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« Ode à Marcel Proust »

Publié le 26 décembre 2008 par Frontere

Afficher l\\\\\\'image en taille réelleAmi_e_s de la poésie d’ici et d’ailleurs, bonsoir.

Définissons de prime abord, si vous le voulez bien, ce genre poétique que l’on nomme une ode : « Le mot (du grec ôdè, chant) se rencontre dès 1448 pour décrire le poème lyrique de l’Antiquité, mais ce genre ne sera illustré en français qu’en 1550, par la première publication de Ronsard intitulée Odes » : voilà ce que nous apprend « Le Dictionnaire de poétique », éditions Le Livre de Poche, 1993.

Ajoutons à cette entrée en matière cette description d’une visite chez Proust, dédicataire du poème, due à notre cher Emmanuel Berl (1892-1976) :

« En ce temps, je vis quelquefois, dans sa chambre (cf. la photo ci-dessus) tapissée de liège, et remplies de fumées nauséabondes, Marcel Proust. Il étouffait d’asthme. Mes poumons mal sclérés me faisaient tousser. Nous parlions de la solitude humaine. Il la croyait absolue, et enfermait dans son livre, comme dans un sarcophage au bout d’un labyrinthe, son cœur de monade. »

(Méditation pour un amour défunt, 1925)

Et dégustons maintenant comme il se doit cette ode de Paul Morand (1888-1976) à l’auteur de La Recherche

« Ombre
Née de la fumée de vos fumigations
(1),
Le visage et la voix
Mangés
Par l’usage de la nuit
Céleste
(2),
Avec sa vigueur, douce, me trempe dans le jus noir
De votre chambre
Qui sent le bouchon tiède et la cheminée morte
.

Derrière l’écran des cahiers,
Sous la lampe blonde et poisseuse comme une confiture,
Votre visage gît sous un traversin de craie
.
Vous me tendez des mains gantées de filoselle (3) ;
Silencieusement votre barbe repousse
Au fond de vos joues
.
Je dis :
- vous avez l’air d’aller fort bien.
Vous répondez :
- Cher ami, j’ai failli mourir trois fois dans la journée.
Vos fenêtres à tout jamais fermées
Vous refusent au boulevard Haussmann
Rempli à pleins bords,
Comme une auge brillante,
Du fracas de tôle des tramways
.
Peut-être n’avez-vous jamais vu le soleil ?
Mais vous l’avez reconstitué, comme Lemoine, si véridique,
Que vos arbres fruitiers dans la nuit
Ont donné les fleurs
.

Votre nuit n’est pas notre nuit :
C’est plein des lueurs blanches
Des catleyas
(4) et des robes d’Odette,
Cristaux des flûtes, des lustres
Et des jabots tuyautés du général de Froberville
.
Votre voix, blanche (5) aussi, trace une phrase si longue
Qu’on dirait qu’elle plie, alors que comme un malade
Sommeillant qui se plaint,
Vous dites
: qu’on vous a fait un énorme chagrin.

Proust, à quels raouts (6) allez-vous donc la nuit
Pour en revenir avec des yeux si las et si lucides
?
Quelles frayeurs à nous interdites avez-vous connues
Pour en revenir si indulgent et si bon
?
Et sachant les travaux des âmes
Et ce qui se passe dans les maisons,
Et que l’amour fait si mal
?

Étaient-ce de si terribles veilles que vous y laissâtes
Cette rose fraicheur
Du portrait de Jacques-Émile Blanche
?
Et que vous voici, ce soir,
Pétri de la pâleur docile des cires
Mais heureux que l’on croie à votre agonie douce
De dandy gris perle et noir
? »

(Paul Morand, 1915)

→ Pour l’anecdote j’ai découvert ce magnifique poème dans la revue (trimestrielle) Poésie 1Vagabondages, dossier “Poésie et dandysme”, n° 25, Le cherche midi éditeur, mars 2001.

Sur Marcel Proust, je conseille vivement la lecture de « Proust, La cathédrale du temps » de Jean-Yves Tadié, Découvertes Gallimard, 1999

Meilleurs vœux 2009 à toutes et à tous les visiteurs de ce blog, prochain billet le 16 janvier.

Notes

(1) technique qui consistait à exposer une partie du corps à des fumées ou à des vapeurs médicamenteuses

(2) Céleste Albaret, gouvernante et confidente de Marcel Proust

(3) fil irrégulier produit à partir de la bourrette de soie

(4) plante de l’Amérique tropicale, cultivée en serre pour ses très belles fleurs

(5) comme les lueurs certes, mais aussi comme les nuits de Proust et comme la collection Blanche de chez Gallimard 

(6) réunion, fête mondaine


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