par Antoine Moussali
Jean-François Millet, "Hagar et Ismaël", 1849.Voici la seconde partie, « Ismaël », du texte d’Antoine Moussali.
Ismaël dans la tradition biblique
Désespérant d’avoir un fils pour donner une descendance à Abraham, Sarah (la princesse), sa femme, lui demande de prendre pour concubine sa propre servante égyptienne, Hagar (la délaissée, l’abandonnée). C’est de celle-ci que naîtra Ismaël [1].
Une double tradition, que reflète le texte de la Genèse, légitime le choix du nom d’Ismaël (Dieu entend). L’une et l’autre mettent en valeur la sollicitude pleine d’attention de Dieu pour Abraham.
Ayant fui au désert, alors qu’elle portait en son sein son enfant, le messager céleste adresse la parole à la malheureuse Hagar : « YHWH a entendu le cri de ta détresse » [2]. Une seconde allusion apparaît dans la réponse divine à la prière d’Abraham en faveur d’Ismaël, au moment où lui est annoncée la naissance prochaine d’Isaac : « Je t’ai entendu… », dit Dieu, en précisant les bénédictions dont il fera bénéficier le fils de la servante [3]. Pourtant, ce n’est pas à lui qu’est réservé le bénéfice de l’Alliance, mais à Isaac [4].
L’exclusion d’Ismaël est relatée par un récit issu, semble-t-il, de la tradition élohiste : redoutant que, selon le droit coutumier, le fils de la concubine ait prise sur l’héritage, Sarah exige le renvoi de la servante et de son enfant [5], sous prétexte que celui-ci joue ou plaisante avec Isaac [6]. Saint Paul précise que « l’enfant né sous la chair persécutait l’enfant né selon l’esprit » [7].
Sarah ayant obtenu gain de cause, nous voyons Ismaël errer sur l’épaule d’Hagar dans le désert de Bersabée [8]. Sur le point de mourir de soif, Dieu intervient qui les sauve et les protège [9]. Poursuivant leur route, Sarah et son fils arrivent au désert de Parân où ils s’installent. Devenu homme, Ismaël est donné en mariage par sa mère à une Égyptienne comme elle.
La tradition sacerdotale montre Ismaël aux côtés d’Isaac pour ensevelir leur père dans la grotte de Makpéla [10]. Elle précise aussi comment naquit d’Ismaël « la grande nation », à l’image « d’un onagre d’homme » [11]. Comme à Nahor et à Jacob-Israël, douze fils « princes » de douze tribus lui sont attribués [12]. À cette descendance d’Ismaël sera octroyée toute la région occupée par les Arabes en direction d’Achchour, auxquels se mêleront les Édomites.
Ismaël (Ismâ’îl) dans la tradition islamique
Dans le Coran il est dit de lui : « Il fut sincère en sa promesse et fut apôtre et prophète. Il ordonnait à sa famille la prière et l’aumône et il fut agréé devant Dieu » (19, 54 ss.). À trois autres reprises il est fait mention de lui mais en compagnie d’autres saints de l’antiquité. Ainsi ( 38, 48), il est mentionné avec Élisée (al-Yasa’) et Dhu l-Kifl comme « un parmi les meilleurs » et, ( sourate 21, 85), avec Idrîs et Dhu l-Kifl comme « un parmi les constants que Dieu fit entrer dans la miséricorde ». Et, (sourate 6, 86), il est dit d’Ismâ’îl, d’Élisée, de Jonas et de Loth que « Dieu a placé chacun d’eux au-dessus du monde ».
Il est notoire que nulle part dans le Coran il n’existe de lien direct entre Ismâ’il et Ibrâhîm (Abraham). Bien plus, le Coran indique que c’est Jacob et non Ismâ’îl qui est cité comme fils d’Abraham à côté d’Isaac (19, 49 ; 21, 72 ; 29, 27 ; 6, 84 ; 11, 71).
Le lien qui est établi entre Abraham et Ismâ’îl se situe au niveau de la Ka’ba, lorsqu’il s’est agi de faire de celle-ci un lieu de pèlerinage et le centre de la foi monothéiste (2, 125 et 127, 9). Un autre fait attire l’attention, c’est que, dans la mesure où Isaac est nommé, c’est à Ismâ’îl que la priorité est donnée comme fils d’Abraham (14, 39 ; 2, 132 ss ; 2, 136 ; 3,84 ; 2,140 : 4, 163 ) À remarquer cependant que, en ce qui concerne le sacrifice projeté sur la montagne, il n’est pas précisé dans le Coran s’il s’agit d’Isaac ou d’Ismâ’îl.
Dans la sourate 14, 43-41, qui est de la période médinoise, Abraham se fait le défenseur de la sécurité du territoire de la Mecque et loue Dieu de lui avoir donné Ismâ’îl et Ishâq en dépit de son âge avancé. Tout cela montre qu’Ismâ’îl avait un rôle secondaire dans la légende coranique ayant trait à la fondation et à la purification du culte de la Ka’ba
Il est frappant aussi de constater qu’il n’existe pas pour Ismâ’îl de lien entre les Israélites et les Arabes. Ismâ’îl n’est considéré que comme fils d’Abraham. Il est cité (2, 133) avec Abraham et Isaac comme l’un des « pères » de Jacob.
Si le Coran lui-même est avare de détails, par contre les commentaires du Coran, les « histoires des prophètes » (qiçaç l-anbiyâ’) de Tha’labi [13], donnent des précisions sur le rôle joué par Ismâ’îl dans la construction de la Ka’ba et dans l’organisation des cérémonies de pèlerinage. Selon la tradition islamique, Abraham accompagne Hagar et son fils dans le désert jusqu’à la Mecque. C’est là qu’il l’abandonne pour retrouver sa femme Sarah.
Pleine de pitié pour son enfant qui a soif, Hagar va et vient entre les deux collines de Safa et Marwa, ce qui est à l’origine de la cérémonie du Sa’y lors du pèlerinage. Ismâ’îl gatte le sable d’où jaillit une source, l’eau du Zamzam [14].
Sarah et Ismâ’îl établissent des relations avec la tribu arabe de Jurhum. Devenu homme, Ismâ’îl prend pour femme une fille des Jurhum. C’est sur ces entrefaites qu’Abraham, avec la permission de Sarah, vient rendre visite à Ismâ’îl. Il profite de l’absence de celui-ci pour rencontrer la femme d’Ismâ’îl. Mais elle le traite avec une certaine désinvolture, ce qui incommode fort le patriarche. Abraham la quitte, mais laisse à Ismâ’îl, sous une forme assez mystérieuse, l’ordre de répudier sa femme. Ce qu’il fit et prit en mariage une deuxième femme.
Lorsqu’ Abraham vient une seconde fois rendre visite à son fils, la nouvelle femme d’Ismâ’îl le traite avec beaucoup d’égards. Aussi, à son départ, Abraham laisse-t-il à son fils la recommandation de rester avec elle. C’est au cours d’une troisième visite qu’Abraham demandera à son fils de l’aider à reconstruire la Ka’ba. À sa mort, Ismâ’îl fut enterré à côté de sa mère dans al Hijr, à l’intérieur du Harâm [15].
C’est par l’intermédiaire de la tribu arabe de Jurhum que les liens sont établis avec les Arabes. Ismâ’îl doit à cette même tribu d’avoir appris l’arabe et d’être considéré comme l’ancêtre des Arabes du Nord qui remontent à ‘Adnân [16].
Il existe un ensemble de tribus qui se réclament d’ Ismâ’îl et qui portent le nom d’Ismaélites (à ne pas confondre avec la secte des Ismaéliens, habituellement considérée comme un rameau sh’ite de l’islam). Nomadisant dans le Nord de l’Arabie , aux confins orientaux du delta du Nil [17], ils vivent non seulement de leurs troupeaux et, à l’occasion, du commerce des esclaves, mais aussi de leurs rapines au détriment des caravaniers ou des peuples sédentaires qu’ils razzient, à l’instar des Madianites avec qui ils sont facilement confondus. Ainsi en va-t-il, par exemple, dans l’épisode qui rapporte comment Joseph fut vendu par ses frères [18].
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Concernant Ismaël, comme on peut aisément s’en rendre compte, si les récits bibliques et les récits coraniques concordent par endroits, il s en diffèrent essentiellement, car les buts recherché ne sont pas les mêmes.
Il s’agit, pour la Bible, de montrer que les promesses faites à Abraham et l’Alliance que Dieu veut établir avec lui,, et qui visent aussi sa postérité, ne se réaliseront pas avec Ismaël, ni ensuite avec Esaü, mais avec Isaac et Jacob. C’est pourquoi, lorsque les descendants d’Abraham sont opprimés en Egypte, Dieu « entend » leurs gémissements, car « Il se souvient de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob [19].
Autre est la perspective du Coran et des « histoires des prophètes ». Il s’agit, en l’occurrence, de faire remonter la généalogie des Arabes et, par suite, de l’islam, à Ismâ’îl considéré comme « le père » des Arabes. Ainsi, l’islam conforte-t-il son statut théologique de religion révélée qui se situe dans la lignée de la religion abrahamique, non par le biais d’Isaac mais d’Ismâ’îl.
Rien d’étonnant à cela, l’islam ne se réclame pas d’une alliance, qui est propre à la Bible, ni non plus des promesses, puisque dans la vision islamique il n’existe pas d’histoire du salut ! Aussi bien n’est-il pas exagéré de dire que, si l’islam a une histoire, il n’est pas une histoire. Dieu, dans l’islam, est tout puissant. C’est un législateur. Il ne saurait établir des relations d’amour entre lui et ses serviteurs, bien qu’il en soit « capable », à l’instar des monarques tout-puissants, avoir de la bienveillance pour ses sujets. Dieu est Dieu pour lui et non pas pour l’homme. Et, s’il a créé les djinns et les hommes, c’est pour lui et non pas pour eux (51, 56). Il est en droit, parce que leur créateur, d’exiger d’eux, par-dessus tout, obéissance et soumission.
Bible et Coran participent à deux traditions essentiellement différentes, aussi bien dans leurs visées respectives que dans la conception qu’ils ont, l’une et l’autre, de la Révélation et de l’être même de Dieu.
Quant aux récits et autre « histoires » (qaçaç) concernant Ismâ’îl et les rites du pèlerinage, il est notoire, selon l’avis des islamologues les plus avertis [20], qu’ils remontent aux légendologues et historiographes du IXe et Xe qui en sont les auteurs et dont les récits ont été projetés au VIIe siècle, pour bien asseoir l’authenticité et la valeur prophétique des messages de Mahomet, ainsi que des pratiques dont l’initiateur n’est autre qu’Abraham « qui n’est ni juif ni chrétien » (3, 67). Ce qui se situe bien dans la logique de l’islam qui se présente comme la religion du retour à la foi du monothéisme abrahamique dont la pureté avait été pervertie par les juifs et les chrétiens.
+ Antoine Moussali, CM
Notes
[1] Gn 16, 15 et I Ch, 28 ; cf. Gn 16, 3-4.
[2] Gn 16, 11.
[3] Gn 17, 20.
[4] Gn 17, 19 et 21 ; cf. Ga 4, 22-23.
[5] Gn 21, 10-11.
[6] Gn 21, 9.
[7] Ga 4, 29.
[8] Gn 21, 14.
[9] Gn 21, 15-19, 20.
[10] Gn 25, 9.
[11]Gn 16, 10 ; 17, 20 ; 21, 13 et 18.
[12] Gn 25, 13-16 ; cf. I Ch 1, 29-31.
[13] Tha’labî, Qiçaç l-anbiyâ’, Le Caire 1339, 57-62, 64-66, 70.
[14] Zamzam, est le nom du puits situé près de la Ka’ba, à vingt mètres de l’angle de celle-ci où se trouve la pierre noire, près de la station d’Abraham (mâqâm Ibrâhim). Lorsque l’eau s’est mise à sourdre sous les doigts d’Ismâ’îl, elle a émis le son zam-zam, d’où le nom de Zamzam. Boire l’eau de Zamzam constitue un rite inclus tant dans le pèlerinage mineur que dans le pèlerinage majeur. Le puits, aujourd’hui, n’est pas ouvert en surface ; son eau est canalisée vers des galeries souterraines où de multiples robinets permettent à un grand nombre de fidèles de s’y abreuver en même temps. Cette eau est rapportée par les pèlerins aux quatre coins du monde islamique.
[15] Buhârî, Anbiyâ’, bâb 9 ; Tabarî, I, 274-309, 351 ss., 1112-1123.
[16] D. Sidersky, Les origines des légendes musulmanes dans le Coran et dans les vies des prophètes, Paris, 1933, 50-53.
[17] Gn 25, 18.
[18] Gn 37, 12-36.
[19] Ex 2, 23 ss. ; cf. Dt 1, 8.
[20] A.-L. de Prémare, Les fondations de l’islam, Le Seuil, 2002, pp. 281, 286, 306.