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La vie deraille

Publié le 31 décembre 2008 par Laurent Matignon
Connaissez-vous cette subtile et sournoise tentation de cultiver en soi un état de désappointement ? C’est répugnant. Bien sûr, on est depuis longtemps prisonnier de son propre tréfonds. La sortie est barrée. On a toujours quelques adresses et deux ou trois numéros de téléphone en poche, bien entendu : nous ne voyageons jamais autrement, nous autres. Il faudrait téléphoner maintenant. On ne le fait pas. On est trop épris, déjà, de cette déception et de la jouissance qu’on y trouve. On sent en soi le malin espoir de faire de tout ça une scène grandiose : demain matin, je boucle mes valises et je rentre. Je suis venu, mais vous ne le saurez jamais. Je suis venu, mais je ne suis pas entré car, en fait, je n’étais pas là. Je me suis contenté d’arpenter les rues et les places, les ponts et les escaliers de Prague, avant de repartir. J’avais peur, peur de faire le premier pas, peur de téléphoner, peur de dire, ici, « c’est moi, me voilà ». Cette fois-là, à Prague, je n’en étais plus capable. J’étais trop empêtré dans ma peur et dans ma solitude. J’étais quelqu’un qui venait d’Europe occidentale et qui apportait avec lui un sens très développé du raffinement des mœurs et de la décadence.
Dans ces cas là, dans le monde entier, une seule solution : Roma Terminus, garde du Nord, Waterloo Station. Toutes les gares du monde sont gorgées d’espoir, de déception et de bonheur au fil rompu : le raccord est facile. Entre la bizarrure des kiosques à journaux et la poussière des barrières de quai, la vie continue : on peut s’y raccrocher, retrouver le chemin qui y ramène. Dans les gares, il y a des rails, des horaires et des tarifs fixes : toutes choses à quoi l’on peut se fier, se cramponner. Et surtout il y a tous ces autres qui sont venus ici parce que, pour eux non plus, ça ne va pas fort. Un hall de gare, c’est un rassemblement de gens qui ont déraillé, de gens que la vie a fait dévier de leur trajectoire, un lieu de rencontre pour les solitaires et les fous. Ca sent distinctement l’attente et l’espoir car tous les solitaires errent comme des bêtes et se reniflent les uns les autres comme des bêtes, attestant du même coup la présence, là, au-dehors, de ce qui pourtant n’existe qu’au-dedans de vous : la détresse. L’odeur en est plutôt écœurante.

Horst KRÜGER, Un bon Allemand
(titre original : Das Zerbrochene Haus)
Traduit de l'Allemand par Pierre Foucher

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