L’ouvrage publié par David Todd en octobre 2008 sous le titre austère « Identité économique de la France 1814-1851 » (éditions Grasset) devrait être le livre de chevet du monde politique français. Ne nous étonnons pas qu’il soit passé inaperçu dans les salons et les médias du grand Paris. Il suffit pour s’en convaincre de lire à ce propos la chronique d’Alain-Gérard Slama publiée dans le Figaro du 20 octobre 2008. Ce dernier illustre parfaitement l’incompréhension de la majorité des intellectuels français sur la question des rapports de force géoéconomiques.
Que nous apprend l’ouvrage de Todd ? De la révolution française à la fin de la Restauration, les pouvoirs publics français ont tenté de contrer les initiatives que les agents d’influence britanniques essayaient d’impulser sur notre territoire. Derrière le débat libéralisme/protectionnisme s’en cachait un autre tout aussi important, celui de la stratégie économique de la France. A la sortie des guerres révolutionnaires, la France est en retard sur la révolution industrielle initiée par la Grande Bretagne, son principal ennemi. C’est Napoléon Bonaparte qui mit au point un dispositif de sécurité économique pour contrer le blocus maritime britannique. Il confia au chimiste Jean Antoine Chaptal en charge du Ministère de l’Intérieur la lourde tâche de défendre l’industrie française naissante. Ce dernier s’en acquitta notamment en fondant avec les trois Consuls la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (SEIN) dont il assura la présidence jusqu’à sa mort en 1832. La SEIN était un véritable instrument de guerre économique dont l’objectif était double : relever le défi britannique dans le domaine technique et industriel en suscitant l’innovation technologique par des concours et des prix, et diffuser le renseignement et l’information récoltée chez les britanniques au sein des milieux techniques français.
Ce combat économique se poursuivit sous la restauration avec ce que Todd définit comme la guerre des douanes (1814-1824). A l’époque, la France compte 26 000 douaniers sur 150 000 fonctionnaires. La protection des manufactures françaises est une priorité nationale. Ce que Slama ne veut pas voir, c’est le protectionnisme dont les Britanniques ont usé pour protéger quelques décennies plus tôt leur propre appareil industriel (mains coupées en public pour les traitres qui communiquent de l’information sur les secrets industriels). Todd résume parfaitement le décalage entre les deux pays : « l’avance acquise par l’industrie britannique rend les dangers de la concurrence étrangère négligeables ; l’étendue du domaine colonial doit permettre à la Grande Bretagne de devenir l’entrepôt de l’Europe ; et la supériorité de la Royal Navy garantit la sécurité des approvisionnements en produits alimentaires ». On est loin du débat libéralisme contre protectionnisme sur lequel se focalise Slama. Ce n’est pas par prosélytisme en faveur de l’ouverture des marchés et de la concurrence parfaite que l’agent d’influence britannique John Bowring parcourt la France pour y créer des noyaux d’exportateurs pro libéraux. Ce n’est pas non plus un hasard s’il attarde sur le Sud-ouest, cette ancienne terre anglaise. A l’époque, une partie non négligeable des producteurs de vin du Bordelais défendent surtout leurs intérêts personnels et ne se préoccupent guère de l’avenir industriel de la France. Pour promouvoir le free Trade, l’agent d’influence Bowring n’hésite pas à faire publier des dizaines d’articles dans les journaux français. L’un des intérêts de l’ouvrage de Todd est de nous rappeler l’importance de l’écrit dans ce qui peut être déjà qualifié de véritable guerre de l’information dont les objectifs réels sont faussés par le débat de surface sur la promotion du comportement moderne, à savoir le libéralisme contre les défenseurs d’idées obsolètes, à savoir le protectionnisme. C’est à ce niveau de lecture que s’arrêtent encore en 2008 beaucoup de représentants du monde politique français qui ignorent pour la plupart d’entre eux que leurs prédécesseurs ont débattu régulièrement de ces sujets pendant plus d’un demi siècle aux lendemains de la Révolution française, de l’Empire et de la Restauration. Il est vrai que les Britanniques ont parfaitement su nous enfermer dans ce qui s’appelle un faux débat. On peut d’autant plus prôner l’ouverture des marchés quand est sûr de conquérir celui des autres et de ne pas craindre la concurrence de l’industrie manufacturière française dont la compétitivité est affaiblie par des années de guerre sur et hors de son territoire. Le décryptage de ce type de manipulation n’est pas notre point fort. Qui s’étonnera du parcours de ce libéral Bowring dont Todd nous précise qu’on le retrouve comme l’un des instigateurs du bombardement de la ville de Canton par les forces britanniques en 1856 pour forcer la Chine à s’ouvrir au commerce mondial. Qui disait que le terme guerre était impropre à l’étude du champ économique ?
Quelle économie pour quelle logique de puissance ? Telle est la question qui se pose aujourd’hui avec autant d’acuité qu’au XIXe siècle. L’ouvrage de David Todd donne un autre relief aux leçons à tirer de la crise financière actuelle. Constatons d’abord que les promoteurs du libéralisme financier, à commencer par les écrits du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale, défendaient un modèle économique en avance sur les autres, celui des Etats-Unis d’Amérique. C’était déjà le cas pour la promotion du libéralisme par les écrits des économistes d’outre manche au début de l’apogée de l’empire britannique. Dans les deux cas de figure, la plupart des réflexions entamées sur ces deux périodes s’arrêtent à une lecture au premier degré dans l’analyse des faits et des idées. Citons pour le plaisir des yeux cette formule admirable du magazine Alternatives économiques, conclusion d’une critique du livre de Todd : « La révolution de 1848 marque le triomphe du protectionnisme, entérinant le divorce entre libéralisme politique et libéralisme économique, au contraire de la Grande-Bretagne. Aurait-il pu en être autrement? C’est évidemment la question que se pose le lecteur en fermant ce livre, regrettant que l’auteur n’y réponde guère. » L’analyse de gauche n’a rien à revendre à l’analyse de droite dans la manière de faire une impasse sur un sujet majeur. Mais ce qui est peut-être encore plus grave, c’est la manière dont nous laissons les autres manœuvrer sous nos yeux sans y prêter grande attention.
Prenons l’exemple du commerce maritime mondial dont l’importance est difficile à nier aussi bien en termes de développement que de logique de puissance. Un dossier publié cette année sur Infoguerre.fr avait déjà souligné les défaillances françaises sur la manière de prendre en compte la dimension stratégique d’un problème (Cf. Dossier : Transport maritime, la France face à ses contradictions mis en ligne le 7 mai 2008), il semble que des pays étrangers en aient tiré certaines conclusions. Cela semble être le cas du Japon pour qui le commerce maritime est un enjeu crucial. Le port du Havre est une proie appétissante (cf. l’article publié sur Knowckers.org : « Le Japon à l’assaut du port du Havre ») et certains compatriotes ont un peu dans ce dossier l’attitude des producteurs de vin de bordeaux courtisés par les Anglais au XXe siècle et pour qui l’intérêt personnel passait avant tout autre. La Chine vise aussi à développer une politique portuaire très agressive sans trop se préoccuper des principes de libre concurrence si chère à nos ardents défenseurs du libéralisme économique. Ce second choc est aussi à anticiper.
Mais où sont passés les Chaptal, Saint-Cricq et autres politiques qui ont su faire jadis la part des choses entre l’intérêt privé et l’intérêt collectif pour sauvegarder les chances du développement économique de notre pays. En ce début de nouvelle année, on peut effectivement se demander quand renaîtra en France un débat aussi pertinent que celui sorti des oubliettes de l’Histoire par l’ouvrage de David Todd.
Christian Harbulot