Le célèbre pédagogue Philippe Meirieu a adressé, le 27 décembre dernier, une lettre ouverte au Ministre de l'Education nationale, Xavier Darcos. Je ne peux pas la reprendre dans son intégralité du fait de sa longueur mais je souhaitais en publier ici quelques extraits qui me plaisent beaucoup. Le texte intégral est consultable sur le site internet de Philippe Meirieu.
---
Lettre ouverte à Xavier Darcos, Ministre de l'Education nationale
Monsieur le Ministre,
J’ai déjà dit, à plusieurs reprises, à quel point j’estimais le professeur, l’humaniste, le lettré et le grand connaisseur de l’Éducation nationale que vous êtes. Pour autant, je n’ai jamais caché mes profonds désaccords avec vous. (…) Aujourd’hui, Monsieur le Ministre, je suis vraiment très inquiet. (…)
Tout a été dit, depuis plusieurs mois, sur les dangers que faisaient courir à notre système éducatif les réductions budgétaires et les suppressions de postes déjà effectuées ou à venir. (…) Vous êtes membre d’un gouvernement qui fait de la réduction de la fonction publique une de ses priorités. À ce titre, vous participez d’une politique qui est, à mes yeux, infiniment dangereuse.
Cette politique est dangereuse, parce qu’elle sacrifie l’avenir de notre pays à des équilibres financiers à court terme (…).
Elle est dangereuse aussi, parce qu’elle ne calcule jamais les coûts sociaux, à moyen et long termes, de ses choix. (…) En matière scolaire, nous aurons le même effondrement [que dans le domaine économique] en utilisant les mêmes principes et en mettant en œuvre des mesures du même type : suppression de la carte scolaire, pilotage par les résultats, rémunération au mérite, etc.
Oubliée, ou presque, l’éducation prioritaire qui impose un travail d’accompagnement pédagogique minutieux des écoles et établissements « difficiles » (…), les initiatives artistiques et culturelles en direction des élèves les plus défavorisés (…), les mouvements pédagogiques et d’Éducation populaire qui permettent aux enseignants de trouver des appuis et de solliciter des complémentarités… La politique que vous menez (…) contribue au développement des ghettos… D’un côté, de bons établissements qui recrutent de bons élèves et se prévalent de bons résultats pour obtenir de nouveaux crédits. De l’autre les laissés-pour-compte. (…) La fracture scolaire ne se résorbe pas, (…) elle continue de s’accroître.
(…) Au lieu de travailler à mobiliser tous les élèves sur les savoirs, on se résigne petit à petit au darwinisme scolaire systématique : les déversoirs sont là pour récupérer les inadaptés ! (…)
À terme, c’est toute l’institution scolaire qui risque de se réduire comme une peau de chagrin, avec l’habillage traditionnel du « retour aux fondamentaux » ! (…)
Dans un système où le libéralisme et la technocratie s’associent de plus en plus pour permettre le développement des stratégies individuelles de « réussite », les enseignants sont réduits à des dépisteurs, à des orientateurs, voire à des douaniers… eux qui ont la vocation de « passeurs » chevillée au corps. (…)
Vous avez désigné des boucs émissaires, quand il aurait fallu impulser un sursaut éducatif à la Nation tout entière. (…) Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les nouveaux « hussards » se rebellent ! Il faut absolument les entendre. Au plus vite. (…)
Des hommes et des femmes qui avaient l’ambition de participer à un projet national fort se sentent réduits progressivement à un ensemble de prestataires de service plus ou moins arrosés d’heures supplémentaires et de primes diverses. À cet égard, votre décision de supprimer les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (…) est une catastrophe. (…) Rien ne serait plus grave pour notre avenir collectif que de laisser croire à l’opinion publique que le métier d’enseignant est, avec celui de mage, le seul qui ne nécessite ni techniques maîtrisées, ni projet construit dans la durée et inscrit dans une réflexivité collective. Professionnellement et symboliquement, une démocratie qui dénie à ses professeurs leur identité de « transmetteurs-émancipateurs » est gravement menacée.
Mais je sais que tout cela compte assez peu aujourd’hui au regard de votre « abandon » de la réforme du lycée, particulièrement médiatisé en raison des risques politiques toujours très élevés dès lors que les lycéens descendent dans la rue. Je partage assez largement l’analyse que vous avez faite pour engager cette réforme. (…) Mais vous avez mené les travaux préparatoires de cette réforme au pas de charge, sans véritable explication ni concertation. (…) La réforme, la vraie, impose qu’on change radicalement de méthodologie, qu’on renonce à piloter en surfant sur de fragiles équilibres jusqu’à ce que tout l’édifice tout entier s’écroule.
(…) Il faut identifier ce que pourrait être un « socle commun » de l'éducation républicaine... et non simplement, comme nous l'avons aujourd'hui, un « socle commun » de l'enseignement minimal. Y êtes-vous prêt Monsieur le Ministre ?
(…) Nous tenons l’un et l’autre à sauvegarder l’héritage républicain de l’Éducation nationale. Et nous savons que, pour le sauvegarder, il faut le transformer. Mais pas le démanteler ! (…) Il faut vraiment et radicalement changer de politique… Pas pour cultiver l’immobilisme, mais parce que les défis éducatifs d’aujourd’hui requièrent une mobilisation collective sans précédent. Et pour que nos enfants soient vraiment instruits et formés, démocratiquement, à participer à une société démocratique.