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Pulque, toros y carnaval. Temps et espace au Mexique, par Dominique Fournier

Publié le 19 décembre 2008 par Slal


Qu'est-ce qui nous attire au Mexique ? Les gens, les paysages, la gastronomie, l'histoire, les légendes ? Tout cela à la fois bien sûr, mais sans doute aussi une part de mystère que n'effacera jamais le soleil cru du haut plateau central. Aussi loin que l'on puisse remonter, il apparaît que les habitants de ces contrées ont choisi de vivre comme s'ils appartenaient corps et âme à un univers de frontière, jouissant pleinement de la richesse que procure non la séparation entre deux parties distinctes, mais bien au contraire l'élan syncrétique qui rapproche. Á y regarder de près, et en dépit de toutes les vicissitudes imposées par les siècles, la culture nahua, celle des Toltèques et des Aztèques, expose encore le besoin de l'unité nécessaire qui semble baigner dans une dualité reconnue, transcendée, sans cesse réaffirmée. Le mouvement est irrépressible. Il passe sans coup férir par ces trois éléments bizarres que certains pisse-froids peinent encore à prendre au sérieux.
Le pulque, parce que c'est la nature indigène, la sagesse que l'on tire de la profonde connaissance qu'on en a, en même temps qu'une manière de boire exprimant la folie du désespoir conscient.
Le toro, c'est l'apport d'une histoire naturelle venue de l'ancien monde, l'arme de conquête qu'on se hâte d'intégrer dans son système pour mieux le craindre ou l'adorer.
Le masque, qui illustre l'art du spectacle, c'est la possibilité de passer ostensiblement d'un côté et de l'autre de la frontière en se plongeant dans le confort tranquille de la dissimulation.

Nul hasard dans le fait que, d'après le mythe retranscrit au XVIe siècle par le cosmographe du roi André Thévet dans son Histoyre du Mechique, les dieux choisirent de créer le pulque avant même d'offrir le maïs à l'homme qu'ils venaient de façonner. En y réfléchissant bien, nous aurions agi de même, et privilégié le sacrifice primordial de l'agave (appelé maguey par les Espagnols), robuste, exploitable tout au long de l'année, cette plante qui hésite entre reproduction spontanée et domestication ; puis nous aurions inventé l'octli, ou pulque, la boisson fermentée faiblement alcoolisée mais nutritive, capable de favoriser la communication avec les dieux, et la discussion entre les hommes. Et si quelqu'un d'entre nous s'était senti aussi hardi que les Aztèques, les derniers arrivants sur les terres semi-arides du plateau central, il aurait également prétendu être le découvreur de ce liquide étrange dont les peuples autochtones usaient pourtant depuis des siècles pour leur plus grand plaisir.

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Mayahuel et le buveur de pulque autour de la jarre sacrificielle. Codex Vaticanus B, pl. 56

Quelle meilleure façon de légitimer ses prétentions sur un territoire convoité que d'associer son image au seul végétal qui impose sa présence majestueuse dans des paysages infinis ? Qui, durant une dizaine d'années au moins, croît insensible aux errements du climat. Et qui, une fois sa feuille centrale arrachée (meyollotl, le « cœur du maguey »), offre deux fois par jour sa sève à qui veut la prendre, avant de se dessécher au bout de quatre à six mois ? Avec l'agave sacré, noblement incarné au cœur du panthéon aztèque par Mayahuel, la déesse aux tétons innombrables, voici que s'apaise quelque peu la virulence des contraintes du temps et de l'espace. Avec les pulques généreux, à la fois disponibles et divers, blanchâtres et baveux, adorés sous l'invocation virile des Quatre-cents Lapins, voici que les humbles familles paysannes disposent d'un complément vitaminique et calorique nécessaire à leur régime alimentaire tout juste équilibré, et que l'homme de l'altiplano, avide de substances propres à lui faire supporter l'âpreté de la vie, trouve à se réjouir au cours de libations supposées modérées (en public au moins, et ... en principe). Maguey et pulque, couple indissociable, principes conjoints du féminin et du masculin, plante guerrière et solaire que protègent mille dards acérés, sang ou sperme recueilli au creux d'un réceptacle lunaire, intimité étroite devenue symbole du sacrifice qui fait vivre le monde, vous n'attendiez au fond que l'arrivée du taureau pour affirmer un peu plus votre fonction identitaire !

Car le lourd bovin venu des contrées ibériques ne tarda pas à devenir le représentant emblématique et le gardien d'une nature importée. N'était-il pas à l'origine une curiosité pour des Mexicains limitant leur usage des animaux domestiques aux seuls dindon et petit chien à poil ras ? Ne représentait-il pas une forme de danger létal, avec ses cornes effilées et son imposante stature, plutôt qu'un fournisseur de viande virtuel pour des populations bien peu carnivores ? Un ennemi donc, mais à l'instar des prisonniers étrangers d'antan destinés à la pierre du sacrifice, potentiellement riche d'éléments positifs. Comment s'étonner alors que, six ou sept ans après la chute de Tenochtitlan intervenue en 1521, les conquistadors choisirent la place publique pour ritualiser l'opposition d'un cavalier et d'un taureau ? Il s'agissait pour eux de marquer les esprits autochtones en leur faisant découvrir un type de sacrifice différent. Mais s'il fut aussi rapide que réel, le succès obtenu s'apparenta plutôt à une victoire à la Pyrrhus puisque, un siècle plus tard, on ne s'étonna guère lorsque des indiens finirent par se retrancher les armes à la main dans leur montagne afin de s'opposer à un bataillon lancé contre eux par leur maire et leur curé qui prétendaient les empêcher d'organiser à leur manière une fête de taureaux prévue le dimanche. Et qu'il se trouva des lettrés européens pour s'interroger sur l'intérêt stratégique de maintenir les spectacles taurins « à l'espagnole » en un temps où los toros faisaient désormais partie intégrante de la culture indigène. Difficile de comprendre cet engouement si l'on se contente de la simple lecture des vicissitudes paradoxales de l'introduction du taureau dans le paysage mexicain. Ici comme en Espagne, les « toros » étaient restés un élément majeur du théâtre par lequel le pouvoir royal se donnait à voir, confirmait les statuts sociaux du moment, prescrivait ses valeurs. Et imposait la participation emplumée et musicale d'indigènes plus ou moins consentants, éléments jugés nécessaires, subalternes à la fois que décoratifs. Une façon comme une autre de redessiner à sa manière le décorum imprescriptible des sacrifices humains mexica. Mais dans le même temps, le colon veilla à perdre le contrôle du taureau-victime ainsi voué à imposer son errance dans les champs cultivés, au bord des ravins, jusqu'au cœur des terres sauvages. Les autochtones, troublés par un destructeur de récoltes abandonné à ses instincts, un animal passé maître de l'atmosphère nocturne de l'entrelacs culturel, se virent contraints de réclamer au vice-roi Mendoza le droit inédit d'enclore leurs biens, contribuant à regret au processus de dépossession de leur propre territoire.

Juste retour des choses, l'échappée se révéla néanmoins trop belle pour ce symbole de la domestication ambiguë, emblème habituel de la puissance génésique et énergétique, apport de l'agriculture nouvelle, vecteur de richesses insoupçonnées, confiné en troupeaux ici, solitaire là. Le fantasme du taureau trouva en effet refuge au plus profond des grottes incertaines, c'est-à-dire dans la matrice du monde. Une aubaine pour l'animal soucieux de fausser compagnie aux Espagnols, et participer de l'imaginaire foisonnant d'indiens trop heureux de se l'approprier ! Devenu avatar d'un diable partagé de bon gré, le taureau s'imposa d'autant plus facilement en gardien imprévisible de trésors mystérieux qu'il s'attribuait ainsi l'ambivalence du dieu tout-puissant Tezcatlipoca. Depuis, c'est sous ses oripeaux de fauve cornu qu'il mesure et récompense au besoin la fidélité de l'indigène aux règles culturelles. Mais c'est sous les traits du charro negro, le noir cavalier ibérique, qu'il n'hésite pas à incarner l'esprit du mal si bien connu sous nos propres latitudes. Ah, le plaisir d'être multiple ! Restait à diversifier ses identités zoologiques pour mieux occuper un espace culturel en constante mutation.


Plus vivant que jamais à l'aube du XXe siècle, l'animal se verrait désormais décliné en quatre catégories toujours plus ou moins pertinentes. Il relèverait de la race hispanique élaborée au XVIIIe siècle du côté de Dos Hermanas (Andalousie) dès lors qu'il s'agirait de célébrer la corrida officielle à l'espagnole, la fiesta nacional. Il serait jeune, sans race définie, quand on le ferait intervenir au cours d'une charreada censée exalter la réussite économique récente du monde criollo par l'exposé codifié des techniques originelles de l'élevage bovin. Il représenterait la race hybride, toutes les fois qu'on le réutiliserait pour le monter au cours de jaripeos campagnards, fêtes de fin de moissons à l'origine, chaotiques et encore parodiques. Et parfois si sanglantes que certains religieux crurent y discerner une forme d'autosacrifice. Enfin, il resterait masque, humain, tellement indien, à l'heure fervente où une communauté indigène organiserait sa danza del torito afin de mieux transmettre ses conceptions cosmogoniques aux générations en marche. C'est ici que, ramenée de la montagne (le sauvage) au moyen d'une corde (domestication) après une poursuite et une lutte intenses, l'image vivante sera symboliquement sacrifiée au centre du village (socialisation) en présence de la Vierge (religion nouvelle en même temps que déesse-mère) avant que les gardiens du rite répartissent les morceaux de chair entre les représentants des divers quartiers.

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"Jineteo dans la campagne mexicaine". Peinture de F. Alfaro

Ici et là, pendant longtemps, toutes les figures du taureau s'accompagnèrent de la protection du pulque et de la Vierge avant de céder parfois sous les coups de boissons et de raisons résolument ancrées dans la modernité. Car le pulque fut honni et injustement critiqué ; il a été abandonné sans vergogne au point de disparaître pratiquement du paysage culturel mexicain actuel. C'est sans doute pourquoi il ne manque désormais plus de beaux esprits attirés par les effets de la mode pour le redécouvrir en tant qu'élément identitaire digne d'un soutien bien tardif. Pourtant, combien d'entre eux seraient prêts encore à franchir la porte à double-battant d'une pulqueria pour se fondre un instant dans l'atmosphère typique d'un de ces lieux interlopes qui faisaient auparavant le sel des rues de la capitale ? De loin, le pulque ne craint pas de revendiquer haut et fort son évidente profondeur culturelle ; de près, il risquerait fort d'imposer une ethnicité un peu trop prononcée.

Spectacle, fête, sacrifice, expression opportune du sentiment religieux, le Mexique s'est toujours gardé de scruter à la loupe la variété des fils formant la trame d'un tissu parfaitement ajusté que le taureau aussi bien que le pulque se sont appliqués à faire flotter tel un étendard unique dans lequel chaque parti se reconnaîtrait. Associés en matière d'ambiguïté, l'animal et la boisson nous font oublier pour un temps les deux côtés de la frontière, comme lorsque le carnaval bat son plein et que sortent d'autres masques encore. Les masques n'ont-ils pas en effet été créés dans le but d'affirmer tout en dissimulant ? Soi-même bien sûr, mais surtout, très souvent, une vérité étouffante. Sinon, pourquoi les jeunes hommes des campagnes de Tlaxcala et d'ailleurs profiteraient-ils de l'occasion pour défiler et virevolter par les rues en se parant des atours convenus des damas ? Á un âge où il est bon d'exhiber sa masculinité, ne se risquent-ils pas ainsi à exprimer leur désarroi face au rôle majeur joué par le monde féminin dans le processus de régénération du groupe ? Certes, mais en même temps, nos mâles en herbe ne laisseraient à personne d'autre le droit d'agir de la sorte. Où et quand, en dehors de ce temps de l'inversion et de la parodie, pourraient-ils se permettre d'avouer qu'ils ont pris conscience d'un échange nécessaire entre les sexes dont ils ne seraient pas les moteurs, avouer leur frustration ou leur peur d'abandonner un peu du pouvoir dont la nature les a en fait dépourvus. A l'aube de son entrée dans le monde de la fécondité, c'est donc la jeunesse tout entière qui reprend à son compte l'ancestralité des formes ludiques qui rappellent son mandat dans la geste eschatologique locale : en cette période incertaine, il lui revient d'aider les institutions culturelles à prendre le pas sur les diktats de la nature.


Convaincu qu'il ne doit pas se tromper d'ennemi ni de partenaire à ce moment crucial, le carnaval se partage volontiers entre les différents héritages culturels qui s'offrent à lui. Toujours préoccupé de préserver l'essentiel, c'est-à-dire le sens de l'existence que l'hiver avait mis sous l'éteignoir, il parvient tant bien que mal à maintenir sa structure traditionnelle fondée sur le besoin d'une régénération du corps social (pourtant entretenu avec soin par la Fête des Morts à la veille du drame de la bascule annuelle) et d'un équilibre nature/culture revivifié par l'exacerbation d'une dialectique empreinte de violence contrôlée.

Á Tenancingo, dans l'État de Tlaxcala, une succession de rites allégoriques synthétise en une seule journée de carnaval les exigences de la vie de l'homme en société. Le pulque ne manque évidemment pas d'y faire son office, assurant la fluidité du passage entre les divers tableaux, tandis que le taureau (ou les toreros), masque individuel ou construction collective éphémère, se retrouve investi des valeurs les plus expressionnistes. Oui, la boisson doit couler en ce temps de lumière, de bruit et de fureur feinte. Voici le moment où le peuple retrouve la flamme, ose affirmer aux clercs sa capacité à accéder au savoir, à déceler le sens caché des mystères de la nature. Ne sait-il pas élaborer lui aussi les meilleurs pulques, qui sont autant d'indices culturels témoignant de la réussite intellectuelle de l'homme désireux de se libérer de la tutelle exclusive de la nature ? La blanche liqueur se doit de couler au cours du Carnaval pour affirmer le renouveau de la connaissance après la nuit noire de l'hiver.

Oui, le taureau (diable) est là pour accompagner la litanie des événements : car voici qu'aux premières heures de la matinée éclate le lasso des toreros qui oppose sur la place principale des groupes de jeunes hommes issus de quartiers différents, les uns accoutrés de manière anarchique et horrible, les autres revêtus d'un uniforme et de plumes coûteux, tous faisant claquer leur fouet en fibres d'agave, se heurtant parfois et, pourquoi pas, laissant couler quelques gouttes de sang. Contenue dans le temps du rite heureusement limité, une violence de moins en moins contenue s'enivre d'un bruit de tonnerre assourdissant et finit par laisser pantelant l'ensemble de l'assistance. Très vite, l'épisode suivant se met alors en place, qui impose son évidence apaisante dans l'exhibition d'un retour à l'ordre social soutenu par le défilé de jeunes charros aux masques d'Espagnols et aux costumes richement ouvragés.


Plus tard, un couple de vieux novios traditionnels ira par les rues au son d'un violon et d'une guitare pour s'arrêter contre une piécette devant chaque maison qui lui en fera la demande afin de danser et d'interpréter une saynète en langue nahuatl. L'après-midi avançant, une longue théorie de jeunes filles déguisées en majorettes et escortées des charros prend possession du parcours officiel. Elles tiennent à la main une sonnaille et suivent en procession celle qui porte dans ses bras une poupée à l'image de l'enfant-Jésus. Et ce n'est que lorsque la nuit sera bien installée que le toro de feu fera son apparition, courant en tout sens, jouant à effrayer, s'affrontant aux toreros du matin revenus sur la place, avant d'être saisi par l'assemblée des hommes et de terminer sous forme de feu d'artifice pétaradant. Point d'orgue lustral, joyeux, libérateur.

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Tout est propre désormais. La terre est prête à recevoir la pluie fécondante. Libéré du souvenir du chaos primordial par la grâce des mille folies grimaçantes et des virevoltes des danseurs, le village reconnaît sereinement le rôle essentiel des jeunes dans le processus de résurrection. Balayée avec soin au long de l'après-midi, la maison se rassure en revenant à sa fonction première : croître et nourrir. De son côté, la communauté s'est appliquée à mettre en œuvre l'intégralité des symboles rituels dont elle dispose dans cette entreprise : dualité homme-animal, Tezcatlipoca/diable, et les références chrétiennes, et le tonnerre et les sonnailles aztèques comme signe d'eau, et la lutte, et le sang, l'argent pour faciliter la communication, le passage d'un état à un autre. Les temps qui s'interpénètrent, jusqu'à l'actualité la plus prosaïque (des diables travestis en héros de dessins télévisés). Tout est bon pour que chacun sache que le mal participe de la création tant qu'il palpite de concert avec son alter ego le bien, les deux versants du taureau paradoxal, indispensable, éternel.

Quel bonheur étrange de se confronter éternellement à cette manière de substance intermédiaire dans laquelle aiment à se fondre le pulque, le taureau et les masques. Chaque existence peut enfin se repaître d'une salsa riche de toutes les potentialités jetées ici ou là comme par hasard, mais qui prennent soudain tout leur sens lorsqu'on atteint au cœur du rite. Ce serait folie de vouloir vivre en dehors de la liminarité dont on peut tout attendre. Ce serait se soumettre à un destin unique, à un temps implacable, à l'évidence de la terre. Dieu merci, le diable existe, sinon, qui pourrions-nous insulter lorsque nos attentes sont déçues ?
Dominique Fournier


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