le coeur sunnite de Bagdad. Lovées dans un méandre du Tigre, les villas de la vieille élite irakienne et les restaurants à masgoufs, les fameuses carpes grillées du fleuve. Et, comme partout dans Bagdad, des kilomètres de murs antidéflagrants qui zigzaguent le long des routes. Très endommagée par les combats, la mosquée Abou Hanifa a été reconstruite grâce à l'argent des fidèles. Le trou béant causé par un obus de char dans le minaret a été comblé par une horloge géante, donnant à la construction islamique l'allure d'un improbable Big Ben égaré dans Bagdad. Derrière la mosquée, dans un petit cimetière enclavé, reposent nombre de « martyrs de la résistance », dont plusieurs dizaines de combattants étrangers.
Querelles de clocher. Le quartier n'est toujours pas sûr. Alors, pour leur réunion hebdomadaire, la trentaine de membres du conseil municipal se retrouvent dans la base américaine de War Eagle. Pour faire couleur locale, l'armée américaine a cloué aux murs de la salle de réunion des tapis de prière en acrylique. Les débats commencent sereinement. Très vite, ils achoppent sur les sempiternels problèmes de services-eau, électricité, voirie. Les esprits s'échauffent avec des querelles clochemerlesques sur la gestion de groupes électrogènes de quartier.
Puis vient la question des réfugiés. Les chiites, surreprésentés dans le conseil de ce quartier largement sunnite, ne veulent pas que les sunnites reviennent dans leurs maisons. « Ils n'ont qu'à aller voir le ministère des Réfugiés », recommandent les élus chiites sur un ton qui les inviterait plutôt à aller au diable.
Agir, c'est le métier du capitaine Chris Bowen. C'est l'un des plus jeunes de toute l'armée américaine : il a tout juste 25 ans. Mais il en est déjà à sa seconde rotation en Irak. L'expérience lui a vite forgé le caractère, même s'il garde des tics et un langage d'adolescent. Ce soir, le capitaine dirige un peloton de l'Attack Company. Au programme, une patrouille conjointe avec la police irakienne, un corps qui a du mal à gagner la confiance des militaires américains, qui jugent les policiers irakiens globalement corrompus et infiltrés par les milices. Ce genre de patrouilles conjointes est une façon de garder le contact et de rétablir la confiance. Arrivé au poste, le jeune capitaine s'entend dire que la police n'a aucun effectif à mettre à disposition. Puis, dans son oreillette, il reçoit le message qu'un IED, une mine de bord de route, vient d'éclater à un carrefour voisin. Pas de victimes, mais un tuyau de 1 mètre de diamètre qui fournit en eau le quartier de Rusafa, soit la moitié orientale de Bagdad, est percé. Sur place, il constate que l'eau se répand par gros bouillons et inonde un tunnel routier voisin. « Nous devons considérer cela comme une attaque majeure contre les infrastructures irakiennes », dit le jeune capitaine américain, crachant son tabac à chiquer et ponctuant sa phrase d'un « mother fucker ! ». L'alimentation en eau est coupée dans plusieurs quartiers. Les réparations prendront trois jours.
Le lendemain, nouvelle affaire. L'Attack Company a eu vent d'une affichette qui est apparue sur les murs d'un quartier. « Avertissement aux espions des infidèles et à leurs serviteurs », dit le tract, qui menace de mort les Irakiens qui travaillent pour les Américains ou le gouvernement. Le document est plein de fautes d'orthographe mais il est pris très au sérieux. Le capitaine Bowen arrête son convoi de Humvees à un premier check-point tenu par les Fils de l'Irak, ces miliciens créés par les Américains pour assurer la garde des quartiers. « Hé, les mecs, vous avez remarqué quelque chose ?-Rien de spécial , répondent les vigiles. Tout va bien dans le coin.-Et ça, ça vous dit rien ? réplique l'officier américain en sortant de sa poche l'affichette de menaces. -Ah ça... Oh oui, on l'avait vu. Mais on ne sait pas d'où ça vient », répond le chef du check-point irakien.
Un chef de milice apeuré
Le capitaine décide d'aller parler de ces affichettes à Abou Ahmad, le chef des miliciens du secteur. Il sonne pendant une dizaine de minutes au portail de sa maison. Pas de réponse. « Il a été menacé plein de fois, il doit être planqué dans un coin avec son kalach », explique le capitaine. Il est presque minuit, l'officier en a assez d'attendre. Eclairé par les torches de ses hommes, un pistolet dans une main, il escalade le mur d'enceinte et s'apprête à enfoncer la porte de la maison. Abou Ahmad finit par paraître, apeuré, dans le halo des projecteurs attachés aux fusils des soldats. Ce chef de milice contrôle 72 hommes, payés jusqu'à récemment par les Américains, aujourd'hui par le gouvernement de Bagdad.
Il s'excuse platement en faisant entrer l'escouade chez lui. A l'étage, des enfants pleurent. « Pardonnez-moi, je dormais. Je vous en prie, asseyez-vous. » Le jeune capitaine va droit au but. Ces affichettes de menaces, combien y en a-t-il eu ? Où, quand sont-elles apparues ? « Seulement trois, entre 8 heures et 8 h 15 hier soir, dans la rue 52, juste derrière. » Abou Ahmad s'efforce de sourire. Il donne des réponses aussi précises que possible. Mais il a peur. « Je ne pense pas que ce soit très important, je crois que ce sont des gamins de Sadr City qui ont fait ça.-Ecoutez , l'interrompt Bowen en prenant le ton des shérifs dans les westerns. Il y a ces affichettes. Il y a eu l'explosion contre le tuyau d'eau, hier soir. Et puis il y a toutes nos informations qui nous disent que des gens dont on espérait qu'ils avaient disparu du quartier sont de retour. J'aime pas ça. Pas du tout. » L'escouade quitte la maison alors qu'à l'étage les enfants pleurent encore. Ainsi va la guerre au quotidien en Irak. Avec une interrogation : les troupes américaines seront-elles en mesure de se retirer d'ici à 2011, comme le préconise Barack Obama ? Le pari est hasardeux...
Source du texte : LE POINT.FR