Le 26 décembre 2008, deux destroyers et un navire ravitailleur chinois ont quitté l’île de Hainan, dans le sud de la Chine, pour intervenir au large des côtes somaliennes. Cette intervention se fait dans le cadre de la lutte contre la piraterie, très répandue dans le golfe d’Aden, sous mandat ONU. En 2008, sept bateaux sur la centaine attaquée étaient chinois, le dernier le 17 décembre. La protection de la marine chinoise couvre principalement les navires des compagnies chinoises ou à capitaux chinois, ainsi que les bateaux transportant du matériel humanitaire d’organisations onusiennes comme la FAO (Food and Agriculture Organization).
Ce déploiement chinois, une première avec des bâtiments autres que logistiques, marque une inflexion forte de la stratégie chinoise qui laisse supposer que l’empire du Milieu, traditionnellement tourné vers l’intérieur, veut ou doit développer sa présence maritime militaire pour sauvegarder ses intérêts.
Au-delà de la réponse à court terme, l’enjeu pour les Chinois est tout autant militaire, qu’économique et diplomatique.
Le renouveau de la marine militaire chinoise.
Jamais depuis les expéditions de l’amiral Zheng He au XVème siècle des navires militaires chinois ne s’étaient déployés aussi loin des côtes chinoises. Au-delà de la nécessaire participation à la protection de ses propres bateaux de commerce, la Chine montre également l’importance nouvelle qu’elle souhaite donner à sa marine, force de protection au plus près des côtes, mais aussi au plus loin, sous la mer mais aussi en surface.
Plusieurs sources font état de la volonté du pouvoir chinois de construire (1) un ou plusieurs porte-avions dans un avenir plus ou moins proche (entre 2012 et 2020). Si la marine chinoise est aujourd’hui classée comme la 3ème du monde grâce à son tonnage, c’est loin d’être le cas en termes de modernité, de capacité et de performance. Le porte-avion est la clé de voute de tout groupe aéronaval. La Chine, si elle souhaite faire face aussi au Japon, à l’Inde et même à la VIIème flotte américaine, doit impérativement disposer de ce type de bâtiment. Le développement des sous-marins d’attaques nucléaires et classiques se poursuit également.
La mission anti-piraterie pourrait aussi permettre aux Chinois d’utiliser leur armement, roder leurs procédures et montrer aussi qu’ils veulent imposer leur présence régionale en s’en donnant les moyens. Le 5ème livre blanc élaboré en 2006 concrétise la prise de conscience maritime de Pékin, renforçant la présence des officiers de marine au sein du comité central du Parti communiste chinois et de la commission militaire centrale. Le nombre de bases navales chinoises se développe également dans l’océan Indien, de l’ouest (golfe Persique et mer Rouge) à l’est (détroit de Malacca) (2). La stratégie de développement se présente en trois temps. D’ici 2010, le but est de pouvoir contenir Taiwan et le Japon en deçà de la « green line », chaîne d’îles à hauteur des Philippines, grâce à l’augmentation des capacités dans le détroit de Formose. Entre 2010 et 2020, l’objectif est de pouvoir intervenir militairement jusqu’à la « blue line », chaîne d’îles à l’est des Philippines, grâce à une modernisation majeure de la flotte. Enfin, d’ici 2050, le troisième temps a pour objectif de s’imposer comme la puissance navale de l’Asie de l’Est, grâce à une modernisation technologique (réseaux numérisés) qui lui permettrait de réduire un peu l’écart avec l’US Navy.
La marine chinoise, arme de défense des intérêts économiques de Pékin.
Chaque année, plus de 1000 navires de commerce chinois passent par le golfe d’Aden. De même, 80 % du pétrole importé en Chine passe par le détroit de Malacca (entre la Malaisie, Singapour et l’Indonésie), qui pourrait facilement être bloqué par les forces navales américaines en cas de conflit. Les raisons sont donc nombreuses et vitales pour que la Chine revoie le développement et l’emploi de sa marine pour en faire une arme défensive de ses intérêts économiques.
La croissance chinoise nécessite depuis plusieurs années un besoin de matières premières, de ressources énergétiques, croissant. La voie privilégiée de transport est la voie maritime qui assure 90 % du commerce extérieur chinois aujourd’hui. La sécurisation des voies d’approvisionnement est donc vitale et le meilleur moyen d’y parvenir est, par exemple, de confier à la marine chinoise une mission d’escorte et de lutte contre la piraterie. Cette mobilisation de nombreux pays contre ce fléau est une formidable opportunité pour justifier de la modernisation et de la croissance de la marine.
Ce développement profite également à l’industrie portuaire et de construction maritime. Les chantiers navals de l’empire du Milieu occupent le 3ème rang mondial et pourraient être leader à l’horizon 2020. De nouveaux chantiers navals auraient été construits près de Shanghai et l’un des docks serait destiné à la construction des porte-avions.
Enfin, cette nouvelle orientation d’emploi de la marine chinoise devrait permettre de renforcer les capacités de Pékin à gérer les conflits économiques régionaux plus proches avec le Japon notamment, en particulier les revendications sur des gisements offshore réels ou supposés et le contrôle de zones à souveraineté contestable comme les Spratleys ou les îles Senkaku.
La marine chinoise, atout diplomatique et géostratégique.
En faisant appareiller ses navires le 26 décembre dernier dans le cadre d’un mandat ONU pour lutter contre la piraterie, la Chine a devancé l’un de ses principaux adversaires régionaux, le Japon. Celui-ci, en réaction, a annoncé l’envoi de navires japonais ce même jour. Le poids des forces navales dans le jeu diplomatique et géostratégique a ainsi été mis en lumière. Mais les Chinois n’ont certainement pas l’intention de se limiter à cette action.
La Chine cherche à se positionner sur le plan diplomatique en accentuant son action sur la mer. Ses visées sont doubles : régionales et mondiales. Régionales, car avec plus de 14 500 kilomètres de côtes et des voisins comme l’Inde et le Japon ayant tous des ambitions maritimes et une marine développée, elle veut et doit affirmer sa présence sur les océans et mers d’Asie. Mondiales, en profitant de la crise et des difficultés américaines actuelles, elle cherche à renforcer son poids diplomatique et surtout protéger ses approvisionnements énergétiques. Ces zones maritimes sont stratégiques et le développement et le positionnement de la marine chinoise sont donc incontournables.
L’engagement des Chinois dans la lutte anti-piraterie dans le golfe d’Aden n’est donc pas une simple réponse à court terme de leur part. Il résulte d’une volonté de défendre les intérêts économiques de la Chine, mais aussi de s’imposer sur le plan régional et mondial. Dans ce contexte, le développement et la modernisation de la marine sont incontournables. Mais comme le montrent quelques exemples récents, l’objectif est de longue durée avec un véritable virage stratégique, ou au moins une inflexion forte dans l’emploi des forces navales.
Si la Chine n’est donc pas fâchée de montrer à New Delhi qu’océan Indien ne signifie pas « océan des Indiens », son action ne se limite pas à une hégémonie maritime comme le montrent ses efforts dans le domaine spatial où là aussi les équipements militaires se densifient et se modernisent. Le puzzle se met donc en place pour faire de la Chine une très grande puissance mondiale, comme le décrivent les colonels Qiao Liang et Wang Xiangsui dans leur ouvrage « La guerre hors limites ».
M.D.
(1) 23 déc. 2008 : le porte-parole du ministère chinois de la défense Huang Xueping déclare : « les porte-avions sont la démonstration de la force nationale ainsi que la capacité d’un pays de prouver sa compétitivité en matière navale ». Le Monde, édition du 27 déc. 2008
(2) Théorie du « collier de perles » développée par le cabinet américain d’audit et de conseil Booz Allen Hamilton et contestée par d’autres experts. Le Figaro, édition du 12 janv. 2009
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