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L’enfance de l’art

Publié le 07 janvier 2009 par Jlhuss

mo.1231180729.jpg-En même temps vous donnez l’impression de craindre l’admiration qu’on vous porte.
- C’est si peu de chose, peindre ! Pourquoi se flatter de savoir jeter des pigments huileux sur du lin ? D’ailleurs qui décide si l’on sait ou si l’on ne sait pas ? J’associe des couleurs comme d’autres des mots, des sons, des gestes, des saveurs. Mon plaisir est d’atteindre le beau, enfin mon beau, parfois d’un seul coup, plus souvent à force de tâtonnements pénibles.
- Ce sentiment intime d’avoir fait du beau, organisé du chaos, c’est la récompense, la justification ?
- Oui. La première, mais qui ne suffit pas. La récompense est ensuite d’apprendre que ce beau-là est sincèrement aimé par d’autres. Je mentirais en prétendant que leur nombre importe peu… Dans une expo, quand j’accompagne les gens devant les toiles, j’oublie que j’en suis l’auteur. Plaisir du partage, vraiment. Si l’on n’aime pas un des tableaux ou l’ensemble, je ne suis pas vexé, je suis triste, c’est à moi que j’en veux : je n’ai pas su m’y prendre. Au fond, oui, je crois un peu comme les classiques que la règle des règles est de plaire. Manquer une occasion de se réunir « à l’ombre de l’humain plaisir », c’est grave, elles sont comptées.
- Depuis quelque temps, votre palette s’assombrit. Tout se joue dans les laques de garance éteintes, les verts de Chine, les bleus de Prusse salis, les terres d’ombre. A peine, parfois, un éclat de jaune soufre, comme par un soupirail. Est-ce que ce parti pris du sombre peut se lire comme une métaphysique ?

- Aïe ! n’écrivez pas ce mot, vous allez faire peur !…Disons que la condition humaine non plus n’est pas claire, c’est peu dire. A moins d’avoir la foi, qui donne sens à tout, même au malheur, on se lasse de ne voir nulle part la raison des choses. Le plus sombre du drame humain, si on cesse un moment de courir, c’est moins le malheur que l’absurdité. Et donc la plupart des gens courent, pour s’étourdir… Vous disiez « terre d’ombre ». Avant d’être ma couleur favorite en ce moment, « terre d’ombre » est une bonne périphrase du monde, non ? Et même « terre d’ombre brûlée », quand on voit partout cette violence, comme si un Etre neurasthénique pressait quelque part sur nous des tubes de nuit. Quand je peins sombre, oui, je crois faire parfois mon petit dieu du doute, je broie du noir pour tenter d’y voir clair.
- Certains prophétisent la mort de l’art. Un peu comme la religion, il aurait correspondu à un âge de l’humanité, son enfance, qui s’achèverait sous nos yeux. Pensez-vous que l’art ait un avenir ? Et si oui, une mission ? Est-ce qu’on peut encore sans faire sourire affirmer qu’il existe une « fonction du poète », de l’artiste ?
- Questions un peu grandes pour moi… La mort de l’Art majuscule, c’est probable. Bien sûr il y aura toujours un art décoratif lié à un art de vivre, de petits arts joignant l’utile à l’agréable, c’est mieux que rien. Voyez déjà l’actuel envahissement du design et de la chanson. Mais l’art conçu comme haute aventure intérieure, cri de l’orphelin perdu sous la voûte, l’art ou la littérature « anti-destin », l’art démiurgique ou le rêve du poète voyant, je crois que ça se termine. Pour reprendre votre image, je pense que l’homme vient seulement d’entrer dans l’âge adulte, l’âge de la glaise après celui de l’air, l’âge de « midi le juste » après celui des brumes du matin. Soleil au zénith pour l’intelligence, crépuscule pour l’espoir.
- Plus de place donc, selon vous, pour l’artiste questionneur, phare, voleur de feu?
-
L’homme a tant crié sans réponse, volé sans butin ! Il est fatigué de questionner, résigné à jouir vite : « Etre m’occupe assez ».
- Où situez-vous votre peinture dans cette perspective pessimiste ?
- Pas pessimiste, lucide. Les espèces disparaissent. L’homme va vieillir aussi, finir, on ne sait quand, ni dans quel feu ou quel bitume. Si on aime la beauté, on souhaiterait qu’il s’éteigne avant la planète, qu’elle continue de tourner vive après comme avant lui. Alors, vous pensez, ma peinture !… Elle touche peut-être justement parce que les gens sentent qu’elle essaie d’exprimer ces choses-là, qu’elle est encore un peu de l’art, un peu de la prière, donc déjà du passé. Les adultes gardent assez longtemps la nostalgie de leur enfance.

Arion

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