Lisant une thèse qui va se soutenir bientôt, et qui porte sur les bénéfices attendus par les consommateurs envers les communautés virtuelles, je m’interroge sur la faiblesse des spécialistes de marketing à appréhender la question du social, des institutions, et finalement de la technologie. A contrario on s’étonne de leur faculté à introduire dans le raisonnement économique, que dis-je utilitariste, des doses importantes de psychologie, si ce n’est de psychologisme.
Au fond ce client que l’on souhaiterait chérir, avec lequel on voudrait établir un lien, reste un animal sauvage, coupé de ses déterminismes majeurs, de son écologie, de son groupe social, de ses positions institutionnelles, une bête qui aime et déteste sans raison véritable, mais dont nous devons deviner les raisons pour l’apprivoiser. Tel un phoque dans la piscine, le problème est de savoir s’il lui faut un hareng ou du saumon, pour lui apprendre à faire tenir au bout du museau un ballon.
Rarement ne nous viens l’idée que si la bête joue c’est que dans sa horde elle a appris à jouer et que le jeu n’est pas un loisir, mais une condition de survie. La bête qui ne saurait pas jouer, aurait peu de chance de s’intégrer au groupe et d’y grandir. Exploitant le leg de la socialisation, nous nous exerçons à une faible psychologie pour obtenir un tour que dans notre propre société nous pourrons exploiter.
Ne poursuivons pas plus loin la métaphore, et revenons à cet objet technologique nouveau qui attire l’attention des chercheurs, et bien avant eux celui des marketeurs. Les dites «communautés virtuelles» sont des objets qui nous glissent entre les doigts. Porterions nous un regard purement technologique, nous n’y verrions qu’un assemblage de techniques qui permettent à des acteurs éloignés d’interagir plus ou moins simultanément, d’échanger des mots, des opinions, des images, des marques d’affections, un peu de reconnaissance, beaucoup d’information. Rien de communautaire sinon qu’un espace commun qui rend possible la communication. Rien de plus qu’une place du village, le bistrot du coin. Et qu’on y prenne des masques, des pseudonymes ne change rien à l’affaire, la place du village reste la même avec en plus l’esprit du carnaval.
L’intérêt que les sujet lui prêtent vient d’ailleurs, des bénéfices qu’apporte ce rassemblement, un bénéfice incertain puisqu’il dépend moins de l’ensemble que des individus qu’on y rencontre. De ce point de vue le touriste risque de rien y trouver, sauf si les maisons sont typiques, les bars traditionnels et la foule bigarrée. Pour y trouver son intérêt, il vaut mieux y revenir souvent, avoir l’occasion d’y nouer des liens, et de savoir qui fournit quoi.
Dans cette perspective l’économie est bien utile. La vertu de la place du village est la même qu’un marché au grain, l’information y est dense, et l’économie de marché y fonctionne mieux que dans l’étendue du désert. L’effet d’échelle joue à plein, et les externalités en tout genre ne font que la renforcer. Comme par hasard une des plus grandes communautés est E-bay. Juste une place de marché, enfin, pas tout à fait.
On peut aller encore un peu plus loin. De verre en verre, d’émotion en émotion, l’habitude crée une sorte d’attachement, ce plaisir renouvelé de retrouver ce qui n’a pas bougé. Il y a place ici pour ce concept diffus, qu’est le sentiment communautaire. Cette illusion d’appartenir à un monde et d’y avoir une place unique. Il s’agit de croyance, et le sentiment communautaire n’a pas véritablement besoin de communauté constituée, ou plutôt il suffit d’y croire pour que la communauté s’y constitue.
Autrement dit parmi les différents bénéfices que l’on attend de la fréquentation de la place, il y en a un, enraciné dans la psychologie de cet être social qu’est l’être humain, le sentiment communautaire. Et comme le jeu est hérité de la vie sociale des otaries, la communauté vient à l'homme.
Mais nous allons vite en besogne, ignorant justement le social, qui ne nait pas de la somme des intentions particulières, mais des rapports que ces intentions construisent et des règles qui les déterminent. Sur la place du village certains partagent ce sentiment et y reviennent souvent, d’autre se contente de l’occasion et de bénéfices qui leurs suffisent. On devine que les premiers sont tentés d’y construire les règles qui les avantagent, prenant les meilleurs banc, le meilleurs coins de tables, et reléguant les autres dans leur périphérie. Un modèle classique de domination se construit alors, obligeant les premiers à se légitimer et les seconds à se soumettre en jouissant d’ailleurs d’un avantage particulier, l’authenticité des premiers! En allant très vite, il y a de forte chance que la légitimité des premiers se bâtit d’ailleurs dans la nostalgie d’un monde où les seconds n’existaient pas.
Notre construction est ici sommaire, mais suffisante pour défendre le point de vue suivant : les espaces communautaires sont des illusions, mais ces illusions peuvent nourrir la construction de certaines sociétés. Celle-ci jaillissent de la différenciation des intérêts qui donne l’opportunité à certains d’instituer des règles dans leur rapport aux autres.
Comme toutes les sociétés, les communautés virtuelles se définissent moins par les avantages qu’elles procurent à leurs membres, que par la nature des règles auxquelles elles les soumettent. Leurs variations proviennent moins des intérêts de chacun que de ceux qui maitrisent les institutions. De ce point de vue là nous serions tentés d’opposer deux types de communautés virtuelles : les communautés utopiques dont les règles sont établies avant mêmes que leur membres y adhèrent, et se construisent sur l’adhésion à ces règles, suscitant d'ailleurs un certain sectarisme; et les communautés idéologiques, qui maintiennent des règles émergées et se constituent moins dans la perspective d’un futur ou d’un idéal, mais dans le maintien et l’équilibre d’une structure sociale déjà présente, dans tous les cas cas c'est une forme de conservatisme.
Nous développerons dans un autre article cette dualité de l'idéologie et de l'utopie, référerons nous ici simplement aux leçons de Paul Ricoeur pour en soutenir la pertinence.
L’essentiel est de comprendre qu’aucune communauté virtuelle n’est entièrement utopique, ou idéologique, toutes se construisent dans cette double tension, d’un système d’idées qui en projette l’intérêt pour un nombre plus grand, et d’un système d’idée qui maintient l’existence d’une structure. Pour les firmes la question est de passer de l’une à l’autre. Passer du rêve au quotidien.
Ce qui fait la communauté c’est à la fois la croyance dans la règle, les règles, et la dynamique des relations qui s’établissent non pas entre chacun de ses membres, mais entres des groupes particuliers constitués par leur intérêts communs.
Ce qui fait qu’une communauté dite virtuelle soit plus qu’un espace, fusse-t-il abstrait, ubique et désynchronisé, mais qui relie les individus, et devienne au fond une véritable société est que dans le flux des communications, des règles émergent renforcent, différencient, et équilibrent des rapports de force.
Une fois que l’on aura pensé cela, on pourra s’interroger sur des questions importantes: à quelle condition une communauté virtuelle se développe, dans quelle mesure fait-elle adhérer la totalité de ses membres, à quels moments et pour quelles causes risque t-elle de se démanteler?
Et pour conclure revenons à la métaphore du phoque. C’est moins en comprenant son goût du hareng ou du saumon, mais en comprenant comment avec le dresseur, il constitue une autre société, aussi bizarre soit-elle, aussi artificielle que l’est le bassin, les gradins, les spectateurs, que l’on comprendra les ressorts du SeaWorld.
Les communautés virtuelles appartiennent au fond moins au sentiment communautaire qu'à l'objectivité de la société. Moins au climat qu'aux structures.
Ne croyons pas qu'à constituer des groupes qui partagent les mêmes émotions, les mêmes intérêts, les mêmes sentiments, nous pourrions faire des clients fidèles. Nous connaissons ces groupes qui se dissolve aussi vite que les intérêts divergent, c'est à dire au bout de quelques jours et quelques mois. Les communautés n'ont ne sens pour les marketeurs que si elle deviennent de véritables sociétés, des groupement organisés, fixant des normes, des règles, un semblant de justice, des espoirs qui débordent l'intérêt immédiat.
Le virtuel est secondaire, c'est un moyen, qui facilite l'entrée dans une société. Alors conseillons aux entreprises d'abandonner l'utopie communautaire pour s'engager dans l'idéologie sociétaire.