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Enseigner les jeux vidéo #1

Publié le 26 janvier 2009 par Eric Viennot

God_blessed_2 Stéphane Natkin est le fondateur et le directeur de l’ENJMIN, l’Ecole nationale du jeu vidéo située à Angoulême. C’est  un personnage étonnant. Spécialiste de cryptographie et de sécurité informatique, devenu théoricien du jeu vidéo, il est également passionné par l'art contemporain. Au cours d’une conversation, il est capable de vous parler des mécaniques de dramaturgie mises en œuvre dans certains jeux et, dans la minute qui suit, d’évoquer, avec la même précision, le processus de création de Sol Lewitt (qu’il a exposé dans la galerie qu’il créa dans les années 90) avant de prendre quelques instants plus tard une guitare (il en possède une bonne douzaine) et de vous interpréter une chanson des Stones ou de Bob Dylan dont il possède la voix nasillarde.
Il a accepté de répondre à quelques questions et je l’en remercie, comme je le remercie de m’avoir fait l’honneur de parrainer la seconde promotion de son école après Fred Raynal et avant Jordan Mechner.

Dans ton parcours d’ingénieur et de chercheur, comment en es-tu arrivé à t’intéresser aux jeux vidéo ?
Je suis, de formation, un scientifique pur jus dont le thème de travail et de recherche était les systèmes informatiques critiques (ceux qui pilotent des TGV, des centrales nucléaires et qui se font hacker). J’ai travaillé dix ans dans l’industrie puis je suis devenu enseignant au CNAM. En 1992, lassé par l’inefficacité des structures administratives, je prends un congé et je crée, dans un  même lieu, une SSII qui travaille dans mon domaine et, avec une amie, une galerie d’art contemporain. Très vite, artistes et chercheurs informaticiens se rencontrent. Je commence à montrer puis à produire des installations. De retour au CNAM, avec quelques amis, je crée un DEA « art et technologie » et nous développons des formations multimédia. En  1997, le CNAM décide de créer à Angoulême un DESS (diplôme de troisième cycle professionnel) en collaboration avec les universités de La Rochelle et Poitiers. On cherche un domaine. Pascal Estraillier, de l’université de La Rochelle, propose les jeux vidéo. Je ne connaissais les jeux vidéo que par mon fils, ado  que j’essayais de décoller de sa console. Je parcours la France puis l’Europe à la découverte de l’écriture et de la réalisation des jeux vidéo. J’en ressors fasciné. En 2001, le DESS jeux vidéo et media interactifs ouvre à Angoulême et sur Paris je développe une activité de recherche. Maintenant le DESS est devenu un Master, l’ENJMIN est connue dans le monde entier et entre les labos de Paris et de La Rochelle, il y a plus de 40 chercheurs qui travaillent sur le jeu. Je suis accro aux jeux vidéo, pas aux jeux mais a ceux qui les font.

Le game design est une discipline récente. Elle est enseignée depuis quelques années seulement dans des écoles comme l’Enjmin. Selon toi, est-ce que cela signifie qu’elle soit arrivée à un stade historique suffisant pour qu’on puisse en déduire des règles immuables qui peuvent être énoncées et transmises ?
Peu de domaines ont des règles immuables : on n’enseigne pas les mathématiques maintenant comme il y a 20 ans… Par contre ce qui manque dans le Game Design ce sont des travaux de référence. On peut par exemple trouver des cours sur le cadrage au cinéma ou de techniques picturales qui retracent une évolution historique de la pratique et des concepts. Cela reste à faire pour le Game Design. Par contre on peut déjà enseigner deux choses : des éléments de pratique stabilisée  (Quels sont les principes de conception d’un Level Design de jeu d’aventure par exemple …),  les problématiques théoriques qui se sont dégagées en recherche dans les dix dernières années (qu’est-ce qu’une règle d’un jeu, quelles formes peut elle prendre….) Dans le premier cas, ce sont des industriels qui ont du recul et le sens de la pédagogie qui sont les porteurs du contenu. Dans le second cas, ce sont plutôt des chercheurs qui sont la référence. Le livre « the Rules of Play » d’Eric Zimmerman et Kathy Salem est un bon exemple de ce que l’on peut enseigner. L’idéal c’est lorsque l’on dispose d’enseignants ayant le double profil, comme Emmanuel Guardiola ou Gonzalo Frasca.

A part ces quelques publications dont tu parles, il y a peu de livres théoriques dédiés au game design si on compare, par exemple, aux nombreuses études qui sont parues sur la grammaire du cinéma depuis un siècle. Comment avez-vous fait pour déterminer les contenus pédagogiques de votre école ?
Nous avons commencé en 2001 sans référence. Nous avons d’abord essayé de transposer les pratiques du jeu dans un modèle pédagogique inspiré de celui des écoles de cinéma. En effet le domaine « stabilisé » dont le processus de création est le plus proche du jeu vidéo, c’est le cinéma. Puis, en développant une activité de recherche on a affiné cette approche.  Ceci nous a conduit à créer une école dans lequel on trouve des étudiant dans toutes les métiers du jeux vidéo : game design, graphique, son, programmation, gestion de projet, ergonomie. Faire un jeu c’est d’abord savoir travailler ensemble. On apprend  donc à un game designer de l’ENJMIN les bases et contraintes de tous ces métiers afin qu’il ait un langage et une pratique commune. C’est directement emprunté aux écoles de cinéma comme la FEMIS.

Les cours de GD proprement dits  sont découpés en deux :

Une partie orientée « ludologie », Qu’est ce qu’un jeu, le gameplay, les mécanismes d’apprentissage et de difficulté, le level design, les règles et leurs transformations, les outils théoriques de spécification…
Une partie « narratologie » : théorie et pratique de la narration audiovisuelle (histoire et narration, le narrateur, personnages et conflit), le cadrage, le son le dialogue, la narration interactive…

Dans tous les cas les élèves ont de nombreux exercices (par exemple définir et modifier les règles d’un jeu, faire un mod de HL2, définir avec les programmeurs une IA et la tester dans un jeu simple, comparer des éditeurs de niveau…)
Et puis il y a les projets…

A l’Enjmin, comme dans la plupart des écoles de jeux vidéo les étudiants se regroupent à plusieurs pour développer pendant plusieurs mois un prototype de jeu vidéo.

Après plusieurs années, avez-vous pu tirer des conclusions sur les raisons qui font que certains projets aboutissent à des jeux quasi-commercialisables et d’autres à des échecs complets injouables ?

Un premier point essentiel : l’ENJMIN n’a pas pour objectif de produire des jeux mais de former des étudiants. Un projet peut être « raté » et remplir parfaitement cet objectif et à contrario un projet peut sembler « réussi » et n’avoir pas appris assez de choses aux élèves.
A l’ENJMIN il a deux projets principaux qui ont des objectifs pédagogiques très différents.

Le projet de première année consiste à créer un « objet » interactif original qui peut s’expérimenter en moins de dix minutes sans explication. Il n’y a ni d’objectif technologique (il y a eu des jeux de cartes et des jeux avec des pièces en bois) ni objectif marketing et la taille des équipes est limitée à 4 étudiants. C’est un exercice de pure conception d’une expérience interactive et une première expérience du travail en équipe. On a tous les ans une quinzaine de projets dont 1/3 sont très réussis, 1/3 sont intéressants, 1/3 plus « classiques ». La clef de la réussite est une réflexion sur le fait de créer un objet très original avec des moyens très limités. Ca donne des jeux qui gagnent des concours et dans presque tous les cas c’est une réussite « pédagogique » : ca donne à la promo une maturité qui permet aux élèves de se situer dans leurs métiers et d’aborder la seconde année.

Le projet de seconde année est une véritable pre prod de jeux. Comme dans un studio, au bout des six mois, il faut convaincre, en anglais, un éditeur d’avancer 3 millions d’euros.  L’équipe est composée de 9 élèves (un chef de projet, 2 game designers, 2 graphistes, 2 programmeurs, 1 sound designer, 1 ergonome), les outils sont ceux de l’industrie, chaque équipe à un budget  à gérer, des ressources à réserver… La maquette de jeu n’est qu’un élément de ce qui doit être livré et qui doit convaincre l’éditeur. Il y a bien sur la présentation, mais également le game doc, les prévisions de budget et de planning…  C’est beaucoup plus dur : les élèves expérimentent les vrais problèmes de la production des jeux : confrontation des égos et des points de vue, travail avec des gens que l’on a pas complètement choisis, structure de gouvernance et méthodes de production, maîtrise des outils réels… et tout le monde finit en travaillant 15h/jour !

La suite la semaine prochaine…

Illustration : God Blessed, projet de jeu réalisé à L'ENJMIN.


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